« La Terre réagit à une vitesse qui dépasse les prévisions les plus pessimistes. Il faut avoir réglé le problème des changements climatiques avant 2020. Au niveau de la biodiversité, ce n’est pas mieux (…) C’est-à-dire qu’il faut avoir changé nos comportements, nos façons de produire et de vivre avant 10 ou 15 ans. C’est une urgence absolue » (1). On l’entend partout : urgence. Ici c’est le petit écran qui le dit. Là, c’est un rapport des Nations Unies (2). Ecrit par des scientifiques. Urgence, planète, survie. Trois mots qui semblent désormais indissociables. Et répétés à l’envi par les journalistes, les hommes politiques, les parents anxieux, et même, dorénavant, par leurs enfants inquiets.
Discours anxiogène
C’est vrai – enfin on le pense – l’urgence environnementale est là. Pour y répondre, il faudrait changer les comportements. Pour les changer, il faudrait faire prendre conscience de cette urgence dès le plus jeune âge. Et à certains animateurs et enseignants soucieux de sensibiliser leurs publics à l’environnement de rabâcher aussi ces mots : urgence, planète, survie. Comme un sablier qui s’égraine. Effrayant. Résultat ? « En dix-huit ans, on est passé d’une éducation au plaisir à une éducation à l’horreur », déplorait Laurent Marseault, dont la conférence « L’éducation à l’environnement fabrique-t-elle des névrosés ? » a fait mouche lors d’une récente journée de réflexion du secteur (3). Le pédagogue se souvient qu’auparavant, une animation nature était un pur moment de bonheur. Aujourd’hui, la tendance est au discours culpabilisateur, anxiogène. Pourtant, on le sait, le discours du « train lancé à toute vitesse vers un ravin », de « la planète qui va réagir, aujourd’hui ou demain, comme une casserole de lait qui déborde », n’est ni éducatif, ni même productif.
Peur contre-productive
Primo, brandir le spectre d’une urgence terrifiante est inefficace. Janis et Feschbach le démontraient déjà en 1953, rejoints ensuite par de nombreuses autres recherches (4) : plus les messages ont recours à une peur forte, moins ils amènent les gens à changer d’attitude ou de comportement. Explication : un message très effrayant conduirait l’individu à chercher à contrôler sa peur, et non plus le danger, ce qui le pousserait à négliger, voire à nier, les informations et ceux qui la délivrent. Autrement dit : en prédisant des cataclysmes environnementaux et humanitaires, en annonçant le bouleversement imminent de nos vies, que ce soit scientifiquement avéré ou pas, nous prêchons dans le désert.
Il ne faut certes pas donner à penser que « tout est beau dans le meilleur des mondes », mais pour éduquer à l’environnement, le plaisir semble un levier bien plus fort que la peur. Les initiatives exposées dans ce second Symbioses consacré à l’alimentation en sont un bon exemple : plutôt que de nous gaver des risques d’une mauvaise alimentation, elles nous servent du plaisir, le plaisir de goûter, de partager un repas, voire même de cuisiner des aliments « durables ».
Urgence et éducation : une antinomie
Secundo, outre la dérive d’une « pédagogie du cataclysme », un autre risque couve : sacrifier les visées pédagogiques et éducatives sur l’autel de l’urgence environnementale. Sous le refrain de « la fin justifie les moyens », de plus en plus d’éducateurs ont tendance à vanter la « manipulation bienveillante », si efficace selon certains psychologues pour changer rapidement les comportements dans le sens souhaité (5). Quitte à se rapprocher davantage de la propagande ou du marketing que de l’émancipation, de l’éducation au choix et au sens critique. Le temps de l’urgence n’est pas celui de l’éducation. Comme disait Georges Braque : « Contentons-nous de faire réfléchir, n’essayons pas de convaincre ».
Christophe Dubois
Article publié dans Symbioses n°88 – novembre 2010)
(1) propos d’Isabelle Delannoy, scénariste du documentaire Home
(2) Rapport du PNUE sur l’avenir de l’environnement mondial, mai 2002
(3) Journée de réflexion qui a réuni les animateurs et coordinateurs des Centres de Dépaysement et de Plein Air (CDPA) de la Communauté française et ceux des Centres Régionaux d’Education à l’Environnement (CRIE) de la Région wallonne, le 10 septembre 2010, à Namur.
(4) L’effet sur les comportements des messages ayant recours à la peur a fait l’objet de nombreuses recherches. Citons celles menées par H. Leventhal, S. Jones, G.J. Boyle…
(5) R.-V. Joule et J.-L. Beauvois , « Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens » (2002) et « La soumission librement consentie » (1998)
[...] une approche plus distanciée, dénonçant le discours anxiogène de l’urgence, à travers cet édito de Christophe Dubois. Il contient moult références utiles et est suivi d’une réaction tout aussi documentée de [...]
[...] une approche plus distanciée, dénonçant le discours anxiogène de l’urgence, à travers cet édito de Christophe Dubois. Il contient moult références utiles et est suivi d’une réaction tout aussi documentée de [...]
Bonsoir Christophe,
Votre édito a retenu mon attention. Vous savez sûrement que j’ai co-écrit un essai intitulé L’enseignement face à l’urgence écologique (Aden). La problématique de l’urgence retient donc toute mon attention. Avec l’éditeur, nous avons beaucoup réfléchi au choix du titre et il n’est pas parfait, ne fût-ce que parce que nous sommes déjà dans un état d’urgence écologique depuis quarante ans! Le problème, c’est que nous n’avons pas trop le choix. Tous les signaux sont au rouge. L’horloge écologique tourne et ne nous attend pas, le “jour de dépassement” tombe chaque année de plus en plus tôt. L’humanité est confrontée à un problème philosophique qui relève de la quadrature du cercle : il faudrait ralentir, mais nous devons (ou devrions?) agir sans tarder. Alors, urgence, planète, survie ne sont pas des vains mots, hélas… D’autre part, la question éducative n’est pas seulement “que faire?”, mais “que va-t-il se passer?”, question à laquelle André Lebeau répond dans son essai L’enfermement planétaire (Gallimard, 2008), d’une lecture très instructive pour toute personne sensible à notre avenir. Yves Cochet ajoute que nous n’éviterons plus la catastrophe, mais qu’il s’agit de faire tout pour en amortir le choc, dans le respect de la démocratie, si possible.
Je ne suis pas certain que la peur soit toujours pédagogiquement démobilisatrice. Vous citez des recherches qui prétendent le contraire, mais on pourrait aussi bien mentionner l’”heuristique de la peur” théorisée par Hans Jonas ou le “catastrophisme éclairé” de Jean-Pierre Dupuy. Quand je fais des animations dans les écoles, je ne cache pas aux élèves que la situation est grave. C’est l’édulcorer qui serait malhonnête et manipulateur. Car où se trouve la manipulation? Chez ceux qui osent parler d’une situation difficile ou chez ces présentateurs télé qui parlent aux enfants de protection de l’environnement sur un ton ludique et détendu, à grand renfort de sourires et de clins d’?il? Le meilleur moyen de conforter les jeunes dans leurs pulsions de surconsommation serait de les rassurer en affirmant doctement que la situation est sous contrôle, que les problèmes sont exagérés par les médias et les écologistes, que les preuves scientifiques se font toujours attendre, que nous possédons des ressources pour l’éternité, que la planète se porte mieux au 21ème siècle qu’au 19ème siècle, que les “besoins” et désirs de l’individu sont sacrés, que l’humanité a la capacité de se sortir d’elle-même de tous les mauvais pas, que le génie humain, scientifique et technique, est sans limite, qu’on n’arrête pas le progrès, etc, et last but not least, que tout se résoudrait par des petits gestes pour l’environnement. Alors là, oui, ils se jetteront sans scrupule sur le dernier modèle de baladeur numérique…
Si je parle de la possible catastrophe aux jeunes, en revanche j’évite à tout prix de les faire tomber dans le fatalisme, donnant en exemple ma propre implication dans le milieu associatif (Appel pour une école démocratique, groupe d’achat solidaire, collectif antipub) et la politique (Mouvement politique des objecteurs de croissance) et leur montrant que cette façon de vivre est bien plus souhaitable que la surconsommation, qu’elle m’apporte en sus une bonne dose de plaisir. Bref, je suis un “catastrophiste joyeux”, selon l’expression du journal La décroissance. Les incitant à réfléchir sur le monde et sur leur propre condition, puis à agir, je suis tout sauf nihiliste.
Voilà la petite mise au point que je voulais partager avec vous. Bravo pour votre travail et votre publication, que je lis avec intérêt.
Cordialement,
Bernard Legros