La responsabilité sociétale des entreprises, ou comment passer du privé au collectifClés pour comprendre

17 octobre 2006

Le développement durable est-il possible à l’échelle de l’entreprise ?

Il ne se passe plus une semaine sans que l’on entende parler de responsabilité sociétale des entreprises. Des dizaines d’ateliers, de colloques, de conférences sont organisés sur ce thème partout en Europe, pour et par des entreprises. Pourquoi un tel engouement ? S’agit-il d’un simple effet de mode cosmétique ou d’une transformation de la société ? De par la relative profusion d’écrits sur le sujet et d’acteurs impliqués, un certain flou prédomine quant à savoir de quoi l’on parle exactement. En se penchant sur le contexte d’émergence, cet article tente d’éclaircir quelque peu le champ sémantique de la responsabilité sociétale des entreprises, avant d’en dégager certains des enjeux sociaux principaux.

D’emblée, arrêtons-nous un instant sur le choix de la terminologie. Il existe de nombreuses notions abordant un même phénomène, dénommé en anglais « Corporate Social Responsability ». La traduction française la plus fréquemment rencontrée est celle de « responsabilité sociale des entreprises ». Or, le terme « social » littéralement traduit en français ne recouvre pas les aspects économiques et environnementaux de la définition. C’est la raison pour laquelle il est plus approprié de parler de « responsabilité sociétale des entreprises » (RSE).

Pour la Commission européenne, la responsabilité sociétale des entreprises est « un concept qui désigne l’intégration volontaire, par les entreprises, de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes [1] » [2].

Paraphrasant cette définition, le gouvernement belge, via la Commission interdépartementale du développement durable (CIDD), propose sa version : « La responsabilité sociétale des entreprises est un processus permanent d’amélioration dans le cadre duquel les entreprises intègrent de manière volontaire, systématique et cohérente des considérations d’ordre social, environnemental et économique dans la gestion globale de l’entreprise ; à cet égard, la concertation avec les parties prenantes de l’entreprise fait partie intégrante du processus [3] ».

Cette deuxième définition présente davantage la RSE comme un processus dynamique et continu. Elle insiste aussi sur l’aspect volontaire, ce que l’on retrouve également dans la définition de la Commission. Cela signifie que la RSE ne se limite pas au simple respect des exigences légales, elle permet d’aller bien au-delà. D’après ces définitions, la RSE viserait à créer de la plus-value dans trois dimensions : les dimensions économique, sociale et environnementale. On dénomme souvent cette approche « Triple Bottom Line », par référence au bilan d’une entreprise qui devrait refléter in fine ses résultats par rapport à la société dans son ensemble plutôt que seulement par rapport à sa plus-value économique (profit) ; c’est-à-dire également par rapport à sa plus-value sociale (people) et environnementale (planet).

En outre, ces trois dimensions doivent être prises en compte de manière intégrée, cohérente et systématique, au risque d’une asymétrie insensée. En effet, se targuer de la qualité du travail dans son entreprise alors qu’elle développe des activités extrêmement polluantes ne colle pas avec l’idée de la RSE.

Enfin, les définitions mettent l’accent sur le dialogue avec les parties prenantes (stakeholders), en vue de dépasser le dialogue traditionnel avec les syndicats et les actionnaires (shareholders). C’est ici un point crucial de la RSE. De fait, « une entreprise ne pourra pas être performante sur les plans économique, social et environnemental si elle ne connaît pas les besoins et les attentes de la société qui l’entoure ainsi que ceux de ses parties prenantes » [4].

L’expression « responsabilité sociétale des entreprises » est bien souvent associée de manière confuse avec celle de « développement durable ». Une clarification s’impose à ce stade de la réflexion. Le développement durable, tel qu’on l’entend communément aujourd’hui (« un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs »), est un concept macro qui a donné naissance au concept de RSE. En d’autres termes, la RSE est tout simplement l’application du développement durable à l’échelle de l’entreprise.

Tant au niveau national que supranational, la RSE est conçue comme un élément déterminant des stratégies de développement durable. La Commission européenne s’est exprimé très clairement sur ce sujet via une communication sur la RSE en 2002 [5]. De nombreux Etats européens, dont la Belgique, soutiennent aujourd’hui la RSE via diverses mesures promotionnelles allant de la création de départements sur la responsabilité sociétale à la mise en place de centres d’information. Nous abordons plus loin la question du rôle joué par les pouvoirs publics en matière de RSE.

Contexte d’émergence

La RSE n’est pas un phénomène nouveau, même si elle n’a pas toujours porté ce nom. D’aucuns font remonter les origines de la RSE au paternalisme des entreprises européennes du 19ème siècle [6] ou aux investissements socialement responsables des Quakers du 17ème siècle. A cette époque, « à l’instar de ce que l’on connaît aujourd’hui dans de nombreuses régions du Sud, le rôle de l’Etat en matière de régulation sociale était réduit à bien peu de choses et c’était encore souvent le droit du propriétaire qui l’emportait sur celui du travailleur » [7]. Par la suite, sous la pression des organisations de travailleurs, les Etats européens se sont développés socialement, alors qu’aux Etats-Unis, les entreprises investissaient petit à petit un champ social délaissé par un Etat quasi inexistant.

Dans la foulée de la Grande Dépression de 1929, des universitaires nord-américains comme Théodore Kreps proposèrent des théories managériales de responsabilité sociale des entreprises au sens large. Mais ces théories furent peu appliquées en pratique. « Dans les années soixante, des auteurs ont plus précisément développé le concept de responsabilité sociale de l’entreprise dans des domaines très divers allant des relations de travail, à la politique des prix ou encore aux intérêts de la communauté locale. Les actions et travaux de l’activiste consumériste Ralph Nader ont joué, aux Etats-Unis, un rôle considérable dans le développement de ces théories » [8], déjà dans les années soixante et septante.

En Europe, il fallut attendre les années quatre-vingt pour que les parties prenantes commencent à faire l’objet de réflexion de la part des entreprises attirées par le concept. La RSE est donc d’origine anglo-saxonne et s’est développée dans un contexte où l’Etat n’intervient que très peu en matière de régulation sociale, contrairement à la situation européenne. Avec l’émergence de la mondialisation économique et de la dérégulation, on comprend facilement comment la RSE a atteint la popularité qu’on lui connaît aujourd’hui au sein des entreprises européennes.

La mondialisation et ses répercussions sur les conditions de travail et sur le rôle de l’Etat explique en partie seulement l’attrait actuel pour la RSE. En effet, pour Anne Peeters, « chaque fois que les entreprises se sont senties menacées, elles ont réagi en s’impliquant dans des démarches qui allaient au-delà de leur core business. Le paternalisme des entreprises du 19ème siècle répondait, en effet, à l’émergence d’organisations syndicales. On peut ainsi interpréter la RSE comme une réponse des entreprises à la contestation altermondialiste d’une économie néo-libérale guidée par le seul profit » [9].

Ainsi, dans une situation sociale mondiale dégradée et par une pression de la société civile, des consommateurs et d’un nombre croissant d’actionnaires et d’investisseurs sensibilisés au développement durable, les entreprises ont été acculées à s’intéresser à la RSE, bien souvent pour une question d’image de marque. De nombreuses campagnes de dénonciation ont mis sur la sellette certaines grandes multinationales [10], contraintes de répliquer par une contre campagne en termes de responsabilité.

Le rôle de l’Etat

Si elle connaît une popularité croissante, la RSE compte aussi ses critiques qui viennent alimenter le débat sur les enjeux sociaux qui lui sont liés. Notre propos est ici de contraster les acquis sociaux de la RSE via l’analyse de deux de ses enjeux, à savoir le rôle de l’Etat par rapport à la RSE et le rôle des ONG vis-à-vis du dialogue social. Les entreprises se sont emparées très largement du concept de RSE, sollicitant souvent l’assistance d’ONG qui sont entrées par ce biais dans le terrain traditionnel des syndicats. Face à l’ampleur du phénomène, certains pouvoirs publics ont suivi pour encadrer le mouvement. En multipliant le nombre d’acteurs impliqués, pas toujours habitués à négocier entre eux, la RSE a fortement complexifié les rapports sociaux traditionnels. La construction du dialogue social traditionnel et le rôle des acteurs s’en trouvent affectés. La gestion de la RSE implique un nouveau modèle de régulation sociale qui place l’entreprise au cœur du développement social.

Le premier enjeux social de la RSE que nous abordons ici réside en la question du rôle de l’Etat. Désire-t-on un Etat minimum, promoteur ou encadreur ? Bien évidemment, les avis divergent sur la question. Les uns affirment que l’approche volontaire reste insuffisante et qu’il faut légiférer, les autres arguent du fait que la législation freine l’innovation et entrave le libre fonctionnement du marché. A priori, il peut paraître quelque peu paradoxal pour un Etat de soutenir des stratégies managériales telles que la RSE, parce que cette dernière remet en cause son rôle régulateur et arbitral en matière sociale, économique et environnementale. Pourtant, certains auteurs affirment que « l’implication des pouvoirs publics dans le débat et, peut-être, dans l’encadrement des stratégies RSE est aussi une occasion de re-régulation ».

La RSE en pratique se décline dans toute une série de codes de conduite, de chartes, de déclarations ou encore de labels [11], autant d’initiatives volontaires des entreprises. Pour être valables, ces engagements doivent être vérifiés. A cette fin, depuis un petit temps déjà, il s’est créé un marché privé du contrôle [12]. « La valeur d’un système normatif, surtout international, tient en grande partie à la valeur de son contrôle ». Or, précisément, ces contrôles privés seraient bien souvent peu fiables, faute de qualifications réelles en matières sociale et environnementale. Il est tout à fait légitime pour un citoyen d’attendre une évaluation objective et de qualité des pratiques d’une entreprise à partir du moment où celle-ci affirme faire de la RSE.

Les sceptiques n’hésitent pas à percevoir la RSE comme une nouvelle manœuvre de l’idéologie néolibérale pour écarter l’Etat des questions économiques, c’est-à-dire, « en même temps empêcher les pouvoirs publics nationaux et internationaux de légiférer en matière sociale ou fiscale mais surtout les discréditer complètement dans leur rôle essentiel d’arbitre entre intérêts divergents ou régulateurs des activités économiques, financières ou commerciales ou encore organisateurs ou garants de services publics d’intérêt général » [13].

Il est vrai que cette situation pose question. La privatisation croissante du social et la libéralisation des services interrogent la représentativité des entreprises face à l’intérêt général. Par ailleurs, si la RSE est populaire dans les discours des entreprises, peu d’entre elles ne passent réellement à l’acte. Dans ce contexte, on ne peut estimer raisonnablement que la seule approche volontariste suffirait à faire de la RSE une norme de management intégrée à la stratégie des entreprises. « On voit par là que les actions volontaires présentent des limites fondamentales, et qu’elles doivent être considérées comme complémentaires de la régulation publique » [14].

Ces différents éléments appellent tous à une plus forte implication des pouvoirs publics dans le processus RSE en cours. Ainsi, les pouvoirs publics peuvent jouer un rôle important dans l’appropriation des normes de RSE par les acteurs sociaux. Ils peuvent également jouer un rôle lors de l’application des normes de RSE que ce soit à travers la formation, le contrôle ou la sanction du non-respect, afin que la RSE ne serve pas seulement l’image de marque d’une entreprise. La législation permettra sans doute d’enrayer le paradoxe suivant : « Plus l’entreprise développe des projets RSE, plus elle est sujette à des critiques, alors que celles qui ne font rien ne sont pas critiquées » [15].

Le dialogue social et les ONG

Le second enjeux social de la RSE que nous abordons ici est celui du dialogue social et du rapport entre les ONG et les syndicats. Une autre limite de la responsabilité sociétale des entreprises est « celle qui a trait aux effets pervers que l’on peut déceler dans la complicité qui se noue entre certaines entreprises et des ONG qui entrent par ce biais de plein pied dans le champ social » [16].

L’immixtion des ONG a contribué à complexifier les rapports traditionnels entre syndicats et employeurs. Une des conséquences de cette situation est que cela a contribué à rendre plus informelles les négociations, et partant moins transparentes. Par ailleurs, l’arrivée de nouveaux acteurs dans le dialogue social a diminué le pouvoir des syndicats et donc augmenté celui des employeurs. Les ONG, amenées à négocier avec les employeurs sur des questions sociales et environnementales, ne l’ont pas toujours fait en consultation avec les syndicats, pourtant un des piliers du dialogue social, détériorant ce dernier de la sorte.

Notons au passage qu’il n’y pas que les ONG qui proposent aux entreprises de travailler avec elles. Certaines institutions internationales se sont associées à diverses initiatives d’entreprises. « C’est le cas de la Banque mondiale qui a notamment rejoint Nike et GAP dans un programme, le « Global Alliance » dont l’un des objectifs consiste à contrôler la réalité du code de conduite des deux entreprises en confiant la vérification à des acteurs locaux, universités et ONG » [17].

C’est dans un contexte d’émergence de l’altermondialisme et de baisses des subventions publiques et des dons privés aux ONG que celles-ci se sont progressivement intéressées aux entreprises tout en se livrant parfois une concurrence impitoyable. « Il y a tout un enchaînement où des associations ou ONG respectables, sans véritable culture sociale [...], croient trouver des terrains et des moyens d’action nouveaux que ne pouvaient plus fournir les subventions publiques. Elles se trouvent aussi valorisées, en côtoyant de grandes marques et grandes entreprises, et ont l’impression de décupler ainsi leurs activités » [18].

Autre problème, ces nouvelles parties prenantes sont parfois plus dociles et souvent moins expérimentées que les syndicats, en tout cas sur les questions sociales. Cette situation permet à une entreprise d’écarter plus facilement les syndicats, acteurs traditionnels du dialogue social. La désarticulation des systèmes de protection sociale en Europe depuis une dizaine d’années ainsi que l’affaiblissement du dialogue social ont largement contribué à la méfiance actuelle des acteurs sociaux envers la RSE.

Du côté des entrepreneurs, on justifie le recours à de nouveaux acteurs par la multidimensionnalité des problèmes auxquels doit faire face une entreprise responsable au niveau sociétale, ainsi que pour une question de représentativité. Il ne faut pas négliger les apports d’un dialogue social élargi, capable de s’ouvrir à d’autres acteurs de la société civile. Certains de ceux-ci ont en effet acquis un savoir faire dans les domaines éthique, social ou environnemental, dont il serait dommage de se priver. Cependant, cela implique des stratégies qui se trouvent en dehors du dialogue social dans l’entreprise. « Ces nouvelles parties prenantes utilisent des instruments de normalisation éloignés du droit social, car définis et appliqués de manière volontaire et surtout hors du champ du législateur national » [19]. Ainsi, si les syndicats ne sont pas étroitement associés à la démarche, ces stratégies contribueront à effriter davantage le dialogue social, ce qui n’est évidemment pas souhaitable au point de vue de la cohésion sociale.

Dans l’ensemble, ces bouleversements des rapports sociaux traditionnels appellent à une clarification. On ne pourra, à terme, faire l’économie d’un débat de fond, notamment sur les questions suivantes : Que doit-on légiférer en matière de RSE ? Quelle implication des pouvoirs publics doit-on soutenir ? Doit-on encadrer formellement le dialogue avec les parties prenantes externes ?

Guillaume Van Parys, publié dans Antipodes, septembre 2006

[1] Par « parties prenantes » (stakeholders en anglais) on désigne tous les acteurs au sens large qui sont concernés par les activités de l’entreprise (c’est-à-dire aussi bien les travailleurs et les consommateurs que les fournisseurs, les sous-traitants, la communauté où est installée l’entreprise,…) par opposition aux seuls actionnaires (les shareholders).
[2] Commission européenne, Livre vert, Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises, Bruxelles, le 18 juillet 2001 COM(2001) 366 final, p.7 .
[3] CIDD, Cadre de référence de la responsabilité sociétale des entreprises en Belgique, Bruxelles, 28 septembre 2005, p.6.
[4] Ibidem, p 8.
[5] Commission européenne, La responsabilité sociale des entreprises : une contribution des entreprises au développement durable, Bruxelles, 2 juillet 2002 COM (2002) 347 final. On peut également lire sur le site de la Commission (http://europa.eu.int/comm/enterprise/csr/index_en.htm) : “Voluntary business initiatives, in the form of corporate social responsibility (CSR) practices, can play a key role in contributing to sustainable development while enhancing Europe’s innovative potential and competitiveness ».
[6] Groupe ONE, Guide de l’entreprise responsable, Tome 1, Douze fiches didactiques pour appliquer le développement durable en entreprise, Ed. Labor, Bruxelles, 2003, p. 7.
[7] Anne Peeters, Tour d’horizon de la responsabilité sociale des entreprises in Gresea Echos, n°30, Bruxelles, juin-juillet 2001, p.2.
[8] Ibidem, p.3.
[9] Anne Peeters, La RSE séduit le modèle capitaliste in Traverses, n°180, Bruxelles, avril 2004, p.10.
[10] Parmi lesquelles, Shell, Danone, Total, Chiquita, General Motors, Novartis… pour ne citer que les plus tristement réputées.
[11] Pour un aperçu des pratiques de responsabilité sociétale des entreprises, lire http://www.iteco.be/article.php3 ?id_article=178
[12] Gérard Fonteneau, Responsabilité sociale des entreprises, Simple effet « cosmétique » ?, in Démocratie, n°18, Bruxelles, septembre 2003, p.3.
[13] Ibidem, p.4.
[14] Peter Utting, Un intérêt bien compris ?, in Courrier de la planète, n°64, Vol IV, Entreprises, Quelle responsabilité sociale ?, Montpellier, 2001, p.18.
[15] Groupe ONE, op.cit., p. 36.
[16] Anne Peeters, Tour d’horizon… loc.cit., p.4.
[17] Idem.
[18] Gérard Fonteneau, Responsabilité sociale des entreprises (II), Une Star Academy à l’américaine, in Démocratie, n°19, Bruxelles, novembre 2003, p.7.
[19] Pierre Habbard, Le débat sur la responsabilité sociale de l’entreprise, La société civile en ordre dispersé, in Annie Najim, et al. (dir.), Les entreprises face aux enjeux du développement durable, Eléments d’un débat, Ed.Karthala, Paris 2003, p.160.

Pour en savoir plus:
« Entreprises socialement responsables? », revue Antipodes d’ITECO, septembre 2006

Le commentaires sont fermés.