20 ans après le Sommet de Rio, quel bilan dressez-vous en matière d’éducation?
À travers les initiatives courageuses de ses acteurs (enseignants, formateurs, animateurs et autres éducateurs), le champ de l’éducation relative à l’environnement n’a jamais cessé de se développer, de se structurer. La demande sociale à cet effet grandit au rythme de l’accélération croissante des problèmes socio-écologiques qui s’aggravent, qui persistent ou qui émergent. Mais les efforts investis ne suffisent pas en raison de l’absence de politiques publiques adéquates, tant à l’échelle nationale qu’à l’international. L’éducation relative à l’environnement reste en marge des systèmes éducatifs. Dans les milieux non formels, elle est portée par des organisations sous-financées. Elle demeure tributaire bien souvent de l’initiative de gens convaincus, en surcharge ou en situation précaire dans leur milieu d’intervention. La perspective du développement durable mise de l’avant lors de la Conférence de Rio n’a pas amélioré la situation, mais ajouté de la confusion (politique et pédagogique) et imposé une distorsion des objectifs de l’éducation, dont ceux de l’éducation relative à l’environnement.
Vous parlez « d’invasion du développement durable en territoire éducatif ». Pouvez-vous expliciter?
La proposition de « développement durable » implique une vision du monde en trois sphères : l’économie y est présentée comme une entité désocialisée, une réalité exogène, qui en impose aux rapports entre société et environnement ; l’environnement y est restreint à un ensemble de ressources pour le développement ; la société dans un tel contexte est réduite à sa fonction de production et de consommation. Le développement durable est un produit et un moteur de la mondialisation, véhiculant une certaine vision du rapport à l’environnement, qui cherche à s’introduire à travers le prisme des différentes cultures. Une telle proposition pragmatique était (et reste) destinée au monde de l’entreprise et de la gestion des affaires publiques, où il importe de trouver les arguments favorisant l’introduction de préoccupations environnementales et sociales. À cet effet, elle est sans doute appropriée puisque dans ce contexte, la dimension économique du monde est centrale. Mais le développement durable n’a certes pas l’envergure éthique pour devenir un projet de société, ni par conséquent un projet éducatif. L’imposition du développement durable en éducation, c’est l’invasion d’une vision du monde réductrice qui entrave le développement d’une pensée critique et la possibilité d’entrevoir d’autres formes de rapport au monde.
Vous déplorez que l’éducation au développement durable ait été imposée par une autorité et au service d’un programme politico-économique mondial. Toute forme d’écocitoyenneté devrait donc émaner de la société civile?
En cette époque où s’impose une oligarchie mondiale qui réduit les pouvoirs des états, on se rend compte que désormais, seule la société civile peut lancer l’alerte, entraver des projets insensés et revendiquer l’alternative. La montée des mouvements sociaux d’indignation et de résistance témoigne de cette dynamique. Il importe de promouvoir une éducation à l’écocitoyenneté, soit une éducation à la démocratie participative, à l’engagement, à l’innovation écosociale. Il s’agit de contribuer à stimuler l’apprentissage collectif, l’émergence d’une intelligence citoyenne, le développement de compétences multiples, dont des compétences d’ordre politique, afin de renforcer un contre-pouvoir devenu désormais nécessaire sur l’échiquier des nouvelles formes de gouvernance.
L’éducation à l’environnement et l’éducation au développement durable sont-ils à ce point incompatibles? Ne s’agit-il pas d’une « bataille de définitions »?
Les mots sont des moules à penser, il ne faut pas s’y méprendre. Il importe de bien analyser le sens des prescriptions éducatives qui nous parviennent de haut en bas. Les éducateurs n’ont souvent d’autre choix que de suivre la vague qui porte les programmes d’enseignement ou de subvention. Les mots ambiants et les idéologies occultes qu’ils soutiennent sont puissants. L’important, c’est de garder le cap sur la mission première de l’éducation, de ne jamais perdre de vue la nécessité de porter un regard critique sur le sens de l’action éducative dont l’une des missions fondamentales est de contribuer au développement d’une citoyenneté consciente, éclairée, critique, engagée et créative en ce qui a trait au respect et à la promotion du « bien commun ».
Que dire à des enseignants, des animateurs qui, sur le terrain, font de l’éducation au développement durable? Qu’ils se trompent? Au risque de saper les énergies…
Il ne faut jamais cesser de stimuler le développement de l’esprit critique et plus encore, de la capacité de critique sociale. Il est question fondamentalement d’éducation, où les réalités doivent être abordées dans toute leur complexité, selon une diversité de points de vue et en référence à des préoccupations éthiques. On reconnaît trois postures chez les éducateurs à l’égard du développement durable : « éduquer pour le DD », c’est-à-dire répondre à la prescription du programme en misant sur les aspects positifs ; « faire avec » l’injonction du DD, malgré les réserves ; « faire ailleurs », entre autres en éducation à l’écocitoyenneté, ou à la justice environnementale. Il importe que la pensée éducative précède les mots pour la définir et non l’inverse.
Si pas d’éducation au développement durable, quoi alors? L’éducation à l’environnement? L’éducation à l’écocitoyenneté ? Pour quelle « éducation à » plaidez-vous?
Je plaide pour l’éducation, comme processus de déploiement des potentialités des personnes et des groupes sociaux, sans entrave au développement de la pensée critique et créative. Je valorise toute pensée sociale et éducative centrée sur le rapport à Oïkos, cette maison de vie partagée – entre nous humains et avec toutes les autres formes et systèmes de vie. Je souhaite l’écologisation de l’éducation, de l’économie, de la politique. Il faut promouvoir la mise en lumière de la dimension politique de l’éducation, et en même temps le renforcement d’une éducation favorisant le développement de compétences politique. Le patrimoine pédagogique et réflexif de l’éducation relative à l’environnement m’apparaît comme un levier extraordinaire à cet effet.
Propos recueillis par Céline Teret
Interview réalisée pour le dossier « Le développement durable en questions » de Symbioses (n°94 – printemps 2012), magazine d’éducation à l’environnement du Réseau IDée
Pour approfondir la réflexion, lisez l’article « La prescription du développement durable en éducation : la troublante histoire d’une invasion barbare » de Lucie Sauvé, dans Education, environnement et développement durable : vers une écocitoyenneté critique (dir. B. Bader et L. Sauvé, éd. Presse de l’Université Laval, coll. L’espace public, 2011)
Je respect le point de vue de monsieur Longlet, mais partage l’avis de Lucie Sauvé, une femme et une chercheure vraiment extraordinaire , exceptionnelle par ailleurs. Et qui propose elle-même « la réduction des inégalités, l’accès de toutes et de tous aux droits humains » contrairement à lce que peut laisser sous-entendre ‘interprétation de Monsieur René Longlet.
Toutefois, lorsque vous proposer de« [garder] nos débats pour les séminaires » malheureusement cela donne des armes aux promoteurs d’un DD inadéquat et tel que le mentionne la professeure Lucie Sauvé sans éthique (et non pas probablement au départ, ‘intention derrière celui de l’énoncé de la commission Brundtland). Mais se remttre en question n,est-il pas la meilleure façon d’avancer faire le changement. Oui le Canada fait piètre figure en matière d’exemple. J’en ai honte. Mais ce n’est certes pas une raison de le laisser se revendiquer de mille et un projets dits de DD. Un leurre de dégradation bien plus dangereux que de prôner une critique éclairé du DD tel qu’il est véhiculé, pour une éducation et un engagement à long terme. Depuis quand DD rime-t-il avec fracturation hydraulique, développement du Grand Nord et tutti quanti. Depuis que nos gouvernements désinforment la population. Cordialement et merci pour cet échange. Lyne Lefebvre.
Bonjour
Je ne suis pas du tout favorable à ce type de polémiques.
J’ai participé, chaque fois au sein de la délégation gouvernementale de mon pays, la Suisse, aux 3 Sommets du développement durable, Rio 92, Johannesburg 02 et maintenant Rio + 20.
Le développement durable est un concept clair, la définition de la commission Bruntlandt n’a pas pris une ride, et sa mise en oeuvre fait appel exactement aux contenus même que Mme Sauvé évoque: écocitoyenneté, notamment. Le développement durable est un combat et une plate-forme. Ce n’est nullement un concept économique classique ou imposé d’en haut. Il appelle à un changement « radical » de nos façons de produire et de consommer (extrait du Plan d’action de Johannesburg 2002) au nom précisément d’une éthique. Il marque une tentative planétaire d’instaurer la primauté du politique sur les forces anonymes du « marché ». Il oblige à repenser les références totalement partielles et faussées du cadre conceptuel dominant en économie et qui est la cause principale des déséquilibres planétaires. Il inclut une vision sociale, car il exige la solidarité et la réduction des inégalités, l’accès de toutes et de tous aux droits humains, y compris leur dimension économique et sociale (aux soins, à l’alimentation, au logement, etc).
Rio + 20 a montré surtout les résistances face à cette réorientation nécessaire: du G 77 devenu assemblage hétéroclite d’Etats pétroliers et de pays les moins avancés, pays émergents et qui n’ont guère envie de se poser des questions philosophiques sur le développement, pays ultra-libéraux dont le Canada hélas, qui a montré le mauvais exemple en quittant le protocole de Kyoto, UE désunie et donc peu crédible, l’avenir du développement durable a paru bien fragile. Le contester au nom d’un concept plus pur, plus engagé encore, relève vraiment de l’irréalisme: le mieux est l’ennemi du bien.
Utilisons ce qui existe, et notamment la Décennie sur l’éducation au développement durable, pour faire avancer les lois nationales, les programmes et plans d’études, les formations au DD, les projets novateurs au lieu de constamment saper les concepts sur lesquels nous pouvons nous appuyer car ils ont été validés, parfois du bout des lèvres seulement, par la communauté des Etats. Gardons nos doutes et notre perfectionnisme pour nos débats et séminaires internes et avançons sur les chemins du possible pour un monde vivable, le combat est inégal et le succès incertain. Pas le moment de se créer des autogoals inutiles!!
Cordialement
René Longet
très interessant ,on va devoir approfondir