L’émergence des expériences de transition est avant tout née d’une volonté d’apporter des réponses durables à la fois à la problématique des changements climatiques et à celle du pic pétrolier. A l’heure où la question des changements climatiques est abordée à Durban, lors du Sommet mondial pour le climat, le recul de la calotte glaciaire arctique a frisé un nouveau record cet été 2011, tandis que la consommation d’énergie fossile et les émissions mondiales de CO2 ont atteint un niveau sans précédent en 2010. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) prédit une hausse de 20% des émissions de dioxyde de carbone (CO2) d’ici 2035, ce qui porterait l’augmentation de la température de la planète sur une trajectoire de plus de 3,5°C. Et si les Etats ne mettaient pas en œuvre les actions déjà promises, la planète suivrait une trajectoire de hausse de la température de 6°C (1). On est bien loin de l’engagement de la Communauté internationale pour limiter la hausse moyenne de température à 2°C, hausse qui aurait déjà des conséquences lourdes pour notre planète, particulièrement pour les pays les plus pauvres.
En lien avec ces changements climatiques, la dépendance de notre société aux énergies fossiles, et particulièrement au pétrole, est nettement mise en cause. Le pétrole est une énergie non renouvelable, ou plutôt qui ne se renouvelle pas aussi vite que nous la consommons. Le pic pétrolier, au niveau mondial, désigne le sommet de la courbe de production. Passé ce pic de production, il y aura encore du pétrole, mais il y en aura de moins en moins et il sera de plus en plus difficile à extraire, et donc de plus en plus cher. Comme le souligne l’Association pour l’étude du pic du pétrole et du gaz, l’ASPO, «un déséquilibre croissant apparaîtra entre une demande qui augmente et une production qui diminue chaque année, entraînant tout d’abord volatilité et hausse des prix, et ensuite des pénuries» (2). Tous les biens nécessitant dès lors l’utilisation du pétrole verront leur prix augmenter de manière considérable.
Le premier domaine concerné? Contre toute attente, c’est le secteur de l’alimentation qui est le plus « mangeur » de pétrole : utilisation de produits chimiques dérivés du pétrole (engrais et produits phytosanitaires), utilisation de machines (tracteurs, etc.), emballage et transports des marchandises. Comme le montre le documentaire de Nils Aguilar Cultures en transition (3), le secteur de l’agriculture et de l’alimentation est responsable de 40% des émissions de gaz à effet de serre. L’accès à l’énergie, pour s’éclairer, se chauffer et vivre décemment va devenir également encore plus problématique. Ces augmentations du prix auront évidemment prioritairement des conséquences dramatiques sur les moins nantis. Les enjeux sont donc tout autant sociaux qu’environnementaux!
Il semble par ailleurs évident que la production d’énergies renouvelables et propres ne pourra suffire à soutenir notre mode de vie actuel et il est donc urgent de construire ensemble une nouvelle façon de vivre ensemble qui soit durable, écologique et juste. C’est dans cette voie que sont engagées les villes en transition, les expériences de production agricole locale, de mobilité douce, d’habitat collectif….
Quatre grands principes
Selon Rob Hopkins, fondateur du concept de transition (4), celle-ci est basée sur quatre principes de base.
Tout d’abord, celui qu’on ne pourra pas éviter de vivre en consommant beaucoup moins d’énergie. Il vaut donc mieux s’y préparer maintenant plutôt que d’être pris par surprise. D’où le point commun à toutes les expériences: se libérer au maximum de la dépendance au pétrole.
Deuxième principe: pour faire face aux effets dévastateurs qui accompagneront la raréfaction du pétrole, nos économies devront faire preuve de résilience. Il s’agit de reconnaître que des changements fondamentaux ont ou auront bien lieu, et de s’y préparer au mieux pour en limiter les effets négatifs.
Troisième principe: il faut agir collectivement. Cela paraît une évidence, mais pourtant c’est un principe fondamental qui distingue l’approche de transition de celle des groupes environnementalistes «pur jus». Pour ces derniers, le changement viendra d’abord d’un changement de comportement individuel, principalement motivé par la peur et la culpabilité. Les expériences de transition misent quant à elles sur la mobilisation collective, la participation de la population.
Quatrième principe: il faut stimuler le génie collectif pour construire des modes de vie plus enrichissants et qui reconnaissent les limites biologiques de la planète. Car pour Rob Hopkins, «un futur plus sobre en énergie ne signifie pas forcément jouir d’une qualité de vie moindre, bien au contraire».
Un réseau mondial
« Transition Network » est un réseau qui coordonne les initiatives de transition à travers le monde. Ses principaux objectifs: encourager et appuyer les initiatives dans leur période de démarrage, mettre sur pied des cours et des programmes de formation. Ce réseau est parti d’une initiative privée de Ben Brangwyn, qui a maintenant mis en place une petite structure de quelques personnes implantée à Totnes en Angleterre.
Largement basé sur une diffusion via Internet, le réseau souhaite encourager les contacts et visites « de terrain » entre les personnes intéressées ou impliquées dans les projets.
Le réseau recense actuellement environ 384 initiatives dans 34 pays et 458 initiatives en création.
En Belgique, le site www.entransition.be recense 12 expériences de villes en transition (ou en voie de transition): Amay, Ath, Berchem, Bierbeek, Deinze, Deurne, Forville, Grez-Doiceau, Merchtem, Orp-Jauche, Schaerbeek, Tervueren.
Réseau mondial : www.transitionnetwork.org
Réseau belge: www.entransition.be
BoBos, mais pas seulement
Comme le souligne Rob Hopkins (5), les personnes investies dans ce type de projet font majoritairement partie de la classe moyenne. Une étude récente réalisée au Royaume-Uni montre que deux tiers des personnes engagées dans le processus des villes en transition sont ou ont été actifs dans le secteur environnemental. Elles sont souvent proches du développement communautaire, actives dans des associations. Elles sont par contre peu actives au sein de mouvements plus contestataires et ne s’inscrivent pas dans une perspective de lutte des classes et de répartition juste des richesses, comme peuvent le faire les mouvements syndicaux.
L’implication d’une population plus fragile, vivant notamment des situations de précarité et d’exclusion est plus complexe et pourtant essentielle à la mise sur pied d’une véritable transition socialement juste et démocratique. En élargissant le champ de réflexion à d’autres formes d’engagement et de participation à la vie collective et publique, le constat est significativement le même. Comme le révèle une étude britannique réalisée en 2005, seulement 1% des personnes participent aux différents processus mis en place pour favoriser la participation. Cette petite partie de la population impliquée dans la «participation citoyenne est politisée, militante, informée, bref, disposent déjà de ressources» (6).
Un mouvement ascendant
Pourtant, « faire petit » ne signifie pas pour autant qu’il ne faille pas « voir grand ».
Selon Rob Hopkins (7), « les gens ne peuvent souvent imaginer que deux niveaux de pouvoir: les individus agissant chez eux (changer ses ampoules, baisser son thermostat) oule gouvernement agissant au niveau national. La démarche de transition concerne le niveau intermédiaire: l’échelle de la commune ou du territoire. Nous ne voulons pas travailler en ignorant le politique. Nous avons besoin de lui, c’est évident, mais nous voulons aussi montrer, par des exemples concrets, ce que les politiques pourraient faire. Le gouvernement [britannique] est souvent paralysé dans son action. Nous, nous n’avons pas besoin de la permission du gouvernement pour faire avancer les choses ».
Ben Brangwyn, fondateur du réseau mondial de la transition, affirme également que « si nous attendons que les gouvernements prennent des mesures par rapport aux crises de l’énergie et du climat, eh bien il sera trop tard. Et si les individus se bornent à agir individuellement, eh bien l’action ne sera pas assez importante. Mais un des rôles de la transition est aussi de créer un environnement psychologique en faveur de la rédaction de textes législatifs… inconcevables dans notre société de consommation. Ainsi sur la réduction du trafic aérien, pour prendre un exemple précis. Il est en effet important de comprendre que les gouvernements suivent l’opinion publique et que, pour faire avancer les choses, il est essentiel d’aller de l’avant ».
Les militants de la transition ne sont donc pas nécessairement «apolitiques». Ils reconnaissent – et revendiquent – jouer un rôle politique, non pas en soutenant des partis mais plutôt en leur montrant la voie. Un rôle d’aiguillon, voilà ce que veulent être ces expériences de transition. La grande question est de savoir comment ces expériences encore isolées pourront faire tache d’huile et réellement infléchir les effets néfastes d’une croissance écologiquement catastrophique et socialement injuste.
Pour mener à bien ces réflexions, l’échelon communal est un bon départ. Il se base sur du concret, il est le plus proche des citoyens et de leur considération quotidienne. Il est certainement le plus à même de per- mettre à tous de réinvestir la collectivité, le politique dans sa signification première (celui de l’organisation d’une communauté).
La relocalisation dans sa perspective environnementale doit immanquablement se baser sur une petite échelle, à même de réduire les déplacements énergivores et d’assurer à la collectivité locale la plus grande autonomie possible au niveau de la production en lien des besoins de base. C’est pourquoi, comme le dit Hopkins, faire petit est inévitable.
Ne pas se tromper d’objectif !
A l’heure où une extrême minorité de la société détient un pourcentage immense des richesses du monde (où 10% de la population détient près de 90% des richesses mondiales), où les revenus moyens des 10% des personnes les plus riches au sein de l’OCDE sont neuf fois supérieurs à ceux des 10% les plus pauvres, la question de la répartition des richesses n’est pas explicitement abordée par le mouvement des villes en transition.
En lien, la question de la répartition et le partage du travail mérite également d’être posée et intégrée au mouvement de la transition, sans quoi cette transition ne pourra réellement être socialement équitable, mais pourrait au contraire laisser une série de personnes «le long de la route». La réduction collective du temps de travail est en effet impérative si l’on veut rencontrer cet objectif de justice sociale et permettre à tous d’investir du temps et de l’énergie dans des expériences nouvelles. Notons également que des profonds changements dans la façon de produire, notamment nos aliments et de cultiver la terre, peuvent être générateurs d’emploi.
Du point de vue syndical, la voie la plus sûre pour opérer cette transition réside sans aucun doute dans cette recherche d’une société plus égalitaire. Selon la CES (Confédération européenne des syndicats), c’est la justice sociale qui en est l’objectif prioritaire, les limites des ressources naturelles étant davantage une contrainte dont on doit forcément tenir compte.
Et quand notre nouveau gouvernement parle de «transition de notre économie vers un modèle de croissance durable» (8), il devrait éviter de galvauder des concepts tout en bafouant les principes élémentaires de justice sociale…
Monique Van Dieren et Aurélie Ciuti
Article publié dans Contrastes n°147 (nov-déc 2012), revue des Equipes populaires
(1) http://www.iea.org/press/pressdetail.asp?PRESS_REL_ID=426
(2) http://www.aspo.be/peak.html
(3) Voir encadré page 14
(4) Extraits du Manuel de transition, Rob Hopkins, 2008.
(5) Interview réalisé par le magazine Imagine n° 83, janvier 2011
(6) Anciennes et nouvelles formes d’action collective, Points de repères, Equipes populaires, novembre 2009.
(7) Id. 5.
(8) Déclaration de politique générale, décembre 2011 point 2.6