Polluée, gaspillée, pompée à outrance, l’eau douce se fait de plus en plus rare sur la Planète bleue. Une situation souvent source de tensions voire de conflits entre communautés. Voyage en terrain miné au Proche-Orient et sur le front de l’Amérique du Nord où, comme dans beaucoup d’autres contrées, la pénurie d’eau rend les relations de voisinage difficiles.
L’état des lieux est alarmant: aujourd’hui 1,1 milliard de personnes n’ont pas d’accès direct à l’eau et 2,4 milliard ne bénéficient pas d’assainissement. Partout dans le monde, la pression sur les ressources en eau se fait de plus en plus forte. L’agriculture et l’irrigation sont déjà à l’origine de 70 % des prélèvements; or les volumes d’irrigation devraient encore croître de 14 % d’ici 2030. Les modes de vie des citoyens des pays développés et le développement industriel de nombreuses contrées sont eux aussi de plus en plus gourmands en eau douce.
Des politiques de grands travaux
Dans ces conditions, on comprend mieux que le précieux liquide soit au coeur d’âpres négociations et de tensions politiques entre pays partageant les mêmes ressources, comme c’est le cas au Proche-Orient notamment. Dans cette région aride, les massifs montagneux font office de châteaux d’eau, alimentant des rivières et des fleuves, notamment le Jourdain à l’Ouest, et à l’Est le Tigre et l’Euphrate. Alimenter les cités en eau a toujours été un défi pour les peuples qui y vivent. Mais aujourd’hui, alors que l’agriculture, les activités industrielles et touristiques se développent, que la démographie et la croissance des villes sont en essor permanent, certains gouvernements se lancent dans des opérations d’envergure, faisant souvent fi des conséquences pour leurs voisins.
Priorité à l’utilisateur en amont ?
Certains pays se trouvent en situation de dépendance, parce que la nature les a placés en aval d’un fleuve que d’autres utilisent en premier. Au Proche-Orient, l’avantage va clairement à la Turquie et à l’Irak, vu que le Tigre, l’Euphrate et leurs affluents prennent leur source en Anatolie orientale (turque) et dans les montagnes du Zagros (irakiennes). Une situation qui exarcèbe de plus en plus les relations entre la Turquie et son voisin syrien. Depuis deux décennies, pour augmenter leurs provisons en eau, ces deux pays ont construit de gros barrages en amont sur l’Euphrate. Mais la Turquie a l’intention aujourd’hui de passer à la vitesse supérieure avec le projet du GAP (Güneyedou Anadolu Projesi) dont le fleuron est déjà le barrage Attatürk. Jugez plutôt : 42 milliards de mètres cubes stockés, soit deux fois l’équivalent du débit annuel du fleuve. Evidemment, la Syrie ne l’entend pas de cette oreille, puisque la quantité d’eau portée par le fleuve sur son territoire a bel et bien chuté depuis la mise en service du barrage titanesque. Mais pour l’instant la Turquie n’a accepté qu’un faible arrangement, assurant un débit de l’Euphrate à l’entrée de la Syrie de 500 m3 alors qu’il est de 800 m3 à l’entrée en Turquie
Le sac de nœuds israélo-palestinien
A l’heure actuelle, c’est certainement autour du conflit israélo-palestinien que se joue la plus grande bataille de l’eau. Aucun bassin n’aura fait l’objet de tant d’aménagements ; aucun fleuve n’aura été sur le papier, autant canalisé et détourné que le Jourdain, ses sources et son principal affluent, le Yarmourk. Aujourd’hui, la situation est bloquée : trop de monde, pas assez d’eau. Pour Israël, le contrôle des sources d’eau est devenu un enjeu prioritaire, à atteindre coûte que coûte y compris par la force. Ainsi, en 1995, un accord entre Israël et Palestiniens sur la Cisjordanie et la bande de Gaza précisait « qu’Israël reconnaît les droits de l’eau des Palestiniens en Cisjordanie ». Mais ces droits sont en attente de négociations qui en fixent les contours précis. En attendant, Israël exploite les eaux palestiniennes sans vergogne. Et ce notamment depuis le déclenchement de la seconde Intifada. La Syrie, encore elle, a fait aussi les frais de la conquête hydrologique israëlienne. La pomme de discorde entre les deux pays : le plateau du Golan syrien annexé par Israël. L’eau du plateau se déverse dans le Lac de Tibériade, qui constitue la plus grande réserve de l’Etat hébreu. Les Israëliens justifient leur droit à cette ressource en arguant un droit d’usage, qu’ils ont pourtant acquis par la force. Et ils refusent catégoriquement que la Syrie détourne les sources d’eau du Golan. Pour les Syriens, l’eau du Golan, comme la terre, est syrienne et ils sont donc les seuls à pouvoir décider de son usage. Et pourtant, selon la plupart des experts, c’est par la coopération que ces pays pourraient le mieux atténuer les situations de pénurie…
Pénurie annoncée aux Etats-Unis
Les pays du Proche-Orient ne sont pas les seuls à connaître des situations de manque. Le fait est surprenant, mais les Etats-Unis eux-mêmes se préparent à faire face à une crise de l’eau sans précédent dans les décennies à venir. Depuis toujours, le géant américain pompe sans relâche pour abreuver agriculture, industrie, pelouses, piscines et golfs installés au milieu du désert. Jusqu’ici, rien ne semblait s’opposer à ce train de vie délirant. Et puis de sombres nouvelles se sont mises à pleuvoir : pollution catastrophique des fleuves et des grands lacs, sécheresse dans les Etats de l’Ouest et du Sud, abaissement du niveau des fleuves, de celui des nappes, du tarissement des sources, fuites énormes dans les réseaux d’adduction des grandes villes Et surtout, on annonce que la nappe aquifère Ogallala, la plus grande réserve d’eau douce des Etats-Unis – 4000 milliards de tonnes d’eau – se vide à vue d’œil. Trop pompée, elle ne parvient plus à reconstituer ses eaux. Comment faire face à ces drames quand on est la première puissance économique du monde ? En achetant de l’eau ailleurs, pardi ! Ça tombe bien, le voisin le plus proche, le Canada, regorge d’eau douce. Alors comment ne pas lorgner sur ces réserves fabuleuses Mais Ottawa et ses provinces ont toujours refusé de vendre leur eau aux Etats-Unis. « Bien que nous soyons un pays souverain, expliquent Maud Barlow et Tony Clarke, deux auteurs canadiens, certains craignent que, dans l’éventualité où les Etats-Unis se trouveraient à court d’eau et où le Canada refuserait de laisser détourner ses eaux vers le sud de la fontière, leurs voisins ne voient dans cette attitude une sorte de déclaration de guerre. » On n’en est pas encore là. Dans l’immédiat, la bataille qui se joue est uniquement juridique, les Etats-Unis essayant par des procès de lever les verrous qui cadenacent l’accès à l’eau canadienne. L’avenir pourrait dévoiler des tensions plus vives si les Etats-Unis n’arrivent pas à leurs fins.
Enfin, si des conflits liés à l’eau se profilent de plus en plus à l’aube de ce XXIe siècle, n’oublions pas qu’ils ne sont pas toujours inévitables, que d’autres communautés humaines ont déjà misé sur la solidarité pour régler leurs différents et mieux subvenir à leurs besoins en eau. C’est déjà le cas des pays de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) qui discutent du partage des eaux du Zambèze et de l’Orange. De leur côté, l’Inde et le Bangladesh ont fini par réussir à s’entendre autour de la gestion du Gange. Et heureusement, aujourd’hui, ce type de relations de coopération restent plus nombreuses que les conflits
D’après Manière de voir sept-oct 2002, La Ruée vers l’eau, hors-série thématique du Monde diplomatique et l’article Etats-Unis – Canada, La Guerre de l’or bleu, Jean-Paul Dubois, Le Nouvel Observateur, 24 octobre 2002.