La crise laitière, qui éclatait il y a quelques mois, dénonce les menaces qui pèsent sur le monde agricole. Elle questionne aussi l’alimentation, le mode de production et le modèle de société actuel. Des questions qui nous concernent tous, en tant que citoyens et éducateurs. Rencontre avec Xavier Delwarte, de la Fédération Unie de Groupements d’Eleveurs et d’Agriculteurs (FUGEA).
Quelle est l’origine de cette crise laitière ?
Quotas : L’Union européenne a mis en place des quotas laitiers en 1984 pour éviter les stockages considérables de poudre de lait et de beurre qui engendraient des charges considérables pour le budget communautaire (aides à l’exportation, soutien des prix…). Des quotas nationaux (nombre de litres de lait maximum à produire par an) pour les différents Etats membres sont alors fixés. Si l’éleveur ne dépasse pas ce quota, il reçoit une aide financière de l’Union et les bénéfices de la vente de son lait. Par contre, l’éleveur qui produit trop de lait doit payer une amende. En 1984, le but était de maintenir le niveau de la production laitière à celui de 1981 + 1%. Ce pourcentage a depuis lors augmenté pour atteindre, en Belgique par exemple, + 5%. Et l’Union européenne souhaite supprimer ce système d’ici 2015 et laisser faire le marché, ce qui a des effets néfastes en cas de chute du prix du lait.
Plus d’infos: www.agriculture.wallonie.be
La crise du lait n’est pas arrivée du jour au lendemain. La situation est catastrophique dans le milieu paysan en Belgique depuis près d’un an et demi. D’autres pays européens, comme la France, n’ont été touchés qu’il y a 6 mois. Il a donc des régimes différents au niveau européen. Selon nous, l’origine de la crise est due à un surplus de production, qui était décidé par le Conseil des ministres de l’Agriculture et également par la Commissaire européenne, Fischer Boel, qui a voulu augmenter la production pour mieux nous préparer à la disparition des quotas prévue pour 2015. Pourtant, le système des quotas est un bon instrument, même si aujourd’hui il est mal géré. Tous les quotas laitiers ont été augmentés de 1% par an en commençant par 2. Aujourd’hui, on a atteint 5% d’augmentation de quotas en Belgique. Les agriculteurs ont eu du mal à suivre cette augmentation de 5%. Derrière cette volonté européenne de suppression des quotas se retrouve l’idéologie courante au niveau international qui est de dire que le marché va pouvoir s’autoréguler : plus il y a de lait sur le marché, moins le lait est cher, et plus nous sommes compétitifs au niveau international. Qui y gagne ? Pas les agriculteurs, mais bien l’industrie agro-alimentaire comme Nestlé ou Danone, qui bénéficie de matières premières à très bas prix, ainsi que la grande distribution qui vend des produits laitiers à des prix beaucoup trop élevés par rapport à ce qui est payé aux producteurs. Nous, ce que nous voulons c’est maintenir absolument une régulation, réduire les quotas d’ici à 2015 et les ramener à un quota qui soit plus en phase avec la réalité du terrain. Cela signifie un quota qui tienne compte de la demande, et pas un quota qui produit des surplus et qui a comme effet de baisser les prix drastiquement au niveau du producteur puisqu’il y avait trop de lait sur le marché. Aujourd’hui, les prix de vente tournent autour de 0,20€/litre, ce qui n’englobe pas le coût de production moyen évalué à 0,33€/litre en Wallonie, auxquels il faut encore ajouter le coût du travail autour de 6 cents en moyenne. Or, en dessous de 0,35€, l’agriculteur ne sait pas vivre de son travail et, pire que cela, il s’endette puisque l’investissement qu’il a du réaliser (étable, matériel, alimentation, etc.) ne peut pas être couvert avec des prix aussi bas.
Grève du lait, épandages massifs… Ces actions menées en septembre témoignent de la détresse du monde agricole.
On s’est orienté vers des actions mobilisant notre base paysanne afin de créer un effet d’électrochoc sur le monde politique, sans pour autant porter atteinte à la liberté du citoyen (éviter, par exemple, de bloquer les autoroutes). Le politique, aux niveaux régional, fédéral et européen, a en main les politiques agricoles, mais se désintéresse pourtant de l’agriculture, qui ne représente que moins de 2% de la population active chez nous (NDLR : la politique agricole commune représente malgré tout près de 40% du budget de l’Union Européenne). Ce sont pourtant ces 2% qui nourrissent les 100% de la population. Ces actions visaient à remettre les pendules à l’heure, en faisant prendre conscience à nos politiques, mais aussi à nos citoyens, que les aliments qu’ils vont acheter en grande distribution sont encore produits par des humains qui réalise un travail intense. Un agriculteur travaille minimum 70 heures par semaine, 7 jours sur 7 et souvent sans prendre de vacances. Malgré ce travail et les investissements énormes qu’il a dû réaliser pour répondre aux exigences de bien-être animal, d’environnement, etc., l’agriculteur s’endette.
Les milliers de litres de lait épandus, ce sont des images fortes et qui ont pu en choquer certains…
Les agriculteurs voulaient des actions crédibles. Lorsqu’on a lancé la grève du lait, l’idée était de ne plus livrer les laiteries et en même temps d’organiser des distributions gratuites de lait cru auprès des citoyens dans des fermes wallonnes. Quant aux épandages, il est vrai qu’au premier abord, certains citoyens, et même des agriculteurs, trouvaient ça scandaleux. Mais lorsqu’ils ont compris pourquoi nous agissions ainsi, ils nous ont soutenus. De plus, en termes de volume, ce qui nous avons épandu ne représente rien quand on voit les gaspillages qui sont faits tous les jours par l’Europe au niveau agro-alimentaire vers les pays d’Afrique et autres.
Etes-vous satisfait des négociations avec le politique, tant au niveau national qu’européen ?
Au départ, les politiques ont été un peu surpris lorsqu’ils se sont rendu compte que nous n’étions plus un mouvement minoritaire. Plus de 2000 personnes présentes à une réunion à Ciney, on avait plus vu ça dans le milieu agricole depuis près de 30 ans ! Grâce à nos actions, nous avons finalement été écoutés. Le ministre régional, Benoît Lutgen, a tenté de trouver des solutions au niveau régional, mais comme il n’a pas de pouvoir d’action au niveau régional, il ne pouvait pas répondre à nos attentes en matière de régulation. C’est pour cela qu’il y a eu beaucoup de négociations avec la ministre fédérale, Sabine Laruelle, qui au départ était en faveur du libre marché et du libéralisme. Au fil des réunions, nous avons senti un changement de position clair. La ministre a finalement dit devant 700 personnes qu’elle était en faveur d’une agriculture paysanne, en faveur du quota et de sa diminution, et en faveur de la régulation de la production. Au niveau belge, on pense qu’il y a eu une avancée.
Contractualisation : Il s’agit d’un contrat qui lie l’éleveur à une ou plusieurs entreprises agro-industrielles. L’éleveur doit alors livrer les quantités prévues par le contrat, au risque de devoir payer des amendes. Il doit également se fournir en intrants (engrais, semences, matériel et parfois même banques…) auprès d’un fournisseur déterminé par ce contrat.
Au niveau européen, on a rencontré la Commissaire européenne, Fischer Boel, une dizaine de fois. Au départ, elle nous a pris à la rigolade et au fur et à mesure, elle s’est rendue compte que la grogne était massive et présente dans de nombreux pays européens. Elle nous a écouté, mais n’a jamais changé la moindre virgule dans son texte, qui est un texte tout à fait libéral. Pour elle, il n’est pas possible de revoir la position concernant les quotas. Par contre, il y a quelques ouvertures. Elle est d’accord d’entendre parler d’une régulation. Mais nous devons rester très vigilants sur le type de régulation qu’elle souhaite pratiquer. Nous ne voulons pas d’une régulation qui menacerait les petites et moyennes fermes paysannes et favoriserait l’agrandissement d’autres fermes. C’est ce que la Commissaire européenne appelle la « restructuration ». Au niveau européen toujours, un groupe de haut niveau a été mis en place suite à ces actions. Il regroupe les directeurs de l’administration des 27 pays européens. Nous avons eu l’occasion d’expliquer nos positions avec d’autres acteurs européens du mouvement, notamment au sujet de la contractualisation, que nous rejetons.
Cette lutte que vous menez dépasse la seule question du lait…
En effet, il y a là un enjeu central par rapport à toutes les questions sur la table aujourd’hui : Quelle alimentation voulons-nous ? Quel mode de production a le moins d’impact sur le réchauffement climatique ? Quel impact au Sud ? Un exemple : les aides européennes favorisent l’envoi de lait en poudre en Afrique, comme au Burkina Faso, au Mali ou au Niger. Les réalités locales font que les coûts de production sont plus élevés que la poudre lait exportée et donc les produits locaux sont plus chers que les produits provenant d’Europe. Une manière de casser les prix là-bas et de se faire de l’argent sur le dos des producteurs locaux du Sud avec comme conséquences très grave l’appauvrissement et la famine.
Vous défendez l’agriculture paysanne, ses valeurs sociales et environnementales.
L’agriculture paysanne est à taille humaine, à vocation artisanale et à vocation nourricière. On est pas du tout en faveur des productions énergétiques (NDLR : production de colza pour l’agrocarburant, par exemple), même si on pourrait imaginer d’utiliser des sous-produits. Mais la première vocation de l’agriculture est de nourrir la planète. La volonté est de développer cette agriculture paysanne de la façon la plus digne possible d’un point de vue social, donc de payer les gens correctement, chez nous, mais aussi au Sud. Ce qui signifie avoir un prix rémunérateur qui couvre le coût de production et d’en tirer un revenu. Nous défendons également une agriculture mixte, afin, par exemple, que les productions végétales servent à nourrir l’animal, sans passer par l’achat de soja de l’autre côté de la planète, avec les problèmes qu’on connaît (déforestation, délocalisation des producteurs et peuples indigènes). Car l’enjeu environnemental est crucial. La relocalisation de l’agriculture est essentielle notamment afin d’éviter les transports des produits par camions ou les avions qui nous apportent des haricots du Kenya, même bio. Pour avoir une politique cohérente, il faut redévelopper une agriculture locale et des filières de commercialisation qui permettent de vendre les produits à des prix décents pour les consommateurs.
Quel rôle peut jouer le consommateur, d’un point de vue tant individuel que collectif ?
L’acte d’achat du citoyen (terme que nous préférons à celui de « consommateur », qui implique la consommation et l’hyper consommation) joue fortement sur le mode de production. Beaucoup de critères entrent en compte, ce qui ne facilite pas la tâche du consommateur. Par exemple, acheter du bio en grande surface, en pensant faire du bien à la planète, n’est pas nécessairement la solution. Même en agriculture biologique, on peut faire de l’agriculture intensive. Comme on peut faire de l’agriculture conventionnelle de manière autonome dans le fonctionnement de son exploitation, sans être lié à l’industrie agro-alimentaire. Au-delà des labels que tout le monde connaît, il y a des choses beaucoup plus fines et compliquées à analyser sur le mode de production, sur la provenance des produits, etc. Il faut donc mieux s’adresser aux producteurs locaux. Et prendre conscience de la main mise des multinationales sur l’alimentation, les matières premières et ressources naturelles de la planète.
La FUGEA encourage les groupes d’achat solidaires de l’agriculture paysanne et différentes formes de collectivités qui réunissent des paniers bio qui viennent de chez nous. La difficulté c’est que la filière locale est à recréer. Les producteurs ont été amenés à travailler de manière industrielle, avec des grosses quantités, pour lesquelles ils sont très mal payés. Il faut donc repenser le mode de production et également avec des filières alternatives de commercialisation.
Un autre domaine d’action est la restauration collective, qui pèse beaucoup sur la quantité de produits utilisés aujourd’hui. L’idée est de mettre en place des cahiers des charges qui défendent une agriculture paysanne et biologique.
Et le rôle de l’éducateur ?
Réapprendre la saisonnalité des produits, pour que chacun sache qu’une fraise ne se mange pas au mois de décembre. Rééduquer à cuisiner. Apprendre à éviter les emballages. Evidemment, ça devient difficile d’avoir en grande distribution des produits non emballés, puisque ça fait partie des normes dites sanitaires. Il vaut donc mieux s’adresser à des producteurs locaux, des groupes d’achat ou des magasins qui proposent du vrac. Apprendre à bien analyser les produits et leur provenance. Aujourd’hui, la plupart des légumes vendus sur les étales de la grande distribution sont produits en Andalousie, dans des conditions sociales et environnementales déplorables. Informer aussi de la volonté des multinationales de maîtriser l’alimentation, mais aussi l’essence ou l’eau.
Propos recueillis par Céline Teret, Réseau IDée
Photo: FUGEA
- FUGEA (membre de la Coordination Européenne Via Campesina) : 065 33 55 03 – www.fugea.be
Charte de l’agriculture paysanne sur www.saveurspaysannes.be - Lire aussi « Crise laitière : quand l’industrie prend les commandes » (Valériane n°80, nov.-déc. 2009)
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