Installés en cercle sur plusieurs rangées, formant une sorte de spirale géante, une cinquantaine de participants tendent l’oreille. Parce qu’aujourd’hui, ce sont eux qui vont construire le contenu de cette journée d’échange entre (futurs) professionnels de l’animation Enfance Jeunesse. Du moins, c’est ce qui vient de leur être annoncé. Que ceux qui venaient ici avec l’unique intention de recevoir du contenu brut tournent les talons.
Vincent, l’un des animateurs, explique à l’assemblée : « Le Forum ouvert est une méthodologie pour faciliter les échanges. Ce processus permet normalement de réduire les inégalités. Ce qui rejoint également le thème central de cette journée. » Je (1) note le « normalement ». Ma curiosité est en éveil : c’est la première fois que je vais vivre un Forum ouvert, cette forme parmi d’autres de ce que l’on appelle l’intelligence collective (2). « Vous serez la ressource essentielle de cette journée », avais-je lu au préalable sur le blog de cette 5ème édition d’Espèce(s) d’animateur.
Ateliers : la place centrale des participants
Si l’événement est organisé par le C-Paje (Collectif pour la Promotion de l’Animation Jeunesse Enfance), la partie méthodologique a été déléguée à un « facilitateur » externe. Vincent, donc, du Réseau Transition. Poursuivant ses explications, il entre dans le vif du sujet : « Concrètement, comment ça marche un Forum ouvert ? Je vais vous donner un cadre dans lequel vous aurez la plus grande liberté. Sachez qu’il n’y a pas d’ordre du jour, c’est vous qui allez le créer tout au long de la journée. »
Les différentes phases sont très clairement présentées, uniquement par la force des mots (je me dis alors qu’être « facilitateur », ça ne s’improvise pas…). J’apprends donc que nous sommes actuellement en « cercle d’ouverture ». S’ensuivra un temps pour la « place du marché », invitant les participants à proposer les sujets qu’ils souhaitent voir aborder. Les « proposeurs », volontaires parmi les participants donc, notent sur un papier – en quelques mots – leur sujet de prédilection et viennent tour à tour le présenter au milieu du cercle. Les bouts de papier sont affichés au fur et à mesure sur un tableau indiquant également les salles dans lesquelles auront lieu les différents ateliers fraîchement proposés. En matinée, il y a aura deux temps d’ateliers dits « d’émergence » (explorer la thématique). Un nouveau temps d’ateliers dits de « convergence » (creuser les pistes d’action) se tiendra l’après-midi. Les ateliers de l’après-midi seront précédés par une nouvelle « place du marché » au cours de laquelle les sujets d’ateliers émaneront à nouveau de propositions des participants. Avant cela, aussi, il y a aura un temps pour lire tout ce qui a été produit le matin, parce que c’est aussi ça les processus d’intelligence collective : « se nourrir de ce qui a été produit par les autres ».
Voilà en substance pour le processus. Le rôle des participants maintenant. Ils sont au nombre de 4 pour chaque atelier : le « proposeur » ou promoteur, qui propose son sujet sur la place du marché et donc pour l’atelier ; le « secrétaire » qui prend des notes visibles sur un tableau lors de l’atelier ; le « facilitateur » qui s’assure que la parole circule ; le « rapporteur » qui rassemblera et synthétisera les idées et les échanges sur de larges feuilles. Ces productions seront ensuite affichées à la bonne lecture de l’entièreté des participants dans une salle commune.
Libre circulation
EN BREF
Parmi les mini conférences, il y avait : Inégalités à l’école, par Nico Hirtt, Aped
C’est un fait, chez nous (en Belgique, mais aussi en France) si l’on compare avec d’autres pays (Islande, Norvège), les inégalités face au système scolaire sont énormes. Les riches vont dans des « écoles de riches » et les pauvres dans des « écoles de pauvres ». Différents mécanismes expliquent ce phénomène : une sélection précoce via le mécanisme des filières différenciées (général, professionnel et technique) et avec cela encore trop de mépris à l’égard de l’enseignement professionnel ; une ségrégation sociale dans le choix des écoles ; le redoublement ; trop peu de moyens investis dans les premières années de l’école (maternelle, primaire) ; l’influence du marché du travail… A ce propos, l’intervenant interroge : à quoi sert l’école ? A alimenter le marché du travail ou à donner des outils pour s’approprier des savoirs (parce que comme écrivait Brecht, « les livres sont des armes »)? Plus d’infos : www.ecoledemocratique.org
Et lire aussi Pourquoi sommes-nous les champions des inégalités scolaires dans Politique
Je tente de retenir cet amas d’informations, espérant n’en avoir laissé échapper aucune. Mais voilà que Vincent poursuit… « Il y a une loi au Forum ouvert, c’est la Loi des Deux pieds. Elle signifie que si vous n’êtes pas en train d’apprendre ou de contribuer au sein d’un atelier, vous avez toute la liberté de le quitter et d’aller ailleurs. A un autre atelier ou pour prendre une pause-café ou encore pour participer à une mini conférence. » Quoi, à une mini conférence… Parce qu’il y a ça aussi ? Je m’accroche pour ne pas perdre le fil. Il y aura donc aussi des intervenants externes, experts dans les questions d’inégalités (de genre, scolaires, sociales…) qui interviendront tout au long de la journée (lire encadré). Ca fait beaucoup. J’apprendrai par la suite que ce recours aux mini conférences n’est pas systématique dans les Forums ouverts, qu’il émanait ici d’une demande des organisateurs d’injecter du contenu pendant la journée. Le processus des Forums ouverts a donc aussi une capacité assez élastique d’adaptabilité. Bon à savoir pour qui souhaiterait y avoir recours en d’autres contextes.
Alors que mon cerveau tente d’emmagasiner toutes ces infos, Vincent lance un dernier : « Il y a encore 2 rôles en plus. » Encore ?! Et voilà qu’il évoque « l’abeille » qui va récolter des infos dans un atelier pour ensuite en polliniser un autre ; et le « papillon » qui discute de manière informelle de sujets et d’autres avec les participants, entre deux tasses de café, et crée un texte à partir des paroles échangées. Ces rôles, les prennent qui veut quand il veut.
« Vous êtes tous les experts de la journée ! » Ce mot d’ordre marque l’ouverture de la place du marché. A mon grand étonnement, les propositions ne se font pas attendre (pas une once d’hésitation !). Elles sont mêmes nombreuses. Certaines se recoupent, elles sont alors couplées, avec le consentement des proposeurs. Ou même suite à leur demande : « Ma proposition va dans le sens de celle qui vient d’être émise, on pourrait peut-être en faire un même atelier. » Les différents ateliers de la matinée sont posés sur le tableau. Chacun se sent libre de participer à ce qui l’intéresse. Chacun se sent libre aussi de quitter sans que cela ne vexe qui que ce soit. Les règles ont été émises dès le départ, aucune gêne, donc. Au sein des ateliers, les points de vue et expériences s’échangent. Certains ateliers ne sont honorés que par la seule présence du proposeur. Le sujet n’a pas fait mouche. Ca aussi ça fait partie des règles du jeu. Et pour ceux qui ont besoin de s’abreuver d’infos plus « brutes », il y a aussi les mini conférences, plus frontales puisque l’expert invité fournit du contenu. A la fin de sa présentation, il tente de laisser la place à quelques questions… Si temps il y a.
Le temps… Comme souvent dans ce genre d’événement, il nous est compté. J’ai parfois l’impression qu’à peine accordés sur la question de départ, nous devons déjà clôturer l’atelier. Et la frustration du choix aussi. « Choisir c’est renoncer »… Plusieurs ateliers en même temps, juste le temps de participer à l’un entièrement ou à plusieurs partiellement.
Et le contenu ?
EN BREF
« Inégalités et animation », ce que j’ai retenu des échanges en atelier…
L’animateur ne véhicule-t-il pas lui aussi certaines formes d’inégalités, de stéréotypes, même sans s’en rendre compte ? En être conscient en tant qu’animateur et y veiller. Oser trouver des alternatives, voire désobéir, face à certaines contraintes hiérarchiques, face aux discours et pouvoirs dominants. Oser se positionner en tant qu’animateur sans pour autant imposer une vision, un comportement à son public. Veiller à nouveau à ne pas entretenir certains stéréotypes, certaines visions. Partir du vécu, du savoir, de l’expérience du participant. Ne pas négliger les effets de l’action individuelle qui mène à plus d’autonomie et, peut-être, à une action collective, voire sociétale. Veiller à adapter son animation et les modes d’expression en fonction du public avec lequel on travaille. Pourquoi toujours partir des inégalités et pas davantage des égalités ? Privilégier le positif plutôt que le négatif, sans pour autant perdre de vue que des inégalités et discriminations sont vécues et portes atteintes à certaines personnes, groupes (immigrés, femmes, handicapés…).
Venons-en au contenu, maintenant (lire aussi encadré). Si la méthodologie du Forum ouvert titillait ma curiosité, la raison de ma participation à cette journée tenait aussi de la thématique « Inégalités et animation : que faire ? ». Et bien, à l’issue de cette expérience, je reste sur ma faim… Évidemment, je ne pensais pas trouver « la » réponse qui allait changer la face du monde de l’animation, ni mettre fin à toute forme d’inégalités dans nos sociétés. Je ne suis pas (complètement) naïve. Mais je dois bien avouer que les contenus échangés lors des ateliers m’ont semblé souvent – mais pas systématiquement – légers. Loin de moi l’idée de prétendre savoir tout sur tout (auquel cas, je ne participerais pas à ce genre d’événement), mais j’ai eu le sentiment de « mises à niveau » prenant du temps, de longues phases de revendications personnelles et de (re)connaissances mutuelles… pour finalement peu de place à la construction commune. Beaucoup de discours déjà entendus, déjà dits et redits (je ne jette pas la pierre : j’ai contribué à ce radotage collectif), beaucoup de constats déjà connus… Peu de discours novateurs, peu de solutions concrètes, peu de pistes d’action applicables.
Peut-être que cela venait notamment de l’hétérogénéité du groupe. Je ne vais évidemment pas cracher sur la richesse qu’apporte un groupe diversifié, mais dans ce cas précis, il était particulièrement peu probant. Se trouvaient, face à face, des futurs animateurs en pleine formation et des professionnels de terrain parfois de longue date. Les uns n’ont pas plus de légitimité que les autres, mais j’ai eu le sentiment que les raisons de leur présence étaient bien différentes. Ces attentes et objectifs divergents ont peut-être parfois freiné l’avancée des débats et la mise en œuvre de pistes communes. Autre observation, immuable à ce genre de réunions d’échange : un mode d’expression qui peut bloquer. Parler, partager son point de vue oralement, débattre, ça ne sied pas à tout le monde. Du coup, certains se sont tus. Et c’est là que cette phrase de début de journée me revient à l’esprit : « Ce processus permet ‘‘normalement’’ de réduire les inégalités. »
Ceci dit, comme l’a conclu lui-même Vincent, le facilitateur, au terme de la journée : « Le Forum ouvert est un processus parmi d’autres formes d’intelligence collective. Il a aussi ses failles. Il n’y a pas de baguette magique. » Ça se saurait !
Richesse du processus
Ce que je retiens, cependant, c’est la volonté de partir des savoirs des participants, de leur faire confiance en leur disant d’emblée « Cette journée, c’est la vôtre, vous avez toutes les capacités de la construire vous-mêmes, vous en êtes les experts. » Une vision qui devrait être plus souvent adoptée, que ce soit en situation d’éducation populaire (avec des publics en situation de précarité ou d’exclusion, avec des jeunes, etc.) ou que ce soit au cœur de la gestion d’une équipe de travail, par exemple. Et croire en la capacité des participants, c’est déjà obtenir une certaine forme d’adhésion, en témoigne l’étonnante participation du public lors de cette journée (jusqu’au bout je me suis demandée « et si ça ne prend pas, comment va se construire cette journée ? »). Je retiens aussi cette incroyable liberté laissée aux participants sans jugement aucun (et qu’est-ce que ça fait du bien de ne pas être trop cadré, voire rappelé à l’ordre ou infantilisé, lors d’un processus d’animation!). Je retiens également le contenu apporté lors des mini conférences, ainsi que les rencontres et discussions avec des acteurs de terrain.
Je retiens enfin cette volonté de mettre en commun et à disposition de tous, tous les échanges, toutes les intelligences. Même s’il n’est pas toujours évident de déchiffrer les gribouillis des autres groupes… D’ailleurs, je suis curieuse de savoir comment les organisateurs vont parvenir à rendre lisibles et exploitables ces différents contenus griffonnés à la volée. Et comment faire émerger du concret qui fasse avancer la thématique de départ « Inégalités et animation : que faire ? ». Les actes de cette journée seront disponibles en ligne (3) très bientôt. A suivre, donc.
Celine Teret
(1) si j’ai choisi d’écrire à la première personne, c’est parce que je relate mon vécu très personnel lors de ce Forum ouvert-là, ce jour-là, avec ces organisateurs et participants-là… Par l’utilisation du « je », je me distancie volontairement de toute forme de généralisation. Cette expérience et ces ressentis n’engagent que moi et ne peuvent être interprétés comme une analyse complète de cette méthodologie qu’est le Forum ouvert (auquel cas, j’aurais participé à plusieurs forums et récolté et recoupé des témoignages d’experts en la question).
(2) « L’Intelligence Collective, c’est la capacité résultant de la mise en commun d’idées qui permet de créer et d’inventer. » Source : L’Intelligence Collective, collectif d’auteurs, éd. Yves Michel, 2014. Voir résumé et avis sur cet ouvrage ici
(3) le C-Paje a annoncé une mise en ligne des actes dans le courant du mois de décembre sur www.c-paje.net
- Sur le Forum ouvert
> Le Réseau Transition organise des formations d’une journée : www.reseautransition.be
> Des explications sur www.pratiques-collaboratives.net ou encore sur http://colibris.ning.com - Site du C-Paje : www.c-paje.net
[...] du jour et les ateliers sont proposés par les participants. Pour en savoir plus, lisez l’article J’ai vécu un Forum ouvert. > Sociocratie : via différents outils, cette approche mobilise l’intelligence collective de [...]