Pour faire respecter les droits des civils lors des situations de crise, les organisations humanitaires vont devoir relever de nombreux défis, à commencer par une réflexion profonde sur leur propre approche. Interview de François Grünewald, spécialiste de l’action humanitaire.
Au vu des horreurs régulièrement commises à l’encontre des civils, quel poids accorder au droit international humanitaire ?
Qui est François Grünewald ?
Ingénieur en sciences agronomiques, François Grünewald est le directeur général et scientifique du Groupe URD (Urgence-Réhabilitation-Développement), un institut travaillant à l’amélioration des pratiques de l’action humanitaire en faveur des populations affectées. www.urd.org Ancien professeur associé en charge du Master «Gestion de l’Humanitaire» de l’Université Paris XII, il a été le Directeur de Projet de l’Etude Globale sur la participation des populations affectées dans l’action humanitaire. Il a également travaillé plus de 30 ans pour des ONG, des organisations des Nations Unies et le CICR dans des projets de développement et d’urgence en Afrique, en Europe centrale, en Amérique centrale et en Asie.
François Grünewald : Le droit international humanitaire (DIH) est pour l’instant la seule référence en droit positif qui précise le droit à l’assistance et à la protection ainsi que les obligations des États et des acteurs non étatiques parties aux conflits. Son respect est donc un enjeu capital. Mais il est vrai qu’il a presque toujours été en retard d’une guerre. Il s’est toujours développé en réaction à des épisodes tragiques de l’Histoire. Il aura fallu le bain de sang de la bataille de Solférino, en 1859, pour avancer vers la première Convention de Genève sur les soins à accorder aux blessés de guerre. La Première Guerre mondiale a pour sa part contribué à faire éclore la deuxième Convention de Genève sur les prisonniers de guerre. Et il fallut les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale pour que soit élaborée une Convention pour les populations civiles. Aujourd’hui que tout ce développement « réactif » a eu lieu, l’enjeu est de s’assurer que les États et les parties non-étatiques aux conflits se mettent enfin à respecter le DIH. Malheureusement, ce dernier reste bafoué, notamment par deux États de premier plan : les États-Unis d’avant l’élection d’Obama, et Israël, puissance occupante qui ne respecte pas les obligations qui lui incombent au regard de la 4ème Convention de Genève. Ce sont là de mauvais signes envoyés à la communauté internationale.
Comment dès lors faire progresser le respect du DIH ?
F.G. : Cela nécessite un dosage très subtil d’efforts de conviction, de pressions politiques et économiques, et de sanc- tions. Mais il faut rester très prudent : on a bien vu la réaction négative des autorités soudanaises suite aux activi- tés de la Cour Pénale Internationale au Darfour… Il n’y a pas de recette miracle. Pour avancer, il faut mener une réflexion systématique sur base de l’application des principes du ‘Do No Harm’ : s’assurer que le travail mené – tant sur le terrain que dans les campagnes de plaidoyer – n’ait pas de conséquences négatives. Il faut donc une vraie intelligence politique pour analyser les situations, ne pas être guidé par des objectifs de communication ou de positionnement, comme c’est trop souvent le cas chez certains « lobbyistes humanitaires». Ce sont toujours les acteurs de terrain et les populations qui paient les erreurs de stratégie des activistes du plaidoyer.
Quelles évolutions constatez-vous dans l’approche humanitaire ?
F.G. : Les organisations humanitaires commencent à prendre conscience que la guerre et les conflits sont des espaces dans lesquels les enjeux du droit ne sont pas absents. Cette prise en compte du droit – et donc du rôle des acteurs politiques – est pour moi une des évolutions majeures de ces dernières années. On constate également une multiplication des « protection officers », des spécialistes de la question de la protection au sein des ONG et des institutions d’aide humanitaire. Malheureusement, la notion du droit à la protection est de plus en plus galvaudée. On se met à dire n’importe quoi quant à son contenu : l’éducation devient de la protection, la séparation des latrines des hommes et celles des femmes devient de la protection, etc.
Quels défis l’aide humanitaire doit-elle encore relever pour améliorer le sort des populations ?
F.G. : Il y a un besoin pressant de renverser quelques paradigmes. L’un d’entre eux est celui du rôle des acteurs locaux. Dans la plupart des grandes catastrophes, ce sont d’abord les voisins, les amis, les maires, les instituteurs des villages, les volontaires de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge local qui sont les premiers organisateurs de l’aide. Les humanitaires arrivent en général plus tard, quand la vraie urgence est passée. Le premier enjeu est donc de renforcer les capacités des acteurs locaux à faire face aux crises. Le secteur a fait des progrès dans ce domaine, et les programmes en matière de réduction des risques, de préparation aux désastres et de renforcement des capacités locales font maintenant partie des stratégies des acteurs humanitaires, notamment chez Oxfam.
Les organisations humanitaires intègrent-elles davantage ce lien entre urgence et développement ?
F.G. : Les organisations humanitaires sont de plus en plus souvent confron- Le deuxième défi est lié à l’évolution du monde pour les décennies à venir. Nous allons avoir une planète plus peuplée, avec davantage de conflits pour les ressources et des millions de gens vivant dans des sites à haut risque : rivages côtiers, périphéries des zones sismiques, etc. L’aggravation des turbulences climatiques va bouleverser l’économie et la vie de centaines de millions de personnes. Nous allons donc vers un changement d’échelle des catastrophes : elles seront plus nombreuses, avec des magnitudes exacerbées et des impacts démultipliés. Serons-nous capables de relever le défi ? Nos sociétés sont-elles prêtes à payer le prix des mesures de prévention ou de mitigation des risques ? Ce sont là des enjeux fondamentaux.
Beaucoup de crises sont sous-médiatisées et sous-financées. Comment mettre fin à ce traitement inégal ?
F.G. : En 1999, l’équipe du Groupe URD a organisé la première conférence internationale sur les crises oubliées. Depuis lors, il y a eu quelques progrès dans la prise en compte de ces situations, notamment par le Service d’Aide Humanitaire de la Commission européenne (ECHO). Celui-ci a fait des choix stratégiques pour s’assurer que ces crises oubliées soient prises en compte dans les allocations budgétaires. Hélas, ECHO est souvent bien seul à supporter les acteurs humanitaires dans de tels contextes. Les maîtres du jeu politique – qui décident des budgets – restent guidés par « l’effet CNN » et préfèrent, pour des raisons électorales, suivre les émotions de l’opinion publique. Pour changer la donne, les ONG doivent résolument sortir du discours larmoyant destiné à récolter un maximum d’argent du public, et entrer dans des stratégies éducatives. Elles doivent davantage faire appel à la raison et à l’intelligence du public, et moins à la simple émotion. Mais les gourous de la publicité qui gèrent souvent les campagnes de communication des ONG n’entendent pas ce discours…
Autre problème : la frontière entre opérations militaires et humanitaires, de plus en plus floue…
F.G. : Avec la fin de la guerre froide, de nombreux couvercles ont sauté. Les Nations Unies ont acquis une plus grande liberté d’action, et un intérêt commun d’action et de justification a entraîné la multiplication des interventions militaires : missions de combat (Kosovo), d’instauration de la paix (Liban), de maintien de la paix (RDC), de sécurisation humanitaire (Tchad), de secours et d’appui logistique aux humanitaires après des grandes catastrophes naturelles (Tsunami, Pakistan, etc.). De facto, humanitaires et militaires se retrouvent désormais sur les mêmes terrains. Les militaires tentent de mieux comprendre les humanitaires. C’est une évolution positive, mais pour des raisons de relations publiques, les militaires sont également conduits à construire des écoles, à creuser des puits, etc. Et c’est là que les problèmes commencent. En Afghanistan, quand les forces spéciales américaines – habillées en civils, conduisant des véhicules civils bourrés d’armes – réhabilitaient des postes de santé, ils nous mettaient tous en danger.
La doctrine de l’OTAN visant à gagner les cœurs et les esprits par des moyens mili- taires est extrêmement dangereuse. Et elle ne marche pas la plupart du temps. Mais plus grave encore, elle pousse à l’utilisation des moyens militaires pour la reconstruction des États après les crises. Et là, tous les dérapages sont à prévoir…
La première crise humanitaire n’est-elle pas tout simplement la pauvreté ?
F.G. : Il faut rester précis sur les termes. Une crise humanitaire renvoie à une rupture liée à un événement, qui entraîne une incapacité des populations à vivre normalement et une impossibilité (ou une grande difficulté) pour les États à répondre aux besoins de leurs citoyens. La pauvreté est le résultat de dynamiques économiques, politiques et environnementales qui ont des conséquences dramatiques et qu’il faut évidemment prendre à bras-le-corps avec des programmes de développement. Mais il y a une interaction claire entre les crises et la pauvreté. La pauvreté renforce les risques de conflit car elle génère du désespoir et peut pousser femmes et hommes dans les bras de politiciens ou d’extrémistes dangereux. En outre, elle diminue la capacité de résilience des populations et limite leurs possibilités de faire face aux crises humaines ou naturelles. C’est dans ce double cadre qu’il importe de lutter conte la pauvreté via le développement. Passer de l’un à l’autre n’est pas si simple, car cela demande du savoir-faire, des moyens et du temps qui ne sont pas toujours facilement disponibles. Mais il faut résolument aller dans cette direction.
Les organisations humanitaires intègrent-elles davantage ce lien entre urgence et développement ?
F.G. : Les organisations humanitaires sont de plus en plus souvent confrontées soit à des crises qui durent et dans lesquelles les approches finissent par devoir être quasi développementales ; soit à des crises aiguës et de forte amplitude, dans lesquelles l’alliance avec des structures locales est souvent indispensable puisque ces dernières sont souvent les premiers acteurs sur le terrain. Le temps où les humanitaires pouvaient faire fi de la réflexion sur l’après-crise ou de leur implication avec les institutions locales est donc, sans doute, en train d’être dépassé.
Frédéric Janssens, Oxfam Solidarité
Article publié dans la revue Globo (n°27 – septembre 2009)