Fin du mythe du progrès
« Si l’Occident a tenu le coup jusqu’ici, c’est parce qu’il y avait au bout de la ligne ascendante (contrairement au modèle cyclique d’autres cultures) une promesse d’accomplissement et que cette promesse tiendrait jusqu’à la fin des discriminations et des injustices. Ce qui fondait notre culture, c’était l’idée que la vie des hommes est en progrès et aboutira un jour au grand progrès. Mais cette idée est tombée. Depuis un siècle, nous avons perdu le fait que l’existence de tout était l’entreprise d’un progrès où tout allait perdurer. Tous les progrès (scientifiques, technologiques, etc.) devaient converger vers « le » progrès. Or, les progrès sont sans sens, voire s’opposent entre eux. Le progrès devait apporter un certain confort à tout le monde, alors qu’il nous amène plutôt dans une complexité ravageante. Imaginons, par exemple, si tous les Chinois devaient avoir une mobylette… Aujourd’hui, le bonheur est lié à la possibilité de consommer. La justice sociale c’est la croissance. Et cette justice sociale s’oppose à la justice écologique. La décroissance ? Le souci c’est qu’on ne peut pas instaurer une croissance alternative depuis le pouvoir car ça s’appelle une dictature. »
Epoque obscure
« Nous sommes dans une époque obscure (2). L’obscurité est la non visualisation d’un horizon de dépassement. Quand j’étais en prison (NDLR : comme résistant, durant la dictature argentine), il y avait toujours un horizon lumineux. Les gens s’effondraient, mais malgré tout, ils ne remettaient pas en cause le fait qu’il y ait un horizon de dépassement. Aujourd’hui, on ne sait même pas comment on va éviter l’horreur. On est en pleine rupture de l’axe central de la modernité, du mythe du progrès, de la future promesse. Pire, cette promesse devient menace. Le futur est menaçant, écologiquement, économiquement, etc. Et notre société ne sait pas comment agir avec la menace.
On entre alors dans une société de la peur. Une société où on va s’accrocher à des identités (je suis de telle nationalité, de telle religion, et je le revendique). Dans les autres sociétés (animisme, totémisme, analogisme), la douleur est un moment. Il n’y a pas de bien sans mal. Le mal est nécessaire. Et ils savent comment gérer le mal. La société occidentale a inventé l’idée qu’il faut toujours que ça aille bien, que la société soit sans maladies, sans pauvreté… Les autres cultures ont cette sagesse que parfois ça va bien, parfois ça va mal. Il n’y a pas de vie sans mort, pas de puissance sans fatigue, pas de justice totale. Il y a des actes de justice. Nous misions sur la promesse que tout allait aller bien et quand le négatif est là, nous ne savons pas comment le gérer, y remédier. Du coup, surgissent violences, recherches identitaires à tout prix, car nous vivons dans un monde menacé et nous ne savons pas comment faire avec. »
Quelle éducation populaire ?
« Qui pense bien, pense le bien, tel est le pari de l’Occident. Le peuple instruit est celui contre la barbarie. Voilà pourtant qu’Hitler arrive et pense très bien… le mal. Les ingénieurs de la finance aussi pensent très bien le mal. Au niveau européen, on pense actuellement comment ne pas faire payer les pollueurs. C’est donc un sacré défi pour l’éducation populaire, car on croit que si on donne de l’éducation au peuple, on fait du bien. Il y a donc un rapport à faire entre « savoir » et « pouvoir » : si j’apprends ce que tu m’enseignes, je vais incorporer la structure de pouvoir que tu m’apprends. L’Afrique a hérité des apprentissages du colonialisme et met en place des structures néocolonialistes. Les éducateurs gauchistes qui tendent les bras aux immigrés pour les aider à s’intégrer, c’est un peu la même chose. Comment intégrer les gens dans un système qui n’est pas le leur ? Les acteurs de l’éducation populaire doivent veiller à ça ! »
Complexité, non-savoir et laboratoires sociaux
« Aujourd’hui, tout est complexe. L’engagement ne peut plus être l’engagement du « il n’y a qu’à ». A partir d’un certain niveau de complexité, la rationalité se casse la figure. Il faut donc accepter qu’il y ait du non-connaissable et penser l’engagement sous la complexité. Le néolibéralisme a gagné dans nos têtes et dans nos corps. Il n’y a pas un homme exploité et un système exploiteur. L’homme en fait partie. C’est là tout le problème entre le militant et la réalité de l’homme.
Si nous voulons agir dans la complexité, nous devons essayer de chercher ce qui n’est pas possible. On ne peut pas s’adresser à une population maghrébine ici en disant qu’on va résoudre ses problèmes alors que pour eux c’est nous qui avons un problème. Agir, c’est trouver et construire les lieux dans lesquels les non-sens de notre culture peuvent être exprimés, c’est aller à la recherche d’un non-savoir. C’est la base de ce que nous appelons les « laboratoires sociaux » : créer des lieux populaires et concrets dans lesquels, avec d’autres, on peut mettre en avant les non-savoirs partagés. Un analphabète qui va être alphabétisé va savoir lire la loi du maître… La priorité doit aller aux processus d’émancipation plutôt qu’aux modèles. Il faut donc produire les savoirs populaires et par là s’émanciper. Toute population est porteuse de savoirs, mais des savoirs qui sont ensevelis par les savoirs dominants.
Pour l’Occidental, le monde fait entonnoir vers son nombril. Or, il faut essayer que le nombril aille vers l’univers. Ce n’est pas l’animateur qui « fait » le laboratoire social. Il faut s’émanciper de l’individualisme qui nous écrase. Il ne faut pas modeler l’autre, mais partager le non-savoir, développer une puissance d’agir, dépasser les étiquettes… »
Reterritorisaliser l’homme et retrouver des socles communs
« La crise post-moderne produit l’homme de l’utilitarisme, du néomanagement. L’homme « sans qualités », déterritorialisé, sur une surface lisse, qui doit être mobile, doit apprendre et désapprendre, qu’on peut mettre dans des modèles différents. Cet homme de la flexibilité vise l’homme amélioré, ce surhomme qui n’aurait plus de limites et qui servirait à produire du bénéfice. Là où dans le capitalisme il y avait encore la notion de la production, le fanatique néolibéral lui s’en fout de ce qu’il produit. Ce qui lui importe c’est l’argent, l’argent, l’argent.
L’homme frime de n’être qu’une pure extériorité. C’est l’homme de la virtualité, du portable. Ce n’est plus l’homme du journal intime, de la protection. Aujourd’hui, tout ce qui ne se montre pas peut être dangereux. Tout est extériorisé, via internet, facebook, etc. La technique modèle l’homme qui la modèle. L’engagement est devenu l’engagement du « clic ». C’est la virtualisation de la vie dans laquelle on a des opinions qui se baladent. L’homme de la modernité regarde le monde et se demande dans quoi il pourrait s’engager. Or, il ne peut s’engager dans rien car il est déjà engagé dans la société.
Dans cette hypermodernité, tout doit être dominé, la puissance est sans limites (ex : faire entendre les sourds, faire marcher les paralysés, etc.). L’individualisme nous fait perdre tout lien avec notre écosystème. Cette promesse intenable d’être fort et éternel trahit tous les liens sociaux, écologiques… Il n’y a plus de lois, il n’y a que des intérêts individuels. La résistance, c’est aussi montrer le fait que nous ne sommes pas que des individus, mais expérimenter des liens. Nous sommes aussi nos ancêtres, notre écosystème…
Le corps, par le fait d’être situé, possède des savoirs (ex : le corps, par son fonctionnement, a toujours su que la terre était ronde). Et je ne peux agir que là où je suis affecté. Mais avec internet et les nouvelles technologies, l’homme est déterritorialisé. Notre monde va vers une ignorance virtuelle. Par exemple, demandez à une personne qui se sent en insécurité ou qui a peur de l’étranger, si elle a réellement vécu l’insécurité, si elle a déjà rencontré un étranger avec qui elle a eu un problème. La plupart du temps, ça n’est pas le cas, c’est le résultat de ce qu’elle a vu à la tv, sur internet… Un agir peut exister s’il y a reterritorialisation. Retrouver des socles communs. Pas toujours géographiques, mais des problématiques communes même si c’est sur des territoires différents (ex : uranium à ciel ouvert, même combat en Amérique latine qu’au Niger). »
Eloge du conflit et convergence des luttes
« Le conflit est toujours apparu comme un moment de contradiction à dépasser. Il faut pourtant pouvoir abandonner l’idée de la solution, faire le deuil de la solution finale. Le conflit est un mode de développement social et pas le moyen. L’éloge du conflit, ça veut dire que la lutte fait partie de la vie. Que la résistance soit une condition humaine existentielle est une très bonne nouvelle ! Tout comme, tout au long de sa vie, on mange, on boit, on fait l’amour… On lutte aussi ! Ce n’est pas : on lutte et comme ça c’est fini. C’est : on mange, on fait l’amour, on lutte, on pense, etc.
J’appuie la conflictualité des luttes. Ce n’est pas un bénéfice que les différentes luttes convergent. C’est ça la résistance au capitalisme, car le capitalisme lui-même n’est pas centralisé et c’est ça qui fait sa force. Cette multiplicité conflictuelle permet d’avancer. Il faut démultiplier la puissance, ne pas la canaliser, ne pas la discipliner. Ne pas passer du social au politique : la lutte sociale est politique ! »
L’engagement ‘‘est’’ un monde meilleur
« C’est très difficile de s’engager dans des luttes sans une promesse. Les Occidentaux évaluent leur vie en terme d’investissement/profit. Il faut que mon action soit positivement évaluable. Pourtant, tout comme je ne lis pas « pour » avoir lu beaucoup de livres, je ne m’engage pas « pour » un monde meilleur, mais mon engagement « est » un monde meilleur. Le défi est de sortir du moteur promesse pour aller vers un moteur immanent. Un engagement immanent est un engagement pour lequel on a besoin de croire en personne. C’est un type d’engagement pour lequel il y a un pari : accepter une certaine incertitude et l’assumer.
Il faut accepter que l’histoire n’est pas un cheminement de l’obscure vers le lumineux. A une époque obscure succède une époque lumineuse. A une époque lumineuse succède une époque obscure. Ca ne peut pas toujours aller bien. Il faut en appeler à la sagesse. Je ne lutte pas pour la lutte finale. Je lutte face à une injustice. Et si cette lutte triomphe, va s’installer une société non pas de la justice mais de nouvelles injustices. Il y aura donc demain d’autres luttes dont je n’ai aucune idée aujourd’hui. Le courage, c’est ça : ne pas mesurer son niveau d’engagement et accepter que le lutte ne soit pas finale. Le rendez-vous du mercredi soir pour sauver le monde autour de petits-fours… Le capitalisme se marre face à cet engagement-là ! »
Propos rassemblés par Céline Teret
(1) Le 6/03/2012, Miguel Benasayag était présent à Bruxelles pour la formation « Education populaire : agir dans la complexité » organisée par le Collectif Formation Société asbl (www.cfsasbl.be) et une conférence dans le cadre de l’Université Populaire (www.universitepopulaire.be)
(2) Sur base du titre de son dernier ouvrage « De l’engagement dans une époque obscure », coécrit avec Angélique Del Rey (éd. Le passager clandestin, 2011)
[...] »). Lecture parfois complexe, mais qui ravira les inconditionnel·le·s de Miguel Benasayag (lire sur Mondequibouge un recueil d’idées au sujet de l’engagement). Avec, aussi, une préface et un [...]