Numérique. Numérisation. On n’entend plus que cela à longueur de journée ! Spontanément, on pense à Google, Facebook, Uber, Apple… Cela fout un sacré bazar dans l’économie mondiale – et dans nos habitudes de vie et de société. Les gouvernements, un peu partout dans le monde, commencent à vouloir s’occuper du phénomène. Mais comment, avec quelle vision politique le feront-ils ? Le 27 février 2017, au Québec, dix-neuf associations, entreprises ou collectifs ont signé une Déclaration des communs numériques. Voici ce qu’ils affirment en préambule : « Les différentes définitions du numérique ne partagent pas les mêmes valeurs. Le numérique dominant est celui qui transparaît dans les discours et les actions des géants d’Internet qui exploitent nos données et des états qui invoquent la sécurité pour compromettre notre liberté, nos libertés. Il y a aussi le numérique qui pénètre dans nos milieux de travail pour nous bousculer et nous précariser. »
Le numérique auquel aspirent ces associations est tout autre. C’est « un commun, une ressource partagée par les communautés qui se mobilisent et s’organisent pour la produire, la créer, la protéger, la valoriser au bénéfice de toutes et de tous. Ce numérique existe et prospère. Pour des communautés engagées dans le partage des savoirs co-créés, ces pratiques issues du modèle des communaux trouvent, par l’entremise du numérique, un territoire qui n’aura jamais été aussi vaste (1). »
La plus grande encyclopédie jamais créée
Mais, au fond, de quoi parle-t-on quand on évoque les « communs numériques » ? L’exemple par excellence, c’est l’encyclopédie en ligne Wikipédia. Pourquoi est-ce un « commun », c’est-à-dire une ressource, matérielle ou culturelle, gérée par une communauté selon une série de règles sociales ? Parce que, contrairement aux anciennes encyclopédies papier ou en ligne, les articles qui la composent ne sont pas rédigés par des experts à la demande d’un éditeur commercial – Larousse, Universalis ou Britannica – en vue de constituer un produit à vendre. Les rédacteurs Wikipedia sont, dans leur toute grande majorité, des bénévoles : l’encyclopédie s’est construite selon le modèle d’une production « par les pairs » – peer-to-peer, en anglais -, avec des règles communes, sans division des tâches comme dans une entreprise classique. Enfin, le savoir qui en résulte n’est pas vendu, il est en libre accès. Mieux encore : il est protégé, non par un copyright, mais par ce qu’on désigne parfois comme un « copyleft » : une licence qui garantit que personne ne pourra s’approprier le fruit du travail commun. Résultat de ce fonctionnement ? La plus grande encyclopédie jamais créée, « alimentée chaque jour par plus de cent mille contributeurs à travers le monde. Elle est visitée chaque mois par près de cinq cents millions de visiteurs et propose plus de trente millions d’articles dans plus de deux cent quatre-vingt langues Plus de vingt-cinq mille articles sont créés par jour sur les différentes versions linguistiques de Wikipédia et on compte plus de dix millions de modifications par mois (2). » Quel éditeur privé peut aujourd’hui se vanter d’une telle réussite ?
Julien Clerc n’est plus un troubadour
Dans le modèle classique de l’économie de marché, qui repose sur la propriété privée, on considère que celui qui invente ou crée quelque chose – une chanson, une œuvre, un procédé industriel, le design d’une chaise ou d’une chaussure, une variété potagère… – est propriétaire de cette invention. Les droits de propriété intellectuelle ont pour fonction de protéger le travail du créateur en rétribuant l’usage de son invention. Chaque fois que quelqu’un diffuse une chanson de Julien Clerc, achète des semences de tomate d’une variété hybride de Syngenta ou une paire de chaussures Adidas, les inventeurs-propriétaires touchent leur part. Il n’en a pas toujours été ainsi. Au Moyen-Âge, les troubadours n’étaient pas propriétaires des chansons qu’ils inventaient et les paysans qui, d’année en année, gardaient le meilleur grain pour ressemer, ne se considéraient pas comme « propriétaires » de leur mélange de blés. Bien sûr, les questions posées par les quelques exemples cités appellent probablement des réponses diverses et nuancées. On peut considérer aujourd’hui qu’il est juste que des artistes ou des ingénieurs puissent vivre de leur travail, et que ce modèle de protection a pu conduire à de grands progrès technologiques ou culturels. Mais la réapparition de la logique des communs oblige à s’interroger plus finement. Dans quels domaines des droits de propriété sont-ils justifiés ? Jusqu’à quel point ? L’être humain a-t-il vraiment besoin d’être stimulé par un gain financier pour être créatif ? Le droit des créateurs n’entre-t-il pas en conflit avec le droit des usagers ? La culture, la connaissance, les ressources naturelles ne gagnent-elles pas à être partagées plutôt que verrouillées ? Avant de tenter d’apporter quelques éléments de réponse, voyons comment ces questions ont surgi sur le terrain informatique et avec la généralisation d’Internet.
Le web, nouvelle terre vierge où les communs ont refleuri
La création du World Wide Web – www -, en 1993, permet en quelques années à des millions d’ordinateurs de se connecter en réseau. Comme le signale David Bollier, « La plus grande surprise a peut-être été de constater la capacité sans pareille d’Internet à encourager la coopération sociale et le partage (3). » Ce nouvel espace numérique a ouvert d’innombrables possibilités de création pour les utilisateurs : logiciels, médias, services de messagerie, jeux, etc. Tandis que des firmes privées, par exemple Microsoft, créaient des contenus de façon classique, sous copyright, vendus sur ce nouveau marché en ligne, se sont développées des communautés mondiales de co-créateurs, qui ont construit ensemble quantité de « communs ». Parmi des milliers d’exemples possibles, nous avons déjà évoqué Wikipedia. Un autre exemple emblématique est le noyau de système d’exploitation Linux, et sa distribution la plus connue, Ubuntu. La différence avec Windows, ce qui en fait donc un « commun », c’est que le code-source d’Ubuntu est libre – non propriétaire -, que des milliers d’utilisateurs contribuent à l’enrichir et qu’une véritable communauté Ubuntu permet à chacun de bénéficier de conseils, de solutions dans l’installation et l’utilisation. On peut parler d’un véritable mouvement social et politique du logiciel libre, qui s’est construit dans les années septante et quatre-vingt, en réaction à l’idéologie des logiciels « privateurs ». Ce mouvement a abouti à la création juridique de licences libres, qui « interdisent d’interdire » l’accès. Les licences Creative Commons sont les plus connues aujourd’hui. Tout en reconnaissant le droit d’auteur – la paternité d’un dessin ou d’une photo, par exemple -, elles autorisent l’usage par d’autres, selon plusieurs types de modalités – utilisation commerciale autorisée ou non, modification autorisée ou non. L’idée générale est, bien sûr, de favoriser les communs face au marché. Pour les tenants de ce mouvement, l’enjeu est politique : mettre des barrières – c’est-à-dire des brevets, des licences commerciales – pour restreindre l’accès à des inventions ou créations humaines, cela revient à priver une partie de l’humanité des bienfaits de celles-ci…
Le peer-to-peer, une révolution économique ?
Mais alors, de quoi vont vivre Julien Clerc, les dessinateurs, les photographes, les développeurs web et les producteurs de semences ? Si tout doit être libre, comment gagner sa vie ? On le pressent, les communs bouleversent la façon de concevoir notre rapport à l’argent, au travail, à la « création de valeur », comme on dit. Est-ce une forme de révolution ? Pour l’auteur belge Michel Bauwens, une transformation profonde de l’économie est en cours. La nouveauté majeure, dit-il en substance, est l’émergence d’une production « entre pairs » ou « pair à pair », qui « marque le début d’une troisième révolution de la productivité. Car qu’est-ce que la production entre pairs ? Il s’agit d’un système où chaque individu contribue sur une base bénévole à un projet qu’il veut soutenir (4). » Et ce système est hyper-productif : Wikipedia a évincé toutes les autres encyclopédies classiques, Facebook est en train de devenir beaucoup plus influent que les médias traditionnels – voyez comment Donald Trump a été élu – et Youtube est plus regardé que les chaînes de télévision classiques. Or, sur ces réseaux, ce sont bien les utilisateurs qui créent le contenu et le partagent entre eux, « de pair à pair ». Mais… Facebook ? Google ? Pourquoi pas Uber tant qu’on y est ? Ce serait ça, alors, la nouvelle économie post-capitaliste ? Quelle blague ! Car Facebook et Google s’en mettent plein les poches sur le dos des producteurs « pair à pair »… Michel Bauwens propose d’élargir le regard. « Si l’on considère Facebook uniquement comme une entreprise capitaliste qui veut faire un maximum de profits, on perd de vue l’autre face de la médaille. Car Facebook investit également des milliards dans le développement d’un réseau entre pairs. Ce réseau est sous le contrôle de ses propriétaires, qui empochent donc tous les bénéfices et, il faut le dire, il y a manipulation. (…) C’est donc un fait : le capitalisme utilise la production entre pairs à son profit. Sans parler du fait que les capitalistes ont besoin de la production entre pairs pour survivre. Peut-être cela permettra-t-il au système de subsister encore quelques décennies ou plus ? Mais, en même temps, les propriétaires de Facebook, Google, etc. aident à construire un nouveau système au sein de l’ancien (5). »
L’ancien et le nouveau
La production « entre pairs », permise à grande échelle par l’existence d’Internet, est donc un concept plus large que celui des communs. Comme c’est le cas avec Facebook, il existe de nombreux réseaux qui permettent une production « pair à pair » mais dans lesquels la communauté des pairs ne décide pas des règles et est également privée d’une grande part de la valeur créée, au bénéfice des firmes propriétaires, selon la logique capitaliste. Toutefois, pour Michel Bauwens, cet entre-deux est le propre des phases historiques de transition entre deux systèmes de production. Lors de l’agonie de l’empire romain, le passage du statut d’esclave à celui de serf, l’entrée progressive dans la féodalité, a permis à Rome de faire perdurer sa domination quelques siècles de plus. De la même manière, la transition entre la féodalité et le capitalisme a duré plusieurs siècles, lors desquels coexistèrent des fonctionnements anciens et nouveaux. Dans ces deux premières révolutions de la productivité, écrit-il, « le paradoxe est que le nouveau système, au départ, renforce l’ancien. C’est justement grâce à l’adaptation au nouveau système que l’Empire romain et le féodalisme résistent pendant quelques centaines d’années. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’ancien système apporte son soutien au nouveau. Cela signifie également que les moyens nécessaires au nouveau système pour pouvoir continuer à se développer proviennent de l’ancien système (6). »
Évidemment, il est difficile d’imaginer ce que pourrait être la généralisation d’une production « pair à pair » fonctionnant selon la logique des communs, en-dehors de la division des tâches, de la propriété privée et du salariat comme organisation principale du travail. Elle n’est peut-être pas possible dans une série de domaines matériels. Quoique ? Il paraît que des prototypes de voitures ont déjà été réalisés de la sorte, et il existe un réseau de fablabs, des ateliers de fabrication à partir de technologies numériques – voir encadré. Pour Michel Bauwens, il s’agit de faire porter les luttes sociales sur les bons enjeux. Non pas contre les nouveaux fonctionnements même s’ils semblent surtout bénéficier – pour l’instant – à quelques géants d’Internet, mais en leur sein : en faveur des communs et du partage des ressources.
Guillaume Lohest
Article publié dans Valériane n°125 (mai-juin 2017), la revue de Nature & Progrès
Photo : Les fablabs permettent à chacun d’expérimenter la création d’objets grâce aux technologies numériques, ici à l’atelier fablab iMAL, à Bruxelles en 2016. © Marc Wathieu – Licence Creative Commons BY-NC-ND 2.0
(1) La Déclaration des communs numériques, Déclaration commune de dix-neuf associations, collectifs, entreprises et organismes sans but lucratif pour la Stratégie numérique du Québec, 27 février 2017.
(2) Bookshelf project (translated by Wikimédia France), « Livret Bienvenue sur Wikipédia », sur fr.wikipedia.org (consulté le 1er septembre 2014), p. 2 & 3.
(3) David Bollier, La renaissance des communs, Éditions Charles Léopold Mayer, 2014, p. 119.
(4) Michel Bauwens, Sauver le monde. Vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2015, p. 30.
(5) Idem, pp. 62-63.
(6) Idem, p. 62.
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Quelques exemples concrets dans le champ numérique
Dans le cadre de l’écriture de cet article, j’ai recherché quelques photos disponibles sous licence Creative Commons. Cela signifie que ces photographies peuvent être utilisées librement, pour autant que soit mentionné leur auteur ainsi que les termes de la licence. Il s’agit bien de la gestion commune d’une ressource numérique – un corpus potentiellement infini de photographies – selon une série de règles d’usage.
Dans le même esprit, il existe partout dans le monde des fablabs – laboratoires de fabrication. Il s’agit d’espaces ouverts qui permettent à chacun d’expérimenter la création d’objets grâce aux technologies numériques – imprimantes 3D, découpeuse laser, fraiseuse numérique, etc. Le réseau des fablabs est encadré par une charte conçue par le MIT. Les objets inventés peuvent faire l’objet d’une utilisation commerciale, mais le processus et le design doivent rester accessibles à tous. On le voit : les communs ne sont pas le contraire du commerce mais une logique alternative à la propriété privée des moyens et des processus de production, au capitalisme donc. En Belgique, on trouve des fablabs à Liège – www.relab.be -, Bruxelles -www.fablab-brussels.be -, Mons – fablabmons.be -, Namur – www.trakk.be -…
L’écriture de cet article a été permise par la suite Open Office, alternative libre à Microsoft Word, sur un ordinateur tournant avec Ubuntu, alternative libre à Windows et Apple. Parmi les sources consultées figure le livre de David Bollier, La renaissance des communs, édité par la fondation Charles Léopold Mayer et disponible sous licence Creative Commons, en accès libre sur Internet. Pour autant, cela n’empêche pas une diffusion commerciale de ce livre, que j’ai acheté. De la même manière, c’est un informaticien professionnel qui a installé Ubuntu sur mon ordinateur – mes maigres compétences n’y suffisaient pas. Encore une fois, on remarque que la logique des communs n’est pas anti-commerciale mais pose un autre rapport à la propriété : ce n’est pas le fait d’être propriétaire – d’une terre, d’une invention, d’une œuvre – qui procure un revenu, mais le service, la formation, la prestation…
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