« Le prix de l’énergie est trop peu élevé »

3 février 2004

Le protocole de Kyoto entrera en vigueur le 16 février 2004. L’occasion d’interviewer le climatologue belge Jean-Pascal van Ypersele, professeur à l’Institut d’astronomie et de géophysique de l’UCL, et vice-Président de l’un des trois groupes de travail du GIEC. Il éclaire les enjeux d’aujourd’hui et de demain, chez nous, à l’heure où consommation d’énergie et réchauffement climatique vont de pair.

On parle de plus en plus d’énergie : pour construire et chauffer nos maisons, faire avancer nos voitures, alimenter nos usines… Comment expliquer cet engouement ?

Je crois que c’est un domaine qui touche notre quotidien, notre vie et nos actes de tous les jours : pour manger, nous chauffer, nous déplacer… Et lorsque l’énergie voit son prix augmenter, à l’instar de l’augmentation du prix du baril de pétrole, chacun se sent concerné. Je pense d’ailleurs que l’un des meilleurs leviers pour ceux qui veulent sensibiliser à la question des effets de l’énergie sur l’environnement ou les changements climatiques, c’est le prix de l’énergie. Lorsque son prix est en hausse, on en parle. C’est aussi simple que cela.

Mais quel est le lien avec le réchauffement climatique ?

Pourquoi la consommation d’énergie contribue-t-elle à réchauffer le climat ? Eh bien parce qu’au niveau mondial, les 3/4 de l’énergie proviennent de la combustion du charbon, du pétrole et du gaz naturel, à peu près 15% proviennent de la combustion de matière végétale et environ 6% proviennent du nucléaire. Donc l’immense majorité de l’énergie vient des combustibles fossiles, et ceux-ci contiennent, entre autres choses, du carbone. Or, lorsque l’on brûle du carbone pour se chauffer, faire avancer nos voitures ou tourner nos industries, on dégage inévitablement ce déchet fatal qu’est le CO2.

Ce CO2, qui s’accumule petit à petit, contribue à piéger la chaleur dans les basses couches de l’atmosphère, et donc à réchauffer le climat à la surface de la Terre. La proportion de CO2 a déjà augmenté de 30% dans l’atmosphère depuis la révolution industrielle, c’est-à-dire depuis que l’on a commencé à brûler massivement charbon, pétrole et gaz. Pour la température mondiale, on a constaté une augmentation de 0,6 à 0,8 C° en une centaine d’années. Et les projections scientifiques pour la fin du 21e siècle montrent que si on ne diminue pas nos émissions pour protéger le climat, les températures devraient augmenter de 1,4 à 5,8 C° en moyenne mondiale. C’est énorme et ultra rapide. Jamais au cours des 10 000 dernières années, nous n’avons eu un réchauffement aussi rapide et aussi important que celui auquel nous devons nous attendre si des mesures de réduction importantes ne sont pas prises. Les conséquences de l’inaction seront dramatiques ici et ailleurs : disparition accélérée de milliers d’espèces, raz-de-marée ou cyclones probablement plus intenses, hausse du niveau des mers et déplacement de millions de « réfugiés climatiques »…

C’est notamment face à l’urgence et au spectre du changement climatique que le protocole de Kyoto a été conclu, et vient d’entrer en application grâce à la récente ratification de la Russie. Ce protocole nous engage, en Belgique, à diminuer nos émissions de CO2 de 7,5% par rapport au niveau d’émission qui était le nôtre en 1990. Outre la hausse des prix, n’est-ce pas aussi cela qui a fait entrer la question de l’énergie dans les ménages et les préoccupations citoyennes ?

Ça y contribue. Mais de manière secondaire. On mobilise plus de monde pour économiser de l’énergie si le prix de l’énergie augmente qu’en parlant de Kyoto et en disant que si on continue à en consommer autant le climat va se réchauffer.

Vous seriez donc partisan de laisser les prix s’envoler naturellement, sans essayer de compenser cette hausse du baril de pétrole par une diminution de taxe au niveau fédéral ?

Je crois qu’il faut être prudent par rapport aux effets sociaux de l’augmentation du prix de l’énergie. Beaucoup de gens, surtout en hiver, ont du mal à payer leurs factures de chauffage. Il est donc dangereux pour eux de laisser monter les prix sans aucun mécanisme compensatoire. C’est un problème que l’on ne peut évacuer. C’est pourquoi le gouvernement a mis au point un « fonds mazout ». Même s’il ne satisfait peut-être pas ceux qui ont des problèmes à résoudre. Je pense par ailleurs qu’il aurait pu impliquer autre chose que simplement une aide à payer la facture de mazout. Si on avait été créatif, on aurait pu coupler cela à une aide pour diminuer la consommation d’énergie, via par exemple une aide à mieux isoler les logements…

Mais ce problème des effets sociaux pouvant être résolu par un mécanisme public, et donc ces considérations importantes mises à part, je crois que fondamentalement le prix de l’énergie est trop peu élevé. Il faut faire attention aux effets sur certains secteurs de l’industrie, mais je suis pour une augmentation du prix de l’énergie, progressive, encadrée, accompagnée de mesures compensatoires dans certains domaines et pour certaines personnes fragilisées. Un exemple : si, dans un restaurant, vous commandez 1/2 litre d’eau minérale, vous payez plus cher qu’1/2 litre de mazout. Alors que dans un cas on parle d’une ressource renouvelable et que dans l’autre on parle d’un carburant non renouvelable, fruit de transformations naturelles qui ont pris des dizaines de millions d’années, et dont on peut penser que les réserves seront épuisées dans cinquante ans.

Il y a des domaines dans lesquels le pétrole est difficilement remplaçable, on a donc intérêt à ne pas l’épuiser trop vite. Par des économies ou des alternatives.

Vous parlez d’alternatives au pétrole. On voit par exemple apparaître des moteurs de voiture alimentés en tout ou en partie par l’électricité. Mais cela pose alors la question du nucléaire, dont la sortie en Belgique est programmée à partir de 2025. On sort donc d’un problème pour entrer dans un autre. Y a-t-il UNE solution énergétique ?

Il n’y a pas de solution miracle, mais bien divers éléments à combiner suivant le contexte, les ressources, les capacités et les besoins locaux. On ne peut en tout cas penser que l’hydrogène, la fusion, l’éolien, le solaire ou le nucléaire vont résoudre d’un coup de baguette magique tous les problèmes énergétiques. Le problème avec la sortie belge du nucléaire, c’est que fermer nos centrales sans organiser rigoureusement des alternatives pour les remplacer, c’est une occasion manquée. L’éolien et le solaire risquent de ne pas suffire. Plus essentiellement, avant de réfléchir à comment produire de l’énergie, on devrait se demander comment en consommer moins et mieux.

Quelle serait votre priorité en matière d’énergie ?

C’est l’utilisation rationnelle de l’énergie. Monsieur Toutlemonde a trop peu conscience des endroits où il faut mettre le doigt et changer quelque chose. Dans la mesure où il est illusoire de transformer toute la population en énergéticiens, il faut aider les individus, les commerces et les entreprises à connaître les endroits où cet objet très abstrait qu’est l’énergie peut être rationalisé. Combien de personnes connaissent leur consommation globale d’énergie, et a fortiori poste par poste ? Dans le meilleur des cas, on connaît sa facture d’électricité !
Savoir où j’en suis en matière de consommation et où tout cela passe, savoir si les besoins que je désire satisfaire pourraient l’être en consommant 30, 50, 80% d’énergie en moins : c’est cela la première priorité. Pour cela, il faut une aide.

Il y a néanmoins de plus en plus d’aide des différentes Régions !

La Région aide déjà notamment à la réalisation d’audits énergétiques, à l’installation de panneaux solaires, … mais c’est une goutte d’eau dans l’océan. Cela va changer à partir de janvier 2005, car une directive européenne sur la certification énergétique des bâtiments neufs entre en vigueur, et cela obligera les constructeurs à penser la chose. Petit à petit, lorsque l’on va vendre un bien immobilier, on sera obligé de fournir un certificat sur la consommation énergétique du bâtiment. Il va donc y avoir un encouragement pour le propriétaire à faire les investissements nécessaires, même s’il loue son bien. Or, jusqu’à présent, le gros problème est que ceux qui paient l’énergie sont souvent les locataires, et donc généralement les propriétaires préfèrent ne pas investir les quelques pourcents en plus nécessaires pour que le bâtiment consomme moins.

Et l’éducation dans tout cela ?

C’est une question très importante. L’éducation à la citoyenneté et à l’environnement est utile pour comprendre pourquoi aller dans un sens ou dans l’autre. Cela manque encore trop au niveau global. Mais l’information et la connaissance ne suffisent pas. Il y a des tas de gens très bien informés, qui savent très bien que prendre l’avion ou rouler en 4×4 seuls toute l’année est très néfaste, mais qui le font quand même.
Le meilleur outil de sensibilisation, complémentaire à l’éducation, c’est le prix. Quand le prix monte, on crée un intérêt, une demande d’information. Bien entendu, il faut que l’info soit là, que ceux qui ont le savoir et les capacités pédagogiques aient leur place, que les documents et le matériel soient disponibles, mais si ça n’intéresse personne, cela sensibilisera 0,1% de la population. Je suis convaincu que, dans le domaine énergétique, l’éducation à l’environnement, pour être efficace en termes de changements de comportement, va de pair avec une politique volontaire et encadrée des prix de l’énergie. Cela devrait faire l’objet d’un débat, actuellement inexistant.

Propos recueillis par Christophe Dubois
Article publié dans la revue Symbioses, n°65

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