Francine Laurent nous invite à prendre le café chez elle. Elle habite la mal nommée rue du Progrès, à une encablure de la gare de Bruxelles-Nord, dans un quartier multiculturel et populaire, aux trottoirs salis mais à la vie familière. Elle vit ici depuis 44 ans, avec des rails pour jardin et un carrefour à 5 branches pour voisin. En 2005, Francine a reçu un recommandé l’informant de la construction future d’un viaduc en lieu et place de son étroite maison amenée à disparaître, viaduc permettant de dissocier le trafic RER des lignes à grandes vitesses. Au total, ce sont trente maisons qui vont être détruites et les 85 ménages y habitant expulsés. « Mais je ne veux pas lâcher. Mon fils m’a dit : « aucun expert n’entrera ici ». C’est une question de principe. Je suis attachée au quartier, même s’il se dégrade. C’est toute une vie », raconte-t-elle. Avec certains de ses voisins, elle a donc manifesté son mécontentement en l’affichant aux fenêtres, en l’écrivant, en participant à des réunions de concertation. Dans son combat, elle est épaulée par plusieurs associations, dont Inter-Environnement Bruxelles.
Pas de possibilité de se reloger
« Une solution alternative existe, mais elle a été rejetée par Infrabel car moins performante et plus coûteuse, explique Claire Scohier, d’IEB. Nous nous trouvons ici face à un arbitrage entre l’efficience d’un moyen de transport public servant la collectivité et la préservation de la vie d’un quartier et du droit au logement de ses habitants. L’étude d’incidences montre que les habitants ne retrouveront jamais des conditions de logement et de loyers équivalentes. Il en va du droit des gens, même précaires, d’habiter la ville ». La chargée de mission a donc sonné à toutes les portes pour organiser la résistance. « La plupart de ces habitants ne sont pas outillés pour se défendre, et 2/3 sont locataires. Dans le rapport de force, ils se sentent faibles. C’est alors un peu le chacun-pour-soi, chacun essaie de s’en sortir individuellement, par exemple en acceptant la proposition d’Infrabel sans le dire à son voisin. Nous avons déjà obtenu certains dédommagements, mais toujours aucun engagement sur la reconstruction d’un nombre équivalent d’habitations dans le quartier pour assurer le relogement. Cela dit, le permis n’est pas encore délivré, et il y a encore un recours possible». Francine nous confie : « Toutes ces procédures, cette incertitude, c’est épuisant ». Dans sa véranda, les canaris chantent. Mais jusque quand ?Spéculation & gentrification à Tour & Taxis
A deux kilomètres de là, mêmes trottoirs salis, même fragilité sociale, mais autres luttes. Pierre Lauwers et Sylvie Eyberg nous accueillent dans leur appartement du quartier Maritime. Ils font partie du Comité de Quartier qui depuis plusieurs années, avec IEB notamment, combat les projets immobiliers spéculatifs successifs dont fait l’objet le site tout proche de Tour & Taxis. Il faut dire que cette ancienne zone ferroviaire et de dédouanement attire la convoitise : une friche de 45 hectares, un patrimoine hors du commun, en plein centre de Bruxelles, à deux pas du canal. Pour que cet espace leur ressemble, de nombreux habitants se sont investis : ateliers de réflexion, enquêtes auprès des ménages sur le Tour & Taxis dont ils rêvent, écriture d’un manifeste. Le tout devant alimenter un schéma directeur fixant le cadre du futur développement de la zone. Mais sans force de loi.« Très vite les habitants ont été mis sur la touche, considère Pierre. Dans le rapport de force avec le promoteur privé et l’administration, nous sommes faibles. Le risque étant que le promoteur définisse seul le projet de ville. C’est devenu de l’information plutôt que de la concertation. Qui plus est de l’information fatigante : venir voir les habitants avec des plans d’urbanisme, c’est la meilleure façon de les noyer. Mais nous essayons malgré tout de limiter les dégâts ». Quels dégâts ? La construction de minimum 220.000 m2 de luxueux commerces, logements et bureaux. « Un morceau de ville », dixit le promoteur. Le tout habillé d’arguments massue : plus de densité, de mixité, d’écologie, de retour en ville, de qualité de vie, etc. C’est plutôt « durable » , non ? Sauf que Sylvie et Pierre ne s’y trompent pas : ce projet fait fi de l’histoire populaire des lieux . « Il y aura une rupture sociale radicale entre le site et son environnement. On veut ériger là une bulle sécurisée, un vase clos doré, complètement déconnecté de la réalité du voisinage actuel ». À l’image du très trendy Entrepôt Royal, avant-goût de ce qui est annoncé sur le reste du site.
« Comment s’assurer que ce luxe ne va pas stigmatiser davantage la population précarisée avoisinante ? En quoi cela répond-il aux besoins des habitants du quartier ? Les logements ne leur seront pas accessibles. A-t-on besoin d’une galerie commerçante, d’autant que City2 est à deux pas ? Un Aldi, à la limite… Amener des revenus élevés ou moyens, pour plus de mixité ? Disons plutôt pour garantir un modèle de ville résidentielle bourgeoise et sans friction, et pour augmenter l’assiette fiscale. Le politique n’est jamais autant avide de mixité sociale que quand il s’agit de quartiers populaires. » Et de constater une gentrification : « Des gens sont arrivés ici parce qu’ils n’ont pas eu le choix. Au fil des ans et des « contrats de quartier » (ndlr : programmes de revitalisation initiés par la Région de Bruxelles-Capitale), ils ont investi leur lieu de vie, le rendant petit à petit plus attrayant. Mais le quartier s’améliorant, il attire des gens plus aisés, donc les loyers augmentent, donc les plus pauvres partent. On voit ça partout à Bruxelles. »
Le Comité de Quartier Le Maritime, plaide donc pour la création de logements sociaux – véritable urgence à Bruxelles – et la conservation d’espaces verts, de respiration. « Mais nous ne voulons pas que l’on remplisse « ce vide » à tout prix. Avant de modifier une zone aussi rare, il faut vraiment une bonne idée », concluent Pierre et les siens. S’ils ont déjà obtenu beaucoup de victoires, cette fois ils ne semblent pas encore avoir été entendus.
Construire des logements, (trop) vite
En remontant vers le Nord, par delà le canal, on quitte progressivement le coeur de la ville et son habitat agglutiné. Les espaces verdissent, les maisons s’embourgeoisent, les rues se vident. Mais la pression immobilière et le manque criant de logements abordables à Bruxelles ne s’accommodent pas du vide. Ainsi en va-t-il à Neder-Over-Hembeek (NOH), zone périphérique aux larges espaces verts. La Ville et la Région ont décidé d’y construire environ 500 logements moyens et 200 logements sociaux. De quoi éponger une infime partie des 170.000 nouveaux habitants annoncés à Bruxelles d’ici 2020, et de répondre à quelques-uns des 50.000 ménages qui attendent déjà pour un logement social.
Cette annonce a évidemment ému de nombreux Hembeekois, qui ont été parfois près de 200 à se déplacer aux réunions de concertation. « Les infrastructures publiques (écoles, crèches…) et les transports publics existants ne permettent pas de répondre aux besoins actuels des habitants. Comment pourraient-ils dès lors répondre à ceux des milliers d’habitants annoncés ? », s’interroge Olivia Lemmens, d’IEB, qui a accompagné le processus. D’autant que chacun des lotissements est pensé individuellement, a sa propre commission de concertation, sans stratégie globale pour la zone. Les comités de quartiers, nombreux à Neder-Over-Hembeek, se sont donc regroupés. Pour faire entendre leurs inquiétudes dans un premier temps, pour apporter une expertise globale ensuite. Pierre Hargot, habitant et membre de la plateforme de coordination des comités : « Chaque quartier fait rapport aux autres, afin de croiser les infos parcellaires que nous recevons de l’administration, au goutte-à-goutte. Tout est téléchargeable sur notre blog (www.neder-over-heembeek.be).. Cela permet d’analyser les enjeux et de penser les solutions de façon globale et durable. Nous ne sommes pas contre ces nouveaux logements, mais pas n’importe comment. Echanger aide aussi à réagir de façon moins émotionnelle et plus technique. Cela nous a permis de faire évoluer certains projets. Nous commençons à être entendus. » Parallèlement, toutes les 3 semaines, un groupe de réflexion se réunit également pour penser à l’avenir de NOH, pour voir quels atouts valoriser, en invitant des intervenants extérieurs.Que ce soit à Neder-Over-Hembeek, Tour &Taxis, rue du Progrès ou ailleurs, la résistance s’organise à Bruxelles. Pour un aménagement du territoire répondant aux attentes spécifiques de ses habitants, de tous ses habitants. Pour une capitale qui ne soit pas que du capital. C’est capital.
Christophe Dubois
Article publié dans le dossier « Aménagement du territoire ou territoires à ménager ? », de Symbioses (n°86 – printemps 2010), magazine d’éducation à l’environnement du Réseau IDée
- IEB et sa revue Bruxelles en Mouvement – 02 893 09 09 – www.ieb.be
- A voir aussi, le film « Les emmurés du midi », ou d’autres ici