« Tout acte éducatif est un choix de société »

28 février 2006

thererChanger les comportements, pour un monde plus responsable, équitable et solidaire, ce devrait être l’objet de tout acte éducatif. C’est en tout cas la conviction de Jean Therer, psychopédagogue et directeur honoraire du CIFFUL (Centre Interdisciplinaire de Formation de Formateurs de l’ULg). Interview d’un vétéran véhément.

Le changement de comportements, c’est un peu l’histoire de votre vie…

Oui, dans un certain sens, puisque professionnellement j’ai commencé par l’art dramatique, puis les sciences sociales, pour exercer ensuite en pédagogie, surtout dans la formation des adultes. Pour moi, le but de la vie, c’est le changement. Or changer, c’est apprendre, in utero jusque sur son lit de mort.

Quel lien faites-vous entre l’éducation et les changements de comportements ?

Qu’est-ce que la formation, si ce n’est le changement de comportements ? Fondamentalement, enseigner, c’est organiser des apprentissages. Et qu’est-ce qu’un apprentissage, c’est en partie une modification adaptative du comportement.
Former, c’est modifier les comportements de façon socialement souhaitable et durable.

Mais qui décide de ce qui est « socialement souhaitable » ? C’est une norme, qui sera différente si l’on partage la philosophie de l’OMC ou si l’on défend les valeurs altermondialistes. L’enseignant ne doit-il pas se prévaloir d’une certaine neutralité ?

La neutralité est un mythe. L’honnêteté de l’enseignant demande par contre qu’il précise ces choix, en notant que c’est un choix personnel parmi toute une gamme de choix possible.
Il n’y a pas une bonne ou une mauvaise éducation. Tout acte éducatif est un choix de société, ce que nous appelons dans notre jargon « l’axiologie ». L’axiologie, c’est l’ensemble des valeurs qui déterminent les choix éducatifs. Une éducation autoritaire comme jadis à Sparte était pertinente à l’époque, mais tout à fait impertinente dans notre société. C’est la relativité éducationnelle.
Il est vrai, comme vous l’avez souligné, que l’on peut détourner cette capacité dans un but purement mercantile. Le devoir du formateur est donc d’aider les apprenants à identifier toutes les formes de manipulation et leur fournir les armes pour y résister.

Il y a selon vous une « éthique du changement »…

Oui, elle comprend un volet social, et un volet personnel. Au niveau personnel, en schématisant, on pourrait représenter une sphère avec mes activités effectives et une autre avec mes valeurs personnelles. Trop souvent dans la vie il y a dissociation de ces deux sphères. Or, si j’exerce un métier bien rémunéré ou stable, mais ne correspondant pas à mes valeurs et mes envies personnelles, comment serais-je heureux ? L’éthique du changement, c’est faire correspondre au maximum mes valeurs avec mes activités effectives, quitte à changer de métier.
Socialement parlant, il faut aussi que la formation réponde à un choix social de qualité de vie. Le but de l’éducation est d’aider l’apprenant à agir sur son environnement dans un sens socialement souhaitable.

L’évaluation est primordiale en pédagogie. Mais pour les acteurs de l’éducation à l’environnement, au développement, de la promotion de la santé, etc., évaluer un changement réel de comportements reste très difficile. Comment s’y prendre ?

Il faut en effet évaluer pour évoluer. Mais quelle évaluation ? En pédagogie, je préconise l’évaluation formative, c’est-à-dire celle qui s’interroge sur la qualité des changements, leur ampleur, mais qui n’essaie pas nécessairement de classer les gens du meilleur au moins bon.
Par ailleurs, dans l’enseignement, on parle d’acquérir des compétences de types « savoir », « savoir-être », « savoir-faire ». Je préférerais que l’on parle de « savoir agir » (en suis-je capable ?), « vouloir agir » (en ai-je la volonté ?) et « pouvoir agir » (me laissera-t-on faire ?).

Vous disiez qu’en tant qu’enseignant, vous essayiez de donner des armes à vos apprenants pour résister à la manipulation. Quelles sont-elles ?

L’important n’est pas de leurs exposer les armes, mais qu’ils les découvrent par eux-mêmes. Ainsi, j’ai produit avec mes étudiants en vidéo-formation un film qui s’appelle « 3 hommes sous influence », où l’on voit trois personnages soumis à deux types de manipulation. Il y a les techniques dites « exogènes », où on identifie vite le manipulateur : « le discours fleuve » qui endort votre esprit critique, « le piège affectif » où l’on vous fait croire que vous faite partie de la même famille – très utilisé pour susciter le bénévolat dans les fancy-fairs d’écoles, le « coup de Jarnac » (« vos élèves ont d’excellents résultats…mais vous n’y êtes pour rien »)…
D’autres techniques, dites « endogènes », sont plus subtiles. Ces techniques, étudiées par Joule et Beauvois sont très diversifiées : commencer par demander l’heure pour ensuite demander 1 euro, poser la main sur l’épaule…

Comment faire, sans manipuler, pour que les personnes aient envie de modifier leurs comportements ?

En termes de changements, je me méfie des attitudes missionnaires et moralisatrices. Le désir de changer doit venir des personnes elles-mêmes et ne pas être perçu comme une contrainte. Nous devons associer les gens aux changements que nous voulons promouvoir, et leur première liberté est de pouvoir refuser ce changement. En psychopédagogie, lorsque l’on veut instaurer un changement, certaines précautions donnent des résultats, comme par exemple commencer par travailler avec des volontaires, qui feront ensuite tache d’huile ; ou raccourcir les phases préliminaires pour éviter l’essoufflement. Enfin, il faut partir de la représentation initiale des gens pour construire progressivement un changement d’attitude, puis de comportement.


Propos recueillis par Christophe Dubois

Jean Therer tiendra une conférence le 17 mars prochain en clôture du colloque « Changements de comportements – 2 jours pour les comprendre et croiser nos regards ».

Plus d’infos sur ces travaux :
http://www.ulg.ac.be/lem/articles.htm

2 commentaires sur “« Tout acte éducatif est un choix de société »”

  1. Jean Louis dit :

    « Un choix de société  » oui.

    Ne peut-on pas dire que l’éducation, école et famille, est extrêmement conservatrice puisqu’elle fait de l’acquisition du savoir, le savoir des générations précédentes, le but suprême voire unique.

    L’éducation est aussi, et surtout, une question de relation. Son but, sa mission affichée est : l’éducation de l’être-au-monde (en fonction de la connaissance du monde et de la vie du moment et de l’éducateur). Ce que vous appelez par exemple : les comportements. La relation dépasse ce cadre mais ne peut être mise en équation.

  2. [...] Propos recueillis par Hélène Mori Pour en savoir plus, lisez aussi les interviews d’Arnaud Pêtre et de Jean Therer. [...]