Alors que l’Union mondiale pour la nature (UICN) vient de sortir sa nouvelle liste rouge des espèces menacées , le terme « biodiversité », porté par la vague médiatique du Sommet de la Terre de Rio (1992), se répand dans le grand public. Et avec lui, l’évidence que nos forêts, nos océans, nos campagnes connaissent une crise sans précédent. Mais quel est le problème exactement ? Et en Belgique, quelle politique faudrait-il mettre en œuvre pour inverser la vapeur ? Comment toucher nos concitoyens, nos enfants ? Au cours d’une interview croisée, Jacques Stein, Directeur de la Division Nature et Forêts de la DGRNE(1) et Marie-Françoise Ducarme, coordinatrice du service Éducation au WWF(2) nous ont livré leurs réflexions sur ces questions.
Comment peut-on définir la biodiversité ?
Jacques Stein (J.S.) : Pour moi, la biodiversité est un concept technique. Il existe des définitions officielles qui disent qu’il s’agit de la diversité biologique au niveau des espèces, des écosystèmes et à l’intérieur des espèces, au niveau des gènes. Pour les naturalistes, c’est un concept intéressant, parce qu’il est quantifiable, observable, qu’il existe des études scientifiques sur le sujet. Cet aspect « technique » fait toute la différence avec la notion de nature, qui est plus une problématique philosophique, une idée générale pour laquelle chacun peut avoir des représentations différentes. Au sujet de la biodiversité, il y a toutefois aussi des différences selon les personnes qui en parlent : est-ce que c’est plutôt une notion quantitative (plus il y a d’espèces, mieux c’est) ou qualitative (dans un écosystème forestier, par exemple, l’idéal serait d’avoir surtout des espèces forestières) ? Autre questionnement : la biodiversité, est-ce un objectif ou est-ce un alibi ? Ainsi, quand Land Rover explique dans une réclame que la biodiversité a mis des milliers d’années à mettre au point telle performance extraordinaire et que la société Rover y est arrivé en quelques années seulement, la biodiversité est un alibi… pour vendre des voitures 4×4.
Quel est l’enjeu, pour la survie sur Terre, de protéger la biodiversité ?
J.S. : L’utilité de la biodiversité pour la santé, pour l’alimentation de l’homme fait l’unanimité. Mais, de plus en plus, on arrive à reproduire les formules chimiques de certains éléments de la nature. Et un jour, on va nous dire : « vos petites fleurs, c’est bien joli, mais on fait aussi bien en labo. » Pourtant, avec la perte de biodiversité, c’est l’avenir de l’homme qui est en question, parce qu’il en fait partie intégrante. Nous nous trouvons aujourd’hui au cœur de la sixième extinction d’espèces. La dernière, il y a 65 millions d’années voyait la disparition des dinosaures… Toutes les précédentes extinctions se sont étalées sur des millions d’années et ont ainsi laissé le temps à certaines espèces d’évoluer ; ce fut le cas pour l’homme. Aujourd’hui, l’extinction des espèces est tellement rapide qu’on ne sait pas s’il se produira une nouvelle diversification : les espèces disparaissent massivement parce qu’elles n’ont pas le temps de s’adapter. Au risque peut-être qu’un jour, il ne reste plus que des organismes unicellulaires !
Que faudrait-il concrètement mettre en place chez nous pour enrayer cette évolution ?
Marie-Françoise Ducarme (M-F. D.) : Je pense qu’il faut essayer de vulgariser le message de protection de la biodiversité délivré par les naturalistes auprès du grand public ; il faut que ce discours s’ouvre un peu à d’autres disciplines et sorte de l’aspect uniquement scientifique. Sinon, il s’adresse toujours aux mêmes. On devrait aussi plus intégrer l’homme quand on parle de biodiversité : il y a des milieux qui ont été créés par l’homme, par l’activité pastorale par exemple, faisant apparaître une certaine biodiversité.
J.S. : Oui, mais tout ce que l’homme a apporté d’intéressant, il ne l’a jamais fait délibérément. Maintenant, il pourrait apporter des changements positifs parce qu’il est conscient du problème. J’identifie quatre problèmes pour expliquer que si peu de monde se préoccupe vraiment de la biodiversité.
Première chose : le patrimoine naturel est composé d’éléments qui n’appartiennent à personne. Personne n’est propriétaire des oiseaux, des papillons, etc. Personne n’a la charge de le maintenir en état pour le transmettre aux générations futures.
Deuxième problème : qui pourrait devenir le gestionnaire de ce patrimoine, étant donné qu’on a affaire à une matière très transversale ? La biodiversité n’a pas de frontières, les espèces passent et repassent au travers des propriétés privées, publiques et des politiques verticales. En région wallonne, on a des « boîtes » : l’eau, la forêt, l’agriculture, etc. Mais pas de politique transversale.
La troisième difficulté vient de la confusion qui existe parfois sur le sens que prend pour les uns ou les autres le terme biodiversité. Même les scientifiques ne sont pas toujours d’accord entre eux. C’est ce qu’on a évoqué dans la première question.
Enfin, il y a le problème des moyens financiers. C’est essentiel si on veut vraiment faire quelque chose. Or, on entend souvent que la biodiversité, ça coûte trop cher. À la Région wallonne, on a un budget de milliers de milliards et seulement de dizaines de millions pour la nature. Pourquoi la biodiversité coûte-t-elle trop cher ? Parce qu’on ne s’y intéresse pas. À partir du moment où on n’attache pas de valeur à quelque chose, il coûte toujours trop cher.
Vous soulignez les problèmes, mais quelles seraient les solutions ?
J. S. : La biodiversité est un problème complexe, notamment parce qu’elle concerne beaucoup d’acteurs, qui n’ont pas la même relation avec la biodiversité. Une solution simple n’a donc aucune chance de marcher. Je pense que la prise en charge de la biodiversité sur le terrain passe par des partenariats ; il faut aborder les problèmes avec des outils de sociologue, de psychologue et pas seulement de naturaliste. Et quand on favorise ce genre d’approche multi-acteurs et patrimoniale, ça donne de bons résultats. Dans les Pyrénées, on a réglé le problème de l’ours de cette façon. On a mis côte à côte les forestiers, les bergers, les chasseurs, les habitants, les naturalistes. Et quelqu’un s’est donné pour mission de trouver une solution au problème de l’ours. Alors, ça a marché. On a des réussites en Belgique avec les contrats de rivière qui mettent autour de la table tous les usagers d’un cours d’eau pour en définir ensemble une gestion durable. C’est encore la même philosophie de partenariats avec la population pour les PCDN, la gestion des Parcs Naturels. Mais il faudrait généraliser cette façon de travailler.
Il y a aussi tout un travail nécessaire d’éducation, pour faire évoluer nos comportements et nos connaissances. Plus spécifiquement, dans les écoles, quelle stratégie faudrait-il adopter ?
M-F. D. : À l’école, il faudrait éviter d’étudier la biodiversité pour la biodiversité ; sinon, ça n’aura de sens que pour quelques élèves. En effet, si on parle uniquement de concepts scientifiques, comme les flux, l’écosystème, on n’arrive qu’à renforcer le côté hermétique du message. Je pense qu’il vaut mieux aborder la biodiversité à partir de situations problèmes, comme la question de la réapparition du loup dans certains massifs montagneux, par exemple. À partir de là, on peut examiner tous les impacts de cette question : économiques, sociaux, pour la biodiversité… Il me semble que l’école doit faire germer l’esprit critique des élèves, ne pas leur donner des solutions toutes faites. Par rapport à la biodiversité, ça peut signifier réfléchir à telle ou telle action en se demandant : « quand je fais ça, quel est l’impact sur la biodiversité ? et si mon camarade de classe le fait aussi, qu’est-ce qui se passe ? et si on est dix à le faire ? » Et ainsi, faire un exercice de relativisation. On peut réfléchir dans ce sens dès la maternelle.
L’affectivité est un autre élément sur lequel on peut jouer. La première étape serait de faire naître l’émerveillement : « oh comme elle est chouette, cette fourmi ; une petite fleur, quand on la regarde de près, c’est extraordinaire… » à partir de là, on peut amener les enfants à se poser des questions. L’idéal est de les amener à réfléchir à ce qu’on pourrait faire pour garder cette nature qui est belle. Personnellement, je préfère qu’un enfant n’ait pas très bien compris le concept de biodiversité, mais qu’il se soit posé des questions. Parce qu’alors, cela voudra dire qu’il a intégré quelque chose par rapport à sa réalité à lui. Et il va sûrement chercher des réponses…
Est-ce que l’organisation cloisonnée des matières à l’école secondaire n’est pas un obstacle pour traiter les questions de biodiversité à travers des approches multiples ?
M.F. D. : C’est sûr, la structure de l’enseignement secondaire n’est pas très transversale. Mais il y a quand même de plus en plus d’enseignants qui sont en demande d’un travail décloisonné. En outre, au niveau des intentions, les programmes de la Communauté française tendent vers un abord pluridisciplinaire des matières : par exemple, des cours de sciences construits autour de situations problèmes. Toutefois, la Communauté française manque de moyens ; d’où l’importance du rôle de l’associatif pour apporter de nouvelles méthodologies. L’associatif a l’avantage de bien connaître certains problèmes environnementaux, de s’être imprégné des nécessités pédagogiques, de celles de la société ; c’est donc dans ses cordes de construire une méthodologie pour amener ces idées vers l’école… mais aussi vers la société, le grand public.
- DGRNE (Direction Générale des Ressources Naturelles et de l’Environnement), Division Nature et Forêts : T. 081 33 50 50, DNF.DGRNE@mrw.wallonie.be
- WWF (World Wild Found), Service Education, T. 02 340 09 62/65, education@wwf.be