Être à l’écoute des « habitants de la rue », aller à leur rencontre, partir de leurs représentations, respecter leurs demandes, suivre leur rythme, voici l’objectif de Diogènes, une association bruxelloise qui se veut passerelle entre les sans-abri et les services sociaux. Son directeur, le sociologue Laurent Demoulin, pose un regard tout en nuance sur le monde de la rue.
Y a-il un « parcours type » du sans-abri?
Pas vraiment, mais ce que l’on retrouve le plus souvent, c’est un parcours morcelé. Prenons l’exemple de René – appelons le comme ça. Il dort dans la rue pendant trois mois avant de se décider à aller en maison d’accueil. Là, on lui donne l’envie de suivre une cure de désintoxication. Mais une fois à l’hôpital, il se rend compte qu’il ne parvient pas à suivre le régime et la structure imposée, signe une décharge et retourne dans la rue. Après quelques semaines, il rencontre un ami qui lui offre le gîte dans son appartement. Une dispute éclate après un mois. René claque la porte et trouve un squat… Généralement, les sans-abri – nous préférons les appeler « habitants de la rue » – vont ainsi d’un endroit à l’autre, mais ne parviennent pas par leurs ressources propres à se fixer en un lieu.
Pourquoi préférer le terme « habitants de la rue »?
Le terme « sans-abri » met l’accent sur le logement. « L’habitant de la rue » a un toit, mais préfère investir la rue en journée, parce que pour lui ce monde a plus de sens que le logement. C’est là qu’il tisse des liens sociaux, voit ses copains. L’espace public devient un lieu de sociabilité. Faire la manche, partager un repas, une bouteille facilite la rencontre de l’autre. Vivre en rue lui confère aussi une identité, cristallisée dans le traditionnel surnom. Il n’est plus un inconnu vivant seul dans une chambre.
Comment atterrit-on dans la rue?
On ne peut pas identifier une cause. Ce sont des personnes qui cumulent plusieurs ruptures économiques, sociales et culturelles. Des hommes et des femmes pour qui les droits ne sont plus respectés et qui ajoutent souvent à cela une problématique plus individuelle : un handicap, des problèmes mentaux, une dépendance. Cet état de fragilité les empêche de mobiliser leurs ressources ou celles de leur entourage pour s’en sortir. De là s’emballe la spirale descendante. Mais les problèmes sont toujours complexes. Reprenons l’exemple de René : il a perdu son emploi, boit, vit dans une pièce insalubre et ne parvient pas à payer son logement. Quelle est l’origine : la perte d’emploi, le logement qui le déprime, l’alcool ou la mauvaise gestion ? C’est une sorte de grosse boule de laine dont on ne peut tirer un fil, identifier une cause.
Dans le rang des clichés, on entend parfois que les sans-abri préfèrent vivre en rue que de dépendre d’un service social imposant une structure et une certaine discipline. Qu’en pensez-vous?
Personne ne choisit de vivre comme ça. C’est un aménagement du pire, pas un choix. Même si ce cliché est développé parfois par les habitants de la rue eux-mêmes, ventant leur liberté comme un étendard bien haut levé. Ce discours est une défense, une façon de redorer leur image, leur parcours.
Un autre discours type consiste à rejeter l’origine de leur situation sur la société : « Je suis dans la rue parce que mon patron m’a viré, ma femme a suivi l’exemple, dans la foulée. Alors j’ai commencé à boire et à perdre le peu qu’il me restait ». Mettre en avant une cause extérieure permet de ne pas être assommé par ses propres difficultés.
Quel regard portez-vous sur la pratique médiatique à l’égard de ce monde méconnu?
Une anecdote : une journaliste téléphone à l’association un vendredi d’hiver pour réaliser un reportage. Je n’étais pas là et donc je la recontacte le lundi suivant. « Trop tard, vendredi il faisait moins 17, maintenant les températures sont remontées, ce n’est plus d’actualité ». Voici un autre cliché, qui voudrait qu’il soit plus difficile d’être sans-abri en hiver qu’en été. L’interpellation médiatique vient essentiellement lors des grands froids hivernaux. Dans la réalité, le sans-abri risque tout autant de mourir lorsque le thermomètre affiche plus 30 : il a soif, donc il boit – souvent de l’alcool – et donc se déshydrate. Soyons clairs : le facteur de risque principal n’est pas lié aux conditions climatiques. En six années de travail de rue, je ne connais personne qui est mort de froid. Par contre, tous les mois, des hommes succombent des conséquences de leur vie en rue : mauvaise hygiène, agression, overdose.
Y a-t-il plus ou moins de sans-abri qu’il y a dix ans?
On ne peut pas le chiffrer, car la mobilité est très forte. On peut calculer le nombre de lits disponibles dans les asiles de nuit, les maisons d’accueil et les appartements supervisés : 1200 places à Bruxelles en 2000, toutes occupées. Mais ça ne permet pas de savoir s’il y a plus ou moins de personnes vivant dans la rue. En tout cas, dans notre travail quotidien, nous n’avons pas noté de différences notoires. La question n’est d’ailleurs pas tant celle-là que de savoir ce que l’on fait ou pas…
Et quel est le résultat des actions menées?
Quel est le critère de résultat ? Avec ce type de public, il faut faire le deuil de la « réinsertion ». Il faudrait pour cela avoir été auparavant intégré. Et quand bien même ce serait le cas, si la personne était intégrée dans le passé, parler de réinsertion revient à définir les résultats suivant des normes imposées par la société, et non par ceux et celles qui en sont exclus. C’est une normalisation : la société juge de ce qui devrait être. À Diogènes, on travaille sur le mieux-être des gens, aussi infime soit-il.
Nous tenons compte de deux indices de résultats. Premièrement, parvenir à mettre les personnes en lien avec des ressources, des services sociaux, la famille. Prendre une douche lorsqu’on ne se lave plus depuis deux mois par exemple. Deuxièmement, percevoir un changement dans le discours et la façon de voir les choses. L’évaluation est donc uniquement qualitative, au cas par cas. Mais de toute façon, on n’est jamais à l’abri d’une rechute.