Un milliard de personnes dans le monde souffrent de la faim. Près de deux tiers sont ceux-là même qui produisent l’alimentation mondiale. L’accablant paradoxe… Comme s’échine à le claironner Olivier De Schutter, le rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation : « La faim dans le monde n’est pas le résultat d’une mauvaise météo ou de mauvaises récoltes. Il y a assez de nourriture, mais les populations n’ont pas le pouvoir d’achat nécessaire pour l’acheter. Et ça, c’est un problème politique. »
Interpellant, révoltant. La FAO, Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, clame : le monde a besoin de 30 milliards de dollars par an pour éradiquer le fléau de la faim et assurer à chaque être humain son droit fondamental de se nourrir. On est pourtant loin du compte quand il s’agit d’ouvrir son portefeuille pour les ventres vides, alors que reste coincé dans les gosiers le montant de 3000 milliards injectés pour « sauver » les banques…
L’ogre au Nord, la poubelle au Sud
Les enjeux de la production alimentaire sont à analyser dans toute leur complexité. Ils impliquent de nombreux acteurs, des petits paysans aux industries agroalimentaires. Ils touchent à des besoins vitaux pour certains, à la cupidité pour d’autres. Ils privilégient des modes de production à petite échelle ou industriels. Ils se déploient du local au global et concernent le Nord comme le Sud. Mais à balance inégale…
20% de la population, située principalement dans les pays occidentaux, consomme 80% des ressources alimentaires mondiales. L’aberration est telle que les pays pauvres en viennent à consommer des produits importés, moins chers que ce que proposent les producteurs locaux. Ces prix plancher sont notamment dus aux subventions dont bénéficient les agriculteurs européens (la PAC, Politique agricole commune, représente 40% du budget total de l’UE !) et nord-américains, ainsi qu’au faible niveau de taxation au Sud sur les importations. Du coup, le lait en poudre ou les découpes de poulets plus ou moins congelés en provenance de l’UE envahissent les marchés et magasins africains. Pourtant, l’Afrique dispose de vaches, mais pas des infrastructures nécessaires pour transformer et conserver le lait. Et le poulet africain, trop cher pour les consommateurs locaux, est exporté.
Histoires à couper l’appétit
La liste des aberrations mène à l’indigestion. Comme ce soja cultivé par dizaines de millions d’hectares aux Etats-Unis et en Amérique latine, causant déforestation et monoculture intensive, pour nourrir la volaille et le bétail européens. Comme ces poissons vietnamiens bourrées d’antibiotiques pour tenir le coup jusque dans nos assiettes. Comme ces crevettes pêchées en Ecosse, décortiquées en Asie du sud-est, consommées en Europe, effectuant ainsi un voyage de plus de 16 000 km en avion. Comme ces fraises qui, par hydroponie (agriculture intensive hors-sol, alimentée par une eau enrichie d’éléments nutritifs chimiques), enfreignent les lois de la nature en poussant en hiver et sans terre, et se retrouvent dans nos supermarchés à un prix défiant toute concurrence. Comme ces traders qui se frottent le ventre en spéculant sur les variations des cours du blé, du maïs, du sucre ou du café. Comme ces migrants d’Afrique et d’Europe de l’Est parqués dans des bidonvilles et sous-payés pour ramasser, sous les gigantesques serres d’Andalousie, les tomates standardisées qui s’étalent dans nos supermarchés. Comme la Chine devenue premier exportateur mondial de tomates, alors que le Chinois ne consomme que 600 gr de tomates par an. Une Chine, d’ailleurs, de plus en plus prospère, dont la population grandissante aspire à aligner son niveau de vie sur celui des Occidentaux, et qui risque d’ici 2030 d’engloutir 70% de la production mondiale de blé et 75% de viande.
Afin de prévenir le potentiel manque d’accès à la nourriture, le gouvernement chinois et d’autres se tournent de plus en plus vers les terres étrangères, là où de grandes superficies sont moins chères, le climat favorable à la production, et la main-d’œuvre locale peu coûteuse. En pleine crise alimentaire et financière, de vastes étendues de terres arables sont ainsi louées ou achetées par des gouvernements, mais aussi par des investisseurs privés et des multinationales convoitant de nouveaux bénéfices (notamment dans le secteur des agrocarburants). Ce phénomène d’accaparement des terres, sorte de néocolonialisme foncier, touche les pays en développement, à hauteur de 50 millions d’hectares de terres agricoles, soit près de 16 fois la superficie de la Belgique. Dans certaines régions, les populations locales risquent d’être privées d’un accès à des ressources indispensables à leur subsistance. Se voit donc renforcé un problème qui touche déjà sévèrement les petits producteurs depuis tout temps et sous différentes formes : l’accès à la terre.
Petits producteurs face à l’agrobusiness
« La chaîne de production et de distribution alimentaire compte un grand nombre d’acteurs, explique Olivier De Schutter. Aux bouts de la chaîne, il y a des acteurs très vulnérables… Les petits paysans et les consommateurs pauvres sont les plus marginalisés. Mais dans la chaîne il y a aussi des grands acteurs, qui déterminent leur politique de prix, leur politique d’achat, leur politique de vente et sur lesquels les contrôles sont très faibles, voire inexistants. » De la semence aux étales de supermarchés, du filet de pêche aux rayons des surgelés, une flopé d’intermédiaires vient se greffer à la grosse machinerie alimentaire. Résultat : une sole achetée à 1€/kg à un pêcheur sénégalais est vendue dans nos grandes surfaces à 14€/kg.
Et ça ne se passe pas qu’au Sud. Chez nous aussi les petits producteurs triment… Il y a peu, la crise laitière sévissait dans le milieu agricole belge et français. Une grogne pour dénoncer le prix de vente du lait, bien trop bas par rapport aux coûts de production réellement engendrés. Et derrière cette mobilisation des producteurs de lait, un message : l’auto-régulation des marchés, à savoir « plus il y a de lait sur le marché, moins le lait est cher, et plus les producteurs seront compétitifs au niveau international », c’est du pipeau ! Les grands gagnants de ce type de transaction ne sont autres que « l’industrie agro-alimentaire, d’une part, qui bénéficie de matières premières à très bas prix, et la grande distribution, d’autre part, qui vend des produits laitiers à des prix beaucoup trop élevés par rapport à ce qui est payé aux producteurs », gronde Xavier Delwarte de la Fédération Unie de Groupements d’Eleveurs et d’Agriculteurs (FUGEA).
Car détrompons-nous, quand il y a hausse des prix sur le marché, les petits producteurs ne gagnent pas plus. Et quand il y a diminution, les consommateurs ne payent pas moins. « Les prix ne sont pas la résultante de l’offre et de la demande, ils découlent d’un marchandage très inégal », souligne à ce sujet Olivier De Schutter.
A l’image de l’agriculture européenne, le nombre d’exploitations agricoles en Wallonie est en chute libre (55% en moins en 25 ans), provoquant une diminution du nombre d’emplois dans le secteur. Le caractère familial qui caractérisait jusqu’il y a peu l’agriculture wallonne se fait de plus en plus rare, les petites exploitations étant gobées par de gros exploitants désireux de renforcer leur compétitivité. Le secteur agricole est également soumis à des normes et contrôles de plus en plus pointus et, par conséquent, à des frais toujours plus lourds, afin de garantir la sécurité de la chaîne alimentaire. En Belgique, l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (Afsca) est montrée du doigt, considérée comme une menace notamment pour les petits opérateurs (producteur, transformateur, distributeur) et pour la diversité des produits. Exemple : vous paierez plus cher en analyses si vous produisez et vendez en petite quantité 5 fromages différents que si vous écoulez des millions d’unités d’un seul fromage.
Environnement menacé
Sous le joug de la sacro-sainte compétitivité mondiale, la production alimentaire semble devenue une sorte de grosse machine hyperindustrielle télécommandée par quelques multinationales prêtes à tout pour diminuer leurs coûts. Afin d’accroître leur rendement, les grandes exploitations agricoles sont concentrées et en monoculture, éteignant peu à peu la diversité des variétés cultivées. Elles se fournissent en semences commerciales, oubliant la pratique traditionnelle consistant à ressemer et échanger une partie du grain récolté. Elles flirtent avec le génétiquement modifié. Elles emploient pesticides et engrais chimiques, jouant avec la santé des producteurs et des consommateurs, mettant à mal les sols, l’eau, les nappes phréatiques, et une fois encore la biodiversité. Résultat, l’agriculture intensive est responsable d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre. Sur les 15 milliards d’hectares de terre ferme contenus sur la surface du globe, près de 2 milliards sont dégradés. Les espèces de plantes et d’animaux qui nous nourrissent ont perdu 75% de leur diversité génétique. Triste tableau…
Sans parler d’autres secteurs tels que la pêche. Les énormes cargos industriels avalent les poissons à coup de tonnes, épuisant les mers, menaçant l’écosystème marin, appauvrissant les petits pêcheurs. Ici aussi, des savoirs ancestraux se perdent, faisant place à des modes de production mondialisés.
Changement de cap
Face à ces inégalités socio-économiques et impasses environnementales, des voix s’élèvent au Nord comme au Sud pour rompre avec le modèle de production actuel. Des organisations paysannes, mouvements sociaux, associations, petits producteurs, citoyens… revendiquent un changement de cap. Pour que soit respecté le droit à la souveraineté alimentaire, permettant aux peuples et aux Etats de choisir eux-mêmes leurs politiques agricoles et alimentaires, sans nuire à l’agriculture des autres pays. Pour que soit favorisée la production agricole locale afin de nourrir la population. Pour que soit privilégiée l’agriculture en harmonie avec la culture et les traditions des communautés. Pour que vivent et se développent les exploitations à taille humaine, fonctionnant en relative autonomie. Pour maintenir la diversité des populations animales élevées et des variétés végétales cultivées. Pour rétablir, maintenir et augmenter la fertilité des sols via des techniques agricoles écologiques. Pour (re)découvrir des modes de production respectueux de l’environnement et favorisant la biodiversité. Pour que les agriculteurs, éleveurs, pêcheurs du monde entier puissent vivre décemment de leur métier. Pour un accès à tous à une alimentation saine et de qualité*.
Un changement de cap qui nécessite parfois de passer au-dessus de certains idées reçues : « On part trop souvent du préjugé que seule l’agriculture agroalimentaire à grande échelle peut être suffisamment productive, explique Olivier De Schutter. Les méthodes de production agro-écologiques ont parfois une productivité à l’hectare considérable et bien meilleure que celle dans l’agro-industriel, qui dépend notamment du prix du pétrole (utilisation d’engrais, mécanisation…). » Le rapporteur de l’ONU insistait encore il y a peu, suite à une réunion avec 25 experts internationaux : « La plus vaste étude en la matière montre qu’il est possible d’accroître les rendements de 80% en mettant en œuvre des méthodes respectueuses de l’environnement. »
Ce changement de cap nécessite aussi un réel volontarisme politique, à tous les niveaux de pouvoir, du local au mondial, avec un indispensable regard global et prospectif. Afin d’orienter l’agriculture mondiale vers la durabilité pour tous, au Nord comme au Sud, et non plus vers la profitabilité à quelques géants. Afin de répondre au défi de demain : nourrir équitablement les 9 milliards de personnes qui peupleront la planète d’ici 2050.
Action éducative pour un engagement citoyen
Le commerce international et les politiques agricoles relèvent de décisions prises par de hautes instances nationales ou internationales. Mais le contenu de notre assiette, lui, varie selon nos choix de consommation (cette question fera davantage l’objet du prochain Symbioses). Le citoyen occupe lui aussi une place sur l’échiquier alimentaire. Ce que nous mangeons reflète un système mondial complexe, pas toujours évident à décrypter.
C’est là que les acteurs de l’éducation, issus du milieu scolaire ou associatif, jouent un rôle fondamental. En proposant des clés de compréhension et en glissant progressivement vers une pédagogie de l’engagement citoyen. L’alimentation insuffle aux pratiques éducatives une approche résolument systémique. Parce qu’elle implique une kyrielle d’acteurs, de rapports de force et d’enjeux qui s’entremêlent et ont une incidence l’un sur l’autre, l’alimentation invite à élargir le champ des regards, à s’interroger sur notre modèle de société, et à entrer en projet.
Des projets visant à (re)découvrir les réalités du monde de la production, via une visite chez le producteur, un séjour dans une ferme pédagogique, des achats au marché local. Des projets visant à reprendre contact avec la terre et l’origine de nos aliments, via un potager individuel ou collectif, urbain ou rural, dans le quartier ou à l’école. Des projets visant à favoriser les liens entre consommateurs et producteurs et à relocaliser la production alimentaire, via un groupe d’achat commun (GAC) ou solidaire de l’agriculture paysanne (GASAP). Des projets collectifs et locaux, pour que les petits producteurs et consommateurs ne soient plus ces acteurs vulnérables aux deux bouts de la chaîne, mais bien des partenaires qui avancent ensemble vers un autre modèle de production alimentaire, vers un autre modèle de société.
* Pour s’en persuader, regardez le film-documentaire « Solutions locales pour un désordre global » de Coline Serrault
Céline Teret
Article paru dans le dossier « Alimentation (tome1) », de Symbioses (n°87 – été 2010), magazine d’éducation à l’environnement du Réseau IDée
Parfait.
Malheureusement en 7 ans, aucun changement. La population et les entreprises continuent à s’engluer dans cette voie et l’éducation ne dépasse pas quelques initiatives citoyennes.
La solution, ou en tous cas la dispersion de cette réalité doit être repensée.
« Donnez le choix à un homme et il foncera dans le mur »