La mesure de notre consommation, un choix philosophiqueClés pour comprendre

8 février 2006

Face au PIB, de nouveaux indicateurs du progrès des sociétés font de plus en plus de bruitl. Mesurer d’une autre façon nos performances collectives nous amène à remettre en cause le sens même de notre développement. Exemple par « l’empreinte écologique ».

Qu’il s’agisse de Manuel Barroso (président de la commission européenne) ou de Guy Verhofstadt, ils ont tous les mêmes mots à la bouche : « compétitivité et croissance » ! Nos sociétés européennes sont priées de se conformer à l’idéal commun qui se résume à augmenter les échanges monétaires et de biens (Produit Intérieur Brut, alias PIB), en augmentant la masse produite par rapport au travail fourni (compétitivité) et on espère que de cette potion magique sortiront des milliers d’emploi et du bonheur pour tous. Nous sommes prisonniers de ce modèle, nous y participons tous.

Pourtant nous savons que l’accroissement de richesse collective (à partir d’un certain seuil, dépassé en Belgique) n’a pas accru le sentiment de bonheur, qu’en parallèle avec la croissance matérielle les relations sociales se dégradent, les inégalités augmentent, l’anxiété et la consommation d’anti-dépresseurs n’ont jamais été aussi élevées. (Voir à ce sujet le dossier de l’Institut pour un Développement durable sur les indicateurs alternatifs au PIB, octobre 2004).

Les déterminants profonds de notre consommation

Pourquoi sommes-nous enlisés ainsi ? Un économiste et philosophe de l’UCL, Christian Arnsperger, écrivait dans une récente carte blanche du Soir (19 décembre 2005, dans le Soir, auteur de « Critique de l’existence capitaliste », ed. du Cerf) que ce système économique plonge ses racines dans nos angoisses existentielles les plus profondes. L’accumulation de richesse est une façon de faire reculer la mort.

On ne peut donc contester le capitalisme et la croissance qu’en opérant un changement culturel et spirituel profond, qu’en acceptant nos finitudes, qu’en créant une société où seraient réhabilitées des valeurs telle que la compassion, la solidarité, la gratuité…

Ceci rejoint l’analyse de Patrick Viveret, philosophe français (« Reconsidérer la richesse », ed. de l’aube, poche essai). Selon lui, une force énorme s’oppose à la prise en compte des enjeux écologiques, éthiques et spirituels, et elle a ses origines dans la révolution fondatrice de la modernité, celle des Lumières qui a consacré l’autonomie de la raison, et la notion de Progrès.

Depuis cette révolution, préparée par la Renaissance et qui apporta par ailleurs de grands bienfaits à nos sociétés, nous considérons la richesse comme l’accumulation de biens et nous la mesurons comme telle. Sur ce point, capitalisme et socialisme se rejoignent. Qu’il s’agisse du manifeste de Karl Marx ou de la charte de Quaregnon (document fondateur du parti socialiste belge), on retrouve cette même conception accumulatrice de la richesse, mais bien sûr avec un objectif de redistribution et de régulation étatique. « Les choses sont utiles dès qu’elles peuvent servir à un usage quelconque et en permettent la satisfaction » dit L.Walras, économiste, en 1926.

Nous avons appris à croire dès lors :
• Que la nature est un facteur de production, n’ayant aucune valeur car abondante et donc gratuite ;
• Que la consommation est indépendante de tout aspect moral ou normatif ; un désir a une valeur pour autant qu’il est solvable ;
• Que le rôle de l’Etat est de réguler le marché ; la notion de bien commun ou de patrimoine (surtout non quantifiable) est fondamentalement affaiblie.

Toute notre vision de la société est conditionnée par ces hypothèses dont nous ne sommes plus conscients. Et c’est donc sur cette base que se sont fondées les comptabilités nationales, le concept de produit intérieur -ou national- brut, qui sont aujourd’hui encore la mesure de notre réussite dans le concert des nations. Or le « PIB » ne mesure pas les inégalités sociales, ni le bien-être de la population, ni la ponction faite dans le capital des ressources naturelles. Il ne prend pas en compte les dettes que nous créons vis-à-vis des génération futures en particulier en matière d’environnement. En effet, la pollution que l’activité économique engendre n’est pas intégrée dans le prix des biens.

C’est donc là que l’apparition de nouveaux indicateurs du progrès des sociétés a un intérêt bien plus que fonctionnel. Mesurer d’une autre façon nos performances collectives nous amène à remettre en cause le sens même de notre développement. Changer de thermomètre, c’est changer de médecine, c’est changer notre vie pour une autre forme de santé.

Le cas de l’empreinte écologique : mesure de notre utilisation des ressources terrestres

Le concept de l’empreinte écologique, a été créé par Wackernagel et Rees en 1993 et est promu aujourd’hui par de nombreux scientifiques et personnalités réunis au sein du Global Footprint Network. Il est aussi diffusé largement par le WWF qui développe surtout son utilisation pédagogique.

L’empreinte écologique est une estimation de la surface nécessaire à une personne ou à un groupe de personnes ou à l’ensemble de l’humanité, pour produire ce qu’elle(s) consomme(nt) et absorber ce qu’elle(s) rejette(nt). Elle s’exprime en unité de surface : l’hectare (ha) et en nombre de planètes. On distingue généralement deux parties essentielles dans cette « empreinte » :
• l’empreinte « nourriture, fibres et bois » qui comprend les surfaces nécessaires à la culture, à l’élevage, à la pêche, et à l’exploitation forestière ;
• l’empreinte « énergie » qui comprend les surfaces nécessaires à la production énergétique (y compris les retenues d’eau), et à l’absorption du carbone émis par les énergies fossiles. En ce qui concerne l’énergie nucléaire, on calcule la surface forestière qu’il faudrait planter si la consommation d’électricité nucléaire était remplacée par la consommation d’énergie fossile.

L’empreinte inclut aussi la consommation de terrains construits, et d’autres facteurs comme l’espace nécessaire à l’élimination des déchets, etc…Or, la Terre dispose de 11,3 milliards d’hectares biologiquement productifs. Cela constitue sa « biocapacité » actuelle. Si on divise ce chiffre par le nombre d’habitants de la planète, on arrive aujourd’hui à un chiffre situé entre 1,7 et 1,8 ha par habitant. Or, en moyenne, chaque individu consomme déjà 2,3 ha. Il y a donc déjà un dépassement de la bio-capacité terrestre ; nous consommons plus que ce que l’écosystème planétaire peut renouveler.

De plus, et c’est cela qui choque particulièrement, cette consommation est évidemment très inégalement répartie. Un Européen a une empreinte moyenne de 5 ha, un Américain du Nord de 9,7 ha, un Indien de 0,7 ha…
L’empreinte écologique est donc une mesure non seulement de la durabilité écologique, mais aussi de l’inégalité entre le Nord et le Sud, entre les riches et les pauvres. Une récente étude de l’Agence européenne de l’EnvironnementHouseholds consumption and environment » EEA, nov 2005 évoque l’augmentation de l’empreinte écologique des Européens, tout en montrant les disparités internes entre les 25 pays de l’Union.

Cet indicateur est néanmoins sujet à critique pour la façon dont certaines données sont calculées. Un exemple ? La façon de transformer en surface la consommation de l’énergie nucléaire ou le fait de considérer la productivité des terres de façon statique. Mais cet indicateur est surtout regardé avec méfiance de la part des milieux économiques, qui y voient un risque de susciter un préjugé défavorable à l’encontre du commerce international, autrement dit une remise en cause de l’objectif de croissance économique à tous niveaux. Or les auteurs sont prêts à la plus grande prudence dans les estimations en matière de productivité et de « bio-capacité » correspondante, et à intégrer les évolutions technologiques.

D’autre part il ne faut pas voir dans « l’empreinte » une apologie de la pauvreté et du non-développement. Elle a justement le mérite de montrer les inégalités mondiales et de nous faire comprendre que les pays les plus pauvres ont droit à un meilleur accès aux ressources. Le message fondamental de cet indicateur est de nous mettre le nez sur le caractère non durable de notre consommation, de nous rappeler les limites de la croissance et le devoir de mieux la partager et donc de diminuer notre usage des ressources terrestres. Et cette diminution d’usage ne signifierait pas de revenir « à la bougie », mais au contraire permettrait une créativité multiple.

Enfin, l’empreinte écologique ne prétend pas non plus être la mesure de notre bonheur. Celui-ci dépend de bien d’autres aspects qualitatifs de notre vie. Mais elle en fixe un élément de base et nous amène à plus de respect du patrimoine commun.

D’un pas léger, je saute comme les Dupond/t sur la lune !

Le civisme d’aujourd’hui consiste à alléger notre empreinte écologique. Est-ce pour autant laisser place au chômage et courir à la crise économique ? Cela dépend de l’organisation du travail, du mode de redistribution des richesses, de choix dans les politiques économiques européennes et nationales, bref de choix politiques tout court. Mais cela dépend aussi de nos choix de consommation.

Nous pouvons très bien réduire notre empreinte et soutenir l’emploi dans les services aux personnes, dans l’agriculture bio, dans l’artisanat et le réemploi,… Bref consommer moins et mieux !

« il y a de(s)ux traces et nous (ne) sommes (pas) seuls ! »

Thérèse Snoy pour le dossier « Empreinte écologique » de L’Art d’éco…consommer n°11, janvier 2006

Pour en savoir plus :

Réseau Eco-consommation, Permanence téléphonique : 071 300 301,
Web : www.ecoconso.be /

Faites aussi l’exercice : calculez votre empreinte écologique en allant visiter les sites suivants !

  • www.ibgebim.be : test de 12 questions sur le site de l’IBGE, en français. Comparaison du résultat avec la moyenne bruxelloise et mondiale ; conseils pour réduire cette empreinte
  • www.wwf.be : explication du concept et renvoi vers les sites suisses du WWF ; test complet et ludique en francais
  • www.ecoscore.be : en flamand : aller sur « voetafdruk » puis faire le test « quickscan » (13 questions)
  • www.agir21.org : une quinzaine de questions en français. Comparaison du résultat avec les moyennes mondiales et répartition de votre empreinte entre les pôles

Un commentaire sur “La mesure de notre consommation, un choix philosophique”

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