Je sens, je touche, j’avance à tâtons… Agrippée à une main courante m’indiquant la direction à prendre, je frôle une plaque en ardoise. Mes doigts y devinent du braille. Sous mes pieds, un sol de terre cède soudainement la place à un carré de béton. « La dalle sur laquelle tu te trouves indique que face à toi se situe la cabane à outils, et derrière les bacs surélevés. » La voix que je suis, c’est celle de Christian Badot, jardinier du « Jardin pour tous ». Christian est aveugle. Je le suis aussi le temps d’une visite au jardin, les yeux bandés. Etrange situation que d’être guidée par un aveugle…
La visite se poursuit en ce jour d’été. Après avoir difficilement reconnu du romarin, puis du maïs, au touché et à l’odeur, me voilà emmenée vers un bac contenant des outils en bois. Imaginés et conçu par Christian avec l’aide de Philippe, un jardinier « valide », ces outils permettent d’égaliser la terre, de tracer des sillons bien droits, de faire des trous dans la terre à distance et profondeur régulière, de semer, de planter… sans voir. « Pour construire ces outils, on est chaque fois parti d’une difficulté rencontrée par les non-voyants en tentant d’y apporter une solution. Ces outils sont aussi souvent utilisés par les voyants, c’est une intégration à l’envers ! », lance Christian avec cet enthousiasme qui semble lui coller à la peau.
Aménagements pour tous
Situé dans le namurois et appartenant à l’asbl Nature & Progrès, le jardin accueille chaque mardi une douzaine de jardiniers, dont deux aveugles et deux personnes à mobilité réduite. Un groupe mixte. Christian aime à user de cette comparaison : « Nature & Progrès prône la biodiversité. Les jardiniers du mardi sont un bel exemple de biodiversité humaine : il y a des hommes, des femmes, des gros, des grands, des blonds, des bruns, des aveugles, des handicapés moteurs, des novices en matière de jardinage ou d’autres qui s’y connaissent… »
Chaque personne handicapée parvient à y travailler en toute autonomie, grâce aux différents aménagements réalisés. Outre les repères pour les malvoyants et les aveugles, le jardin est parsemé de larges bacs en hauteur, construits de manière à ce que les « chaisards » – personnes en chaise roulante – puissent passer leurs genoux dessous et travailler la terre sans se pencher. Le jardinage y est biologique, au bonheur de Christian : « Non seulement le bio nous évite d’utiliser des produits chimiques, encore plus dangereux à manier lorsqu’on a un handicap, mais surtout, si on veut qu’on nous respecte en tant que personnes handicapées, il faut apprendre aussi à respecter le vivant. »
Autre image
Ce jardin et le contact avec l’environnement, c’est aussi une manière de reprendre confiance et de donner une autre image du handicap. Christian en a fait l’expérience et partage son ressenti : « Quand on est handicapé, on se déprécie, on a peur, on a le sentiment qu’on vaut moins que les autres, on a du mal à se projeter dans l’avenir. On est dépendant aussi. La moindre chose qu’on n’arrive pas à faire nous rappelle notre handicap. On se referme sur soi, on reste à l’intérieur. Et on doit vivre le regard des autres, d’autant que la personne handicapée est perçue comme ne faisant rien. Pourtant, la qualité d’une personne n’est pas ce qu’elle fait, mais ce qu’elle est… Le jardin vient solutionner toutes les toxines qui entravent le cœur des personnes handicapées. On reprend confiance en soi, on est plus autonome. On partage des choses qu’on sait. Et on est à l’extérieur, il y a le vent, les oiseaux, les odeurs… C’est un espace de liberté. Le jardin vient gommer les handicaps : il pleut, c’est pour tout le monde, il y a des limaces, c’est pour tout le monde… »
Partage avec les valides
« Pour moi, le jardin, c’est plus que des plantes et des légumes, poursuit encore Christian. C’est un lieu convivial d’échange et de rencontre. C’est le meilleur moyen pour s’intégrer dans la société. Si j’arrive à me déplacer dans le jardin, je peux le faire ailleurs. » Pour les jardiniers valides, c’est aussi un vrai terreau d’apprentissages, comme le partage Philippe : « Souvent, on a un regard de compassion sur le handicap. Ce jardin aide à voir les choses autrement, on a moins peur quand on est en présence d’un handicapé. On va aussi apprendre à changer son vocabulaire, en évitant par exemple de parler de ‘gens normaux’ pour les personnes valides. » Et Georges d’enchaîner : « Je n’ai jamais fait la différence entre les voyants et les non-voyants. Il y a juste des petites adaptations à faire, comme mettre la main sur l’épaule au lieu de lever la main, comme être attentif à ne pas laisser traîner les outils par terre… » Au bout du jardin, Marc lance : « Vous savez, Christian il va plus vite que moi pour planter les salades ! »
Article rédigé par Céline Teret dans « Symbioses » périodique trismestriel du Réseau Idée (n°89, premier trimestre 2011)
Nature & Progrès – 081 30 36 90 – jardindidactique@natpro.be – www.natpro.be/jardinage
> sur demande, visite en immersion du jardin
Christian Badot est aussi l’auteur de l’ouvrage « Jardintégration »