Ce que l’on a appelé le mouvement du 15M (15 mai) a débuté à la Puerta del sol de Madrid. Une semaine avant les élections législatives, les citoyens hispaniques ont préféré « prendre la rue », et « occuper la place ». La société espagnole découvrait au milieu des tentes et des campements le visage d’une génération durement touchée par la crise financière de 2008 et sacrifiée sur l’autel des plans d’austérité.
Manuel, ingénieur textile au chômage depuis 3 ans : « On n’a rien à choisir puisqu’ils ont tous le même programme de soumission économique ». Avec des slogans comme « nos rêves ne tiennent pas dans vos urnes » ou « ils ne nous représentent pas », la jeunesse espagnole entendait dénoncer le jeu de dupes que représentait ces élections. La répression policière ou les arrestations à la Plaza Catalunya, n’affaiblirent pas le mouvement, bien au contraire. Les réseaux sociaux (facebook, twitter, …), en diffusant des images et videos, permirent son extension à l’échelle planétaire.
Bruxelles, une occupation symbolique
A Bruxelles, comme partout ailleurs, des citoyens se mobilisèrent pour occuper l’espace public. D’abord par solidarité avec les étudiants espagnols, puis pour organiser un campement auto-géré (Carré de Moscou à St-Gilles) et enfin pour tenir des assemblées populaires dans les quartiers. Il n’est donc pas étonnant que 5 mois après le début des mobilisations, Bruxelles a accueilli triomphalement la marche des indignés.
Paradoxalement, en tant que capitale européenne, Bruxelles symbolise aussi, par ses institutions (Commission Européenne, Conseil et Parlement) et ses pratiques (lobbying) tout ce que dénoncent les indignés : un rapport de force inégal à l’avantage des banques et des multinationales contre l’intérêt des citoyens (« nous sommes les 99 % »), la soumission des états aux diktats des marchés financiers au lieu de défendre le Bien commun.
Au delà de la dénonciation légitime (et on voit le retentissement médiatique du mouvement Occupy Wall Street), la démarche des indignés a ceci d’inédit qu’elle propose de nouvelles formes de mobilisation, à travers les marches, les campements et les assemblées populaires.
Les marches : semer les graines du changement
Au cours du mois de juillet, des marches populaires avaient débuté de Galice, de Catalogne, d’Andalousie, ou encore de Valence, en direction de la capitale espagnole. Partis à pied de Madrid le 23 juillet, les marcheurs ont ensuite accompli un périple de 2700 km, en passant par Paris le 17 septembre. Différentes marches (ou rotas) avaient aussi été programmées à partir d’autres pays (France, Italie, Pays-Bas, Angleterre ou Allemagne) et ont ensuite convergé vers Bruxelles en octobre.
Un marcheur espagnol, Abdellatif (50 ans) témoigne : « Au début, nous formions une marche harmonieuse et un groupe coopératif. On préparait les étapes et les assemblées populaires pour amener des propositions à la Capitale. Ensuite les problèmes relationnels et de communication ont commencé à l’approche de la frontière française. Il a fallu envisager des assemblées de convivialité, pour accueillir des nouvelles personnes et préparer un groupe qui essaye de croître dans la marche ensemble. »
Ces marches, qui permettent de relier les villes, de les connecter entre elles, et d’y « semer les graines du changement », sont une des composantes fondamentales du mouvement. Elles sont aussi « sans but ultime » puisque d’autres marches sont prévues vers l’Italie et la Grèce. Cette forme de nomadisme moderne se reproduit aussi à l’intérieur de la ville avec les campements.
Yes we camp !
Si le mouvement n’a pas de couleur politique, ni de revendication unanime, il y a une aspiration commune à se réapproprier l’espace public et une parole confisquée. C’est dans ce contexte et cette volonté de visibilité qu’il faut comprendre l’occupation des places par les tentes. De par leur nature spontanée et éphémère, ces campements changent notre regard sur la ville. Ils ont permis aussi face à l’urgence de générer des mécanismes de solidarité et d’entraide. Mais avant-tout, les indignés nous appellent à la re-possession de ces espaces car ils nous appartiennent, non pas à titre individuel mais comme lieux collectifs. Ces espaces ne sont pas neutres et constituent le lieu privilégié d’expression de notre « vivre ensemble ».
Les assemblées populaires
Cette reconquête de la citoyenneté s’exprime également à travers les assemblées populaires ou agoras, qui se tiennent chaque soir. L’agora est d’abord la forme la plus ancienne de démocratie directe au cœur de la cité grecque. Ces assemblées seraient également ancrées dans une très ancienne tradition hispanique de républicanisme participatif et local [2].
Chacun est convié à s’exprimer librement sur les sujets les plus passionnés (rapport avec les autorités, violence et non-violence, intégration avec le quartier,…) ou les plus triviaux (organisation et logistique du camp, cuisine,…). C’est dans le respect et le partage de cette parole que peut s’opérer le bon déroulement des assemblées.
L’assemblée populaire est aussi une forme d’intelligence collective avec son langage, ses codes, ses signes et doit permettre d’atteindre, par consensus, une solution qui contente tout le monde. Les décisions peuvent prendre beaucoup de temps, mais il permet à chacun participer de façon juste et équitable au processus. Lua, 24 ans : « Le monde est très complexe en plusieurs sens. Cela fait que le travail pour atteindre l’union d’une forme de pensée collective, qui pourrait correspondre à ce que nous pensions, soit encore plus laborieux. »
L’assemblée populaire a aussi choisi le tirage au sort comme mode de fonctionnement (il existait aussi en Grèce) quand par exemple, le Parlement a accepté de recevoir 7 indignés. Cette absence de hiérarchie et cette volonté d’horizontalité se retrouvent aussi dans les groupes de travail et les commissions. La circulation et la rotation des personnes est aussi appliquée dans les tâches quotidiennes.
Un mouvement qui questionne
A la différence des mouvements altermondialistes, qui se sont « figés » dans des forums sociaux ou des grandes déclarations de principes, le mouvement des indignés est, pour l’instant, en perpétuelle mutation, toujours en questionnement. Tout comme les campements, le contenu dans les assemblées se construit et se déconstruit souvent au fur et à mesure. La répression policière et le rapport au traitement médiatique, occupent un temps important dans les assemblées et rendent évidemment difficiles les débats de fond. Pourtant, on a pu constater pendant l’occupation de la HUB [3] la richesse des ateliers et des thèmes issus des assemblées.
Ce qui peut donc paraître confus aux yeux de certains, y compris dans les structures militantes « instituées », ou vu comme un «joyeux cirque folklorique» pour d’autres, nous semble à nous au contraire être les prémisses de nouvelles pratiques afin de transformer, du moins d’interroger notre rapport à la démocratie et à la politique (polis en grec). Et le succès de la mobilisation mondiale du 15 octobre le démontre : « d’autres mondes sont prêts ».
François Hubert et Sandrine Fauvin
Article publié dans Bruxelles en mouvements (n°251, nov. 2011), le périodique d’Inter-Environnement Bruxelles (IEB)
Photos : 1/ Alain Maron ; 2/ François Hubert ; 3/ Jérôme Pourreau
[1] En référence au titre du livre de Stéphane Hessel : « Indignez-vous »
[2] Un article, paru le 28 octobre sur le site : www.laviedesidees.fr, retrace l’histoire du cabildo abierto ou conseil municipal citoyen en Espagne.
[3] HUB : Hogeschool Universiteit Brussel. Les autorités ayant interdit l’occupation du Parc Elisabeth.
Lire aussi sur Mondequibouge.be : Les Indignés du monde descendent dans la rue ! et Celui qui sait, agit