L’environnement urbain catalyse souvent un sentiment d’insécurité. Mais que recouvre cette notion complexe pour des femmes et des enfants immigrés ? Ils y répondent en partant à la rencontre de leur quartier et en réalisant un film d’animation. « À nous la ville » : un projet faisant rimer alphabétisation, création et sensibilisation.
Elles sont dix-huit. D’origines marocaines, turques, congolaises, syriennes, irakiennes… Immigrées de première et deuxième génération, peu ou pas scolarisées, maîtrisant difficilement le français. Elles sont surtout réalisatrices. « À nous la ville» est le titre de leur film, un dialogue interculturel et intergénérationnel au départ de la perception de l’insécurité dans le quartier de Droixhe-Bressoux, leur quartier.
Sur le grand écran du cinéma « Le Parc», où était diffusé le court-métrage le 17 juin dernier, pas d’images de cités qui flambent, pas de paroles ministérielles annonçant « nettoyer la jeune racaille au carsher« *, mais des personnages d’animation originaux accompagnés de témoignages d’adultes et d’enfants d’un quartier réputé « chaud» de la Cité ardente, mettant en relief la complexité du sentiment d’insécurité. Les immigrés, trop souvent et facilement désignés comme responsables d’une certaine insécurité, ont ici la parole. Ils nous disent qu’eux aussi ont peur et se sentent menacés. « Nous espérons que ce film contribue à modifier les représentations négatives et stéréotypées à propos de Droixhe-Bressoux et de leurs habitants, et donc à réduire le sentiment d’insécurité», souligne les deux associations partenaires à l’initiative du projet : Caméra Enfants Admis (CEA), Centre d’expression et de créativité actif dans le film d’animation, et La Bobine, active dans le monde de l’alphabétisation.
De la prise de vue aux bruitages
À nous la ville est un film hybride où se mêlent fiction et documentaire, cinéma d’animation et prise de vue réelle, paroles d’adultes et mots d’enfants. « Une option pédagogique majeure était de réaliser le projet avec et par les participantes, confie Marianne Muyshondt, de La Bobine. Cela contribue à diminuer leur sentiment d’exclusion, de leur rendre confiance et autonomie». Il aura ainsi fallu une année scolaire complète, dans le cadre du cours de français langue étrangère, pour que les 18 femmes, accompagnées par les deux associations, réalisent leur oeuvre.
Début octobre 2004, elles préparent une série de questions à propos de la perception de l’insécurité, avant d’arpenter les rues de Droixhe-Bressoux, appareil photo et caméra à l’épaule, pour interroger les passants. « Certaines craignaient d’être vues en compagnie des animateurs masculins. D’habitude, les hommes n’entrent pas à La Bobine. D’autres ont peur des hommes qu’elles perçoivent comme des individus autoritaires et violents, témoigne Mathieu Labaye, coordinateur pour CEA, mais travailler avec des hommes qui ne correspondent pas à ce stéréotype fut un pas intéressant vers l’émancipation, dans la mixité.»
Les participantes, âgées de 18 à 65 ans, interviewent ensuite les enfants de trois classes de 5e primaire de l’école Bressoux – De Gaulle. Ces interviews seront illustrées par des séquences de cinéma d’animation, créées image après image par les réalisatrices en herbe : scénario des aventures du petit Omar, confection des personnages en papier et pâte fimo, décors, bruitages et dialogues. « Apprendre à présenter ses idées, à écouter celles des autres, à construire des solutions nouvelles pour obtenir le consensus… La réalisation collective d’un film d’animation sollicite de nombreuses situations d’apprentissages et développe diverses compétences, confie le chef d’orchestre Labaye. L’avantage d’un tel projet est aussi qu’il laisse une trace, une production concrète à laquelle chaque apprenante s’identifie à sa façon ».
En collaboration avec l’école
La collaboration avec l’école communale Bressoux – De Gaulle est une autre richesse du projet. Même si leurs enfants fréquentent l’école, les mamans réalisatrices entrent rarement en contact avec le corps enseignant (barrière de langue, manque de scolarité). Le pas a ici été franchi et une réelle collaboration est née entre ces mères et les institutrices. Pour ces dernières aussi, A nous la ville a ouvert de nouvelles portes, permettant aux jeunes de voir leur milieu de vie avec d’autres yeux. « Plusieurs activités ont été mises en place : goûter, dessins, histoires… favorisant l’expression, raconte la directrice Mme Truillet. Les adultes comprenaient ainsi ce que les enfants pensaient, et inversément. Cela entre pleinement dans les objectifs pédagogiques de l’école, d’ouvrir à la citoyenneté et de favoriser la participation des parents. »
Au delà de la cour de Bressoux, le film devrait servir d’outil de sensibilisation dans d’autres écoles. « Il pourra aussi être montré dans les écoles supérieures et en formation continuée, comme démonstration d’un processus novateur d’apprentissage », espère Mathieu Labaye. C’est tout le mal qu’on lui souhaite.
Christophe Dubois,
Article publié dans la revue Symbioses, n°69
La Bobine, 3/1 Square A. Micha à 4020 Liège – T. 04 342 94 49 – labobine@belgacom.net
* propos tenus par le Ministre français de l’Intérieur Nicolas Sarkozy lors des » émeutes » françaises du mois de décembre dernier. Il s’est avéré par la suite que ces événements étaient le fait non pas de « caïds », mais de jeunes ordinaires, issus de milieux populaires, le plus souvent inconnus de la justice.