Vous avez entre les mains une branche de bois sec et vous souhaitez la briser en deux morceaux. Vous la posez sur votre cuisse et vous exercez une légère pression des deux côtés. Rien ne se passe. Vous appuyez plus fort, toujours rien, elle résiste décidément. Vous donnez alors tout ce dont vos muscles sont capables et là, soudainement, voici la branche brisée d’un craquement sec. Vous avez passé le point de bascule. Avant : malgré l’augmentation progressive de l’intensité de votre effort, la branche restait exactement la même, aucun changement n’était visible. Après : elle est irrémédiablement cassée, aucun retour en arrière n’est possible. Le changement n’est pas linéaire, il n’est pas proportionnel à notre débauche d’énergie, il suit son propre timing, nous surprend, d’un coup d’un seul parfois. On appelle ce phénomène le « point de bascule », ou encore « seuil critique ». On peut l’observer dans des domaines bien différents.
Avant les seuils critiques, on sait mais on n’y croit pas
Il en va ainsi du changement climatique à l’échelle mondiale. Les experts n’ont cessé de rappeler qu’il fallait éviter de dépasser le seuil de 2°C de réchauffement, au-delà duquel des boucles de conséquences risqueraient de placer les événements climatiques hors de toute mesure et de tout contrôle. Le problème, c’est que tant que ce seuil n’est pas atteint, la majorité des citoyens et des décideurs continuent de considérer le réchauffement climatique comme une menace théorique. Il est frappant de constater que les États les plus demandeurs d’un accord contraignant, lors de la COP 21 à Paris, étaient les États insulaires déjà directement atteints par les modifications du climat. Ce qui touche directement les gens modifie leur perception du monde, contrairement aux menaces qui sont encore perçues comme abstraites. La solidarité et les convictions sont toujours plus fortes, hélas, quand les temps sont durs !
Ce phénomène amène certains intellectuels à proposer d’autres stratégies de pensée et d’action face aux menaces écologiques. Ainsi, le philosophe Jean-Pierre Dupuy propose un « catastrophisme éclairé » (1) : il faut considérer les catastrophes à venir comme inéluctables, précisément pour pouvoir les éviter. Car « même lorsqu’ils sont informés, les peuples ne croient pas ce qu’ils savent ». Il ne s’agit donc pas de brandir des menaces et d’annoncer des catastrophes, comme un prophète de malheur, mais de leur donner le statut de faits avérés. Cette étrange ruse métaphysique a, au minimum, le mérite de proposer une autre voie que l’optimisme niais qui prévaut encore aujourd’hui chez beaucoup d’acteurs politiques et économiques. L’écrivain américain Jonathan Franzen, lui, a même osé s’insurger contre « l’obsession climatique » (2). Non parce qu’il dénie la réalité du changement climatique, mais parce qu’il estime plus efficace de lutter « au présent », dans la pluralité des contextes, des sensibilités et des paysages affectés partout dans le monde.
Résumons. Les changements d’attitude tardent à venir car certains seuils critiques globaux ne sont pas encore atteints. Cette impasse semble insurmontable, mais la notion de tipping point recèle d’autres implications plus enthousiasmantes. Pour cela, il faut revenir à l’origine sociologique du concept.
Les sociétés peuvent aussi basculer… vers un mieux !
Malcolm Gladwell a écrit un best-seller sur le sujet, intitulé en français Le Point de bascule, comment faire une grande différence avec de très petites choses (3). Il y décrit, en accumulant les exemples historiques et les explications détaillées, comment de très nombreux processus sociaux – modes, changement d’attitudes, taux de criminalité, révolutions même… – émergent sous la forme d’un effet boule-de-neige ou d’une épidémie. « La notion de point de bascule, écrit-il, repose sur cette possible soudaineté du changement, sans doute l’idée la plus difficile à accepter. L’expression « point de bascule » fut d’abord utilisée dans les années septante pour décrire la ruée des Blancs vers les banlieues, dans le nord-est des États-Unis. Lorsque le nombre d’Afro-Américains d’un quartier atteignait un certain point – disons 20% -, la plupart des Blancs quittaient le quartier immédiatement. La communauté, observèrent les sociologues, basculait. Le point de bascule est un seuil, un point d’ébullition, le moment où une masse critique est atteinte. »
Cette observation, appliquée au sujet qui nous occupe, est plutôt réjouissante. En effet, cela pourrait signifier que le basculement vers des politiques et des pratiques beaucoup plus écologiques n’exige pas que toute la population soit, au préalable, convaincue de sa nécessité, mais seulement 10 à 15%, proportion qui correspond à un tipping point vers la généralisation d’un nouveau paradigme. Peut-être sommes-nous beaucoup plus proches de ce moment que nous ne le pensons ? Une conscience en train de changer est en somme aussi invisible à l’œil nu qu’un dixième de degré d’augmentation de la température moyenne mondiale. Mais ce n’est pas moins réel, et cela mène aussi à un basculement. Reste à espérer que les basculements sociaux et politiques auront lieu avant les seuils critiques d’effondrement des écosystèmes et des systèmes socio-économiques. Dans un cas comme dans l’autre, la notion de tipping point est précieuse pour comprendre le fait que les changements visibles tardent à apparaître.
Écosystèmes et tipping points positifs
Par ailleurs, si des seuils critiques négatifs sont atteints dans beaucoup d’écosystèmes, le phénomène peut exister également dans l’autre sens. Des écosystèmes naturels et les communautés qui les entourent peuvent se régénérer en mettant en place des dynamiques qui profitent de tipping points positifs. « Chaque jour, on nous submerge d’informations sur la dévastation de l’environnement. On lit que les systèmes naturels, des forêts tropicales aux courants océaniques, approchent du « point de bascule » vers des changements irréversibles. Mais, partout dans le monde, des points de bascule environnementaux positifs, qui penchent du côté de la durabilité, font tranquillement leur apparition. Dans des endroits où les régulations par le haut et les techniques de réparation coûteuses ne fonctionnent pas, ces points de bascule offrent une troisième voie pour restaurer les communautés naturelles et humaines. Au lieu d’essayer de réparer les dégâts faits à la nature, ou de changer la nature humaine, ils utilisent le pouvoir inné qu’ont les deux à se soigner eux-mêmes – et l’un et l’autre. (4) »
Les auteurs de ces lignes consacrent un article déjà ancien à deux exemples marquants de rétablissement de points de bascule environnementaux positifs. Le premier concerne la résurrection de la petite île d’Apo, au large des Philippines. Cette île, dont le mode de vie fut décimé par la surpêche moderne, put se réhabiliter à partir de l’instauration d’une interdiction de pêche sur 10% de la surface des eaux environnantes, zone qui fut le point de départ d’une reconstitution des populations de poissons à partir de laquelle un nouveau mode de pêcherie fut adopté par les communautés locales. Le second exemple fait honneur à la réhabilitation des traditionnels johads – des digues de terre – dans le Rajasthan au nord-ouest de l’Inde. Cette région où l’eau est très rare avait connu une spectaculaire érosion des sols, source de destruction des modes de vie et de subsistance. Remettre en fonctionnement les johads, qui avaient été obstrués par le déversement des couches arables du sol, a permis de reconstituer des réserves locales d’eau, accumulées pendant les moussons.
C’est pour bientôt, poursuivons nos engagements
Ces deux cas exemplaires ne sont pas isolés. On peut observer de tels processus partout dans le monde, quand des communautés s’organisent à partir des réalités des lieux et de techniques simples à partager. Ce « point de bascule positif » est d’ailleurs merveilleusement illustré par la célèbre nouvelle de Jean Giono, L’homme qui plantait des arbres (5). C’est le récit d’un homme solitaire qui, sur un aride plateau provençal abandonné, se met à planter des arbres, toute sa vie, si bien qu’il finit par créer une gigantesque forêt qui charrie avec elle l’eau, la vie, la joie. Il s’agit ici d’une fiction, mais dont les mécanismes sont tout à fait réels et trouvent des échos pratiques dans divers projets de reforestation de déserts en divers lieux de la planète. Le fait remarquable, dans ces boucles de rétroactions positives, c’est que les aspects naturels – liés aux écosystèmes – se prolongent spontanément en bienfaits sociaux et culturels, et vice-versa. Retrouver un accès à l’eau permet de remettre sur pied des coopératives agricoles locales, de faire revivre les communautés, de rouvrir des écoles, et ainsi de suite.
Que faut-il en tirer comme enseignements ? Probablement que pour s’investir en faveur de l’environnement, de la biodiversité et des écosystèmes, de l’agriculture biologique et locale, il est indispensable de partir du terrain, de la base et de dynamiques situées dans l’espace et dans le temps. Allons même plus loin : le meilleur moyen de toucher un public de plus en plus large est de commencer de façon localisée, en « intensif ». « Qui trop embrasse mal étreint », énonce la sagesse populaire. Inutile donc de viser des objectifs impossibles, trop globaux, théoriques, abstraits. Les États s’en chargent lors d’événements comme la COP21. Quant à nous, citoyens, associations, mouvements, agissons collectivement là où nous sommes, ici et maintenant. Surtout, ne nous décourageons pas si rien, en apparence, ne semble se transformer.
Pourquoi les gens ne changent-ils pas ?, nous demandons-nous en fil rouge de cette rubrique. Peut-être parce que les tipping points – négatifs et positifs – ne sont pas encore atteints. Mais nous y sommes presque. C’est pour bientôt et, selon le type de points de bascule en question, pour le pire… et, ou, pour le meilleur.
Guillaume Lohest
Article publié dans Valériane n°118 (mars-avril 2016), revue de Nature & Progrès
(1) Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Quand l’impossible est certain, Seuil, 2002.
(2) Jonathan Franzen, « Franzen contre l’obsession climatique », Books n° 71, décembre 2015.
(3) Malcolm Gladwell, Le point de bascule, Comment faire une grande différence avec de très petites choses, Flammarion, 2012.
(4) Gérald Marten, Steve Brooks et Amanda Suutari, « Points de bascule environnementaux : les stratégies écologistes vues sous un nouvel angle », L’état de la planète Magazine, n° 24, novembre-décembre 2005.
(5) Jean Giono, L’homme qui plantait des arbres, La Pléiade, Oeuvres romanesques complètes de Jean Giono (1971-1983), t. V. Cf. également le superbe film d’animation à partir de dessins au fuseau, narration par Philippe Noiret (visible sur YouTube).