Vincent Yzerbyt est psychologue social, chercheur et professeur à l’Université Catholique de Louvain. Son boulot ? Passer nos comportements au stéthoscope, de son labo à la rue. Découverte d’un professionnel de nous-même, de nos stéréotypes, de ce qui nous fait changer.
Vincent Yzerbyt, que cherchez-vous et que trouvez-vous ?
Ce qui me préoccupe en tant que chercheur et qui est au cœur de mon enseignement, c’est la question des relations entre les groupes et notamment de la manière dont les stéréotypes sont utilisés dans la vie quotidienne.
Il y a une facette de recherche fondamentale: on essaie de comprendre certains mécanismes : Pourquoi les individus ont-ils besoin de fonctionner avec des catégories sociales ? Quelles sont les conditions dans lesquelles les gens ont davantage recours à leurs stéréotypes ? Comment cela se traduit-il en préjugés ou en discrimination ?
Pour ce qui est de la facette plus appliquée, on pourrait imaginer toute une série de circonstances de la vie quotidienne où l’on a à faire à des stéréotypes. Par exemple, les situations de recrutement, où l’on fait énormément appel à des connaissances que l’on a emmagasinées de par notre vie en société. Ça se traduit par des attentes à propos de la personne interviewée, par des réactions émotionnelles (on est attiré par quelqu’un d’un groupe qu’on aime bien ou on peut être repoussé par quelqu’un d’un groupe qu’on aime moins), et finalement, ça se traduit en comportement, à savoir, on décide d’engager ou non telle personne. Cette décision a été influencée par les informations que la personne produit elle-même, mais aussi souvent par des informations que la personne n’a jamais produites et qui ne correspondent d’ailleurs peut-être pas du tout à ses caractéristiques personnelles, mais qui correspondent à des éléments qu’on lui accole sous prétexte qu’elle est membre d’une certaine catégorie sociale (par exemple, une femme, un étranger, un homosexuel).
De quelle manière développez-vous ces théories ? Vous vous cachez derrière les employeurs ?
Nous travaillons dans un laboratoire de psychologie sociale expérimentale. On essaie d’y mettre en place des conditions qui sont les plus contrôlées possibles, pour pouvoir « mettre en cause » avec le plus de confiance possible une variable particulière comme étant responsable des phénomènes qu’on observe.
Le prototype de l’expérience en laboratoire en psychologie sociale, que la plupart des gens connaissent, c’est l’ expérience de Milgram : l’expérimentateur demande au sujet de prendre le rôle de professeur et de punir, à chaque erreur, une personne qui tient le rôle de l’élève. A chaque erreur, le sujet doit envoyer une décharge électrique à l’élève et augmenter celle-ci de 15 volts. Cette situation permet de mettre en évidence l’obéissance à l’autorité. Même s’il s’agit là de conditions que l’on rencontre très peu dans la vie courante, on comprend bien que cette expérience permet de toucher à quelque chose qui est omniprésent dans la vie courante, c’est à dire à la nécessité de nous plier à des injonctions, des ordres, des obligations..
Quel est le but des vos recherches ?
Il y a deux niveaux de réponse. Un premier niveau de réponse est de comprendre comment fonctionne l’humain dans son environnement social. Une meilleure connaissance de ce fonctionnement n’a pas de visée utilitaire immédiate mais relève de la quête du savoir.
Le deuxième niveau , c’est de répondre à des difficultés qui sont réelles dans la vie en société. Mieux comprendre certaines situations concrètes permet de formuler des recommandations avisées. Bien entendu, les deux niveaux s’entremêlent. Quand on voit les effets dévastateurs des caricatures du prophète Mahomet, par exemple, on voit à quel point les aspects sociaux, groupaux et toute la symbolique des appartenances et des croyances, entrent en ligne de compte dans le fonctionnement quotidien.
Vous collaborez aussi avec des associations de terrain, par exemple Espace Environnement, pour « tester » vos hypothèses sur de « vrais gens », en situation réelle … Une façon de rendre vos théories plus concrètes et la pratique associative plus réfléchie ?
Ces collaborations avec des associations permettent souvent d’avoir une meilleure compréhension à la fois des contraintes qu’elles rencontrent, mais aussi de s’appuyer sur les intuitions souvent intéressantes des personnes de terrain. Ces intuitions ne sont pas toujours mises à l’épreuve des faits scientifiques. Lorsqu’on veut savoir si une certaine façon de conscientiser les gens marche mieux qu’une autre, il faut la comparer avec d’autres méthodes. Ça paraît élémentaire mais force est de constater que dans l’enthousiasme et dans le militantisme qui caractérisent, fort heureusement, les gens de terrain, il y a parfois des précautions méthodologiques qui ne sont pas prises et qui empêchent de formuler des conclusions fermes sur un certain nombre de choses. A ce niveau, notre rôle est à la fois celui de guide et traducteur des savoirs scientifiques, tant sur le plan théorique que méthodologique.
Inversement, dans les stratégies de changement de comportement, les scientifiques ont appris énormément auprès des personnes qui étaient de bon ‘changeurs’ de comportement. Il y a des gens, des façons de faire, qui remportent des succès tout à fait impressionnants en termes de modification de comportements. Notre rôle est d’essayer de décortiquer tout ça et de voir si on peut transformer cette compétence particulière en technique, que l’on peut alors diffuser et ré-exploiter pour d’autres personnes.
Vous décortiquez donc les origines de nos comportements, ce qui les fait changer … Serait-ce pour mieux nous manipuler ?
Personne n’aime qu’on le manipule, mais on pourrait dire que c’est pour mieux nous éduquer, mieux nous orienter. C’est toute la question des étiquettes. Quand le corps enseignant, pendant douze ans, diffuse des messages à des enfants, on sent très bien que dans la plupart des cas, c’est pour faire accéder à quelque chose de mieux. On ne parle pas alors de manipulation mais d’éducation.
Le fait d’utiliser le terme « manipulation » relève d’un jugement éthique et politique sur le contenu et les objectifs poursuivis.
Il vrai que lorsqu’on veut comprendre les origines des comportements, c’est pour essayer de faire en sorte que certaines choses et pas d’autres se produisent. Il y a des tas de choses que les gens font qui ne sont pas considérées comme souhaitables, par exemple, ils se montrent agressifs au volant, ils négligent leur santé, etc. En comprenant les variables qui entrent en ligne de compte dans les comportements, on peut effectivement modifier le cours des choses. S’agit-il pour autant de manipulation ?
Vous participez à un colloque sur les changements de comportements « pour un monde plus solidaire, équitable, responsable … », vous travaillez sur un projet « déchets » avec Espace Environnement. Pourquoi ces préoccupations plutôt que d’autres, parfois jugées moins « nobles » ? Feriez-vous aussi un partenariat avec Procter & Gamble ?
De nouveau, c’est une question très orientée. D’abord, on peut démonter la question en disant : au fond, est-on tout à fait certains que Procter & Gamble fait des choses qui sont nécessairement nocives ? Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui seraient très malheureux s’il n’y avait plus de poudre à lessiver, de produits de nettoyage, etc. Maintenant, il y a des choses discutables également. Pour moi, il est important de comprendre les tenants et aboutissants du comportement des gens. Je crois que ça me conforte – et c’est le scientifique politique, au sens de la cité, qui parle – que les contenus soient éthiquement et politiquement acceptables. C’est réduire le débat d’une façon un peu extrême que de dire que Procter & Gamble est mauvais et qu’Espace Environnement est bon. Les choses ne sont pas aussi claires que ça, il y a beaucoup de gris.
Je parlais tout à l’heure de la manipulation en disant que c’est quand on a de manière évidente des contenus et parfois aussi des techniques qui s’avèrent discutables. Je crois qu’il est plus facile d’être à l’aise avec l’éducation à la santé qu’avec la vente de Coca-Cola, et certainement beaucoup plus qu’avec la vente de cigarettes. Donc, je pense qu’on a sur un plan éthique, déontologique, plus de mal à fonctionner. Est-ce qu’il faudrait pour autant refuser un contrat avec Procter & Gamble ? Je connais des collègues qui font de l’excellent travail avec cette compagnie. Mais malheureusement, j’ai vu aussi récemment des collègues à la solde des cigarettiers américains dans un programme de télévision, et là on peut s’interroger sur l’éthique de ces gens. Pour moi, c’est une réflexion éthique et politique qui s’invite toujours dans la recherche scientifique mais qui reste difficile à résoudre. Cela me fait songer à la poudre explosive, qui a permis de creuser des tunnels mais aussi de tuer des tas de gens.
Vincent Yzerbyt parlera des approches psycho-sociales des changements de comportements lors du Colloque sur ce thème, qui se tiendra les 16 et 17 mars 2006 à Namur.