Reportage dans le monde méconnu de la rue, ses SDF, ses habitants, ses travailleurs. Vingt milles lieux sur Bruxelles.
Le ciel est lourd, tiraillé entre bleu et gris. Bruxelles s’agite à petit pas. Ses boulevards se réveillent, machinalement. L’horloge zélée pointe les heures les plus denses lorsque Maureen Jordens et Sylvie Bastin commencent leur tournée. Ni facteurs, ni laitières, toutes deux sont travailleuses de rue. Leur job ? Partir à la rencontre des sans-abri, qu’elles préfèrent appeler « les habitants de la rue ». « Le terme « sans-abri » met l’accent sur le logement. « L’habitant de la rue » a peut-être un toit, mais préfère investir la rue en journée, parce que pour lui ce monde a plus de sens que le logement ». Leurs pas défilent sur les trottoirs de la capitale. Un homme à la peau rougie fouille une poubelle, elles traversent la rue pour lui demander des nouvelles et échanger quelques mots. Puis repartent. « On évite de jouer le rôle de l’assistante sociale qui vient aider, explique Sylvie. La plupart ne nous connaissent d’ailleurs pas comme travailleuses de rue chez Diogènes, mais comme Sylvie et Maureen, des copines ».
Une démarche proactive
L’essentiel pour les deux collègues n’est pas l’aide définie d’en haut au sans-abri d’en bas, mais davantage la construction d’une relation de confiance, d’abord fragile puis lentement fortifiée, par l’écoute et le soutien inconditionnel. « On a une démarche proactive, souligne leur boss, Laurent Demoulin, directeur de l’asbl Diogènes. On va vers eux en se considérant comme invité : en respectant leur rythme, leurs valeurs, leurs normes, et ce en amont de toute demande ». Comme cette heure passée auprès de Nounours, sur un banc du Boulevard Anspach. L’homme boit comme il rit : sans cesse. Sa barbe de pirate éponge le surplus des gorgées trop pleines. Il raconte sa vie, ses galères, son « gamin » de chien. Les deux filles l’écoutent sans juger, partagent sans pitié. À deux mètres de là, une pancarte annonce un Irish Breakfast pour 9,80 € ; c’est déjà un autre monde. Un jeune sans-abri passe devant le banc, s’arrête et s’installe à côté de nounours et des travailleuses de rue. Maureen engage la conversation. Il roule un joint. À l’heure de changer de crèmerie, de marcher vers une autre rue, le nouveau venu la remercie : « C’est cool, tu ne m’as pas demandé ce que j’avais fait ni comment je m’appelais. Merci ». Satisfaction, c’est une bonne première rencontre. « Là, on offre un contact, sans chercher à orienter ou à forcer la relation, explique Laurent Demoulin. Ce n’est qu’en revenant régulièrement que la relation va se développer, alors seulement, à certains moments privilégiés, on va pouvoir lui montrer des choses qu’il ne veut ou ne peut plus voir ».
Petit à petit
Le travailleur de rue partira alors avec le sans-abri à la recherche de ses besoins et de ses demandes. Il sera son miroir. « Lorsque la relation est solide, privilégiée, on parvient à des résultats vraiment impressionnants, raconte Sylvie. Par exemple, demain je vais avec une habitante de la rue dans une ferme pour les sans-abri. On verra sa réaction, quoi qu’il en soit une telle excursion était impensable il y a de cela deux ans. Elle ne voulait pas entendre parler de social ». Cette lente construction est loin d’être toujours évidente. Avec Fernand, par exemple, la mission est quasi impossible. Assis à même le sol, ce vieux soixante-huitard aux doigts jaunis est atteint du syndrome de Korsakov, mais l’oublie constamment : il n’a aucune mémoire à court terme. Dans dix minutes, il aura oublié ce que vous disiez, voire que vous étiez là. Mais lorsqu’on lui demande ce que Sylvie et Maureen lui apportent, il n’hésite pas : « De l’amitié, c’est important ! ». Pas facile non plus avec Lou, son copain du jour, politoxicomane. « Il doit avoir l’hépatite, ses yeux sont jaunes », constatent les filles.
Une analyse avertie en vaut deux
Quelques rues plus loin, les deux travailleuses poussent la porte d’un propret appartement supervisé. Félix, cinquantenaire élégant et clairvoyant, les accueillent. Après six années passées en maison d’accueil, cet ancien chef d’entreprise s’en sort progressivement. Ici pas d’alcool ou de drogue. « On m’ a dit que j’étais atypique », rigole-t-il. Il expose ses projets, distille ses critiques acerbes sur le fonctionnement des services sociaux. Diogènes tend ainsi un pont entre le monde de la rue et la société. « Le travail de l’association a commencé en 95, raconte Laurent Demoulin. A l’époque, les différents acteurs de terrain se sont rendu compte que malgré la multitude de services sociaux existants sur Bruxelles, de nombreuses personnes dans la rue ne connaissaient pas encore leur existence ». L’idée était à la fois que les sans-abri accèdent à leur droit et que les services s’adaptent aux sans-abri et à leurs demandes. Manifestement, le regard de Félix, par exemple, peut faire bouger les choses, évoluer les structures. « Il a raison lorsqu’il parle de certains éducateurs », estime Sylvie. « Comme lui, j’ai aussi remarqué que lorsque tu arrives en maison d’accueil, ils te laissent trop souvent patienter longtemps avant de s’occuper de toi, ajoute Maureen. Or, quand on sait qu’il faut parfois des mois de réflexion et de discussion pour convaincre un habitant de la rue à pousser la porte et demander de l’aide, et que, derrière cette porte, on ne les accueille pas toujours chaleureusement, c’est un problème. Car moi, si je rentre, que je dis que je suis assistante sociale, alors on m’écoute directement et avec le sourire ».
Jusque dans la structure
Afin de favoriser les échanges d’expériences et de pratiques entre le monde de la rue et les services sociaux, la plupart des travailleurs chez Diogènes sont employés à mi-temps, ce qui permet de consacrer l’autre moitié de leur temps à un travail en institution. Cela participe à un réseau de collaboration permettant un aller-retour permanent, un enrichissement réciproque. « La liberté et les relations ouvertes que l’on a sont importantes, raconte Maureen Jordens. Le gars qui roule un joint devant moi ne le ferait pas au CPAS. Il leur dirait qu’il veut un appartement même si en réalité il veut une caravane, parce qu’il sait que ce sera mal perçu et qu’il a peur de perdre ce que le service a à offrir. Beaucoup d’institutions travaillent pour les exclus. Nous nous travaillons pour les personnes exclues de ces services-là. C’est dur mais passionnant». « C’est vrai, travailler ici, c’est une bonne école si l’on veut travailler dans d’autres services sociaux », conclu Sylvie Bastin, avant de repartir jalonner les rues de la capitale.
[...] Quel est le critère de résultat ? Avec ce type de public, il faut faire le deuil de la « réinsertion ». Il faudrait pour cela avoir été auparavant intégré. Et quand bien même ce serait le cas, si la personne était intégrée dans le passé, parler de réinsertion revient à définir les résultats suivant des normes imposées par la société, et non par ceux et celles qui en sont exclus. C’est une normalisation : la société juge de ce qui devrait être. À Diogènes, on travaille sur le mieux-être des gens, aussi infime soit-il. Nous tenons compte de deux indices de résultats. Premièrement, parvenir à mettre les personnes en lien avec des ressources, des services sociaux, la famille. Prendre une douche lorsqu’on ne se lave plus depuis deux mois par exemple. Deuxièmement, percevoir un changement dans le discours et la façon de voir les choses. L’évaluation est donc uniquement qualitative, au cas par cas. Mais de toute façon, on n’est jamais à l’abri d’une rechute. Pour en savoir plus, lisez aussi l’article « Les sans-abri ont la parole« [...]