Des travailleurs migrants cambodgiens et birmans vendus à des capitaines de bateaux de pêche thaïlandais. Espérant trouver un emploi dans des usines ou des chantiers et attirés par de fausses promesses, ils ont payé des passeurs avant d’être vendus pour quelques centaines d’euros. Condamnés à pêcher des crustacés sans pouvoir mettre un pied à terre pendant des années, ils sont forcés de travailler jusqu’à 20 heures par jour, sans paye, sous la torture et drogués aux amphétamines pour être plus résistants. Le tableau dressé par l’enquête du Guardian fait froid dans le dos. Il révèle la chaîne qui relie l’industrie esclavagiste à nos assiettes.
De l’esclavage à nos assiettes
Comment les poissons pêchés par des esclaves arrivent-ils dans nos assiettes ? Par le biais des chaînes de production complexes qui caractérisent la mondialisation. C’est en amont des chaînes de production que les navires de pêche hauturiers interviennent. Ces navires non enregistrés et qui ne font que rarement escale achètent des esclaves chargés de pêcher toutes sortes de poissons vendus à des vaisseaux mères qui les congèlent et les vendent, chaque mois, aux courtiers à terre. Ces courtiers mélangent ensuite les cargaisons des différents vaisseaux mères et vendent ces stocks de poissons congelés aux usines de transformation. Ces dernières nettoient et conditionnent les poissons de valeur (anchois, maquereaux, poulpes, etc.) et transforment en nourriture pour animaux les poissons de rebut. Ces poissons transformés servent à nourrir les crevettes qui sont ensuite commercialisées et vendues dans nos supermarchés.
Au cœur du scandale, on trouve la firme CP Foods, géant thaïlandais de l’agroalimentaire qui se présente comme la « cuisine du monde » : elle se fournit auprès de l’industrie esclavagiste en nourriture pour poissons qu’elle utilise dans son aquaculture de crevettes, lesquelles sont ensuite commercialisées dans les supermarchés via les quatre plus grandes chaînes de distribution du monde (Walmart, Carrefour, Costco et Tesco), ainsi que d’autres enseignes comme Aldi.
En Belgique, les crevettes issues de l’esclavage ont ainsi été vendues dans des centaines de supermarchés Carrefour, Colruyt, Match ou Cora. Le scandale, qui a incité les grandes chaînes de distribution à renoncer à l’achat de crevettes fournies par CP Foods, qui a elle-même annoncé un audit de ses fournisseurs, révèle un système opaque où la course aux prix les plus bas justifie toutes les dérives – du moins tant qu’elles s’opèrent à l’insu des consommateurs.
Les dérives du modèle agro-industriel
La première leçon des crevettes thaïlandaises est l’opacité qui caractérise les chaînes de production mondialisées. Le consommateur est ainsi incapable de vérifier dans quelles conditions ont été produits les biens qu’il consomme. Les codes-barres permettent de remonter jusqu’aux usines de transformation, mais il n’y a aucune information sur les fournisseurs, les bateaux ou les pêcheurs. Carrefour avait ainsi réalisé en juillet 2013 un contrôle de ses chaînes d’approvisionnement qui n’avait rien révélé. Les usines de transformation thaïlandaises ont par ailleurs admis qu’elles ignoraient par qui est pêché le poisson qu’elles transforment, du fait que les courtiers auprès de qui elles se fournissent mélangent les cargaisons des différents bateaux.
La deuxième leçon concerne le dumping social qui ronge le système économique mondial de l’intérieur. Que ce soient les crevettes thaïlandaises, les oranges brésiliennes, les tomates d’Andalousie, la viande découpée dans les abattoirs allemands ou encore, dans d’autres secteurs, les vêtements confectionnés au Bangladesh ou les iPhones assemblés en Chine, le mécanisme est toujours le même : exploiter des travailleurs au nom de la compétitivité et de la course au prix le plus bas, rendue d’autant plus aisée qu’elle s’opère dans l’opacité des chaînes de production mondialisées.
La troisième leçon est que le dumping qui caractérise le système agroalimentaire est la principale cause de la faim dans le monde : 80 % des personnes souffrant de malnutrition sont des paysans et des pêcheurs du Sud condamnés à la pauvreté et, finalement, à la faim. Dans le cas des crevettes thaïlandaises, les pêcheurs esclaves doivent se contenter d’un bol de riz quotidien.
Découvrez également la campagne « A quel prix? » du CNCD sur les dérives de l’industrie alimentaire. Son site web propose des infos concernant différents produits (crevettes, oranges, lasagne…), des problèmes et solutions, ainsi que des pistes d’action concrètes pour agir en tant que consommateur.
> www.aquelprix.be
Un autre modèle alimentaire
Tirer les leçons des crevettes thaïlandaises implique d’abord de garantir la traçabilité sociale des produits commercialisés en imposant un étiquetage qui rende compte de l’ensemble de la chaîne de production et en responsabilisant les grands groupes envers leurs fournisseurs. Cela implique ensuite d’imposer à toutes les firmes et à leurs fournisseurs de respecter les normes sociales de l’Organisation internationale du travail (OIT), afin d’instaurer un plancher social universel et des limites contraignantes à la course à la compétitivité. Cela implique enfin de promouvoir un nouveau modèle alimentaire, fondé sur les filières courtes rapprochant le consommateur du producteur et sur le soutien de l’agriculture familiale et de la pêche durable, en vue de garantir à la fois des revenus suffisamment rémunérateurs aux producteurs et une nourriture saine, accessible et durable aux consommateurs.
Arnaud Zacharie, Secrétaire général du CNCD-11.11.11
Article publié dans le magazine Imagine n°105, sept-oct. 2014
Illustration : Julie Graux