Émilie, une jeune femme dynamique et entreprenante, raconte un jour ce rêve qui l’a fortement marquée. « J’assiste à une scène très belle : une barque se déplace, entourée d’herbes, sur un cours d’eau. C’est paisible, bucolique… A un moment la barque est déviée de sa trajectoire et risque d’échouer sur la berge. Je me jette dans la rivière pour la remettre dans le droit chemin. Je risque moi-même d’être engloutie au moment de la manoeuvre. Finalement je m’en sors et la barque entourée d’herbes reprend sa course au fil de l’eau. » Tandis qu’elle parle, Émilie est encore éblouie par la force des images. Elle se rend compte qu’elle s’est mise en danger quand elle a laissé sa vie prendre un tour qui l’éloignait de ses aspirations profondes. Elle s’est adaptée plus qu’il ne fallait aux exigences d’une vie de commerciale, ce qui l’a empêché d’écouter d’autres besoins, notamment ses besoins de créativité. Le rêve l’avertit : sa nature profonde peut s’en trouver menacée.
Dans cet exemple, l’activité onirique s’est servi d’éléments naturels, les herbes et le cours d’eau, pour évoquer les mouvements de la psyché. Ainsi les rêves décrivent-ils notre nature intérieure à travers des images de rivière, orages, soleil, mais aussi animaux sauvages, plantes, paysages… Dans l’intime de l’être, extérieur et intérieur se rejoignent.
Comme Emilie, nous ne prenons pas assez en considération le Vivant en nous – le sensible, l’émotionnel, l’intuitif, l’élan créatif, le poétique, l’imaginaire… – et nous faisons de même avec ce qui nous entoure. Nous sommes trop occupés à réussir, à être performant, à gagner de l’argent, à nous montrer puissant et séduisant, à contrôler les situations, nous assurer en tout et sur tout, ne rien laisser passer, courir tout le temps, convenir à autrui, ne pas déranger, etc…
Lorsque la nature extérieure est détruite, dans un effet boomerang, le mal atteint notre psyché. Gleen Albrecht, un philosophe australien, a écouté les habitants d’une vallée très endommagée par l’extension d’exploitations minières. Il a fait le constat qu’ils étaient tous déprimés ! Les dégradations de notre environnement nous mettent donc non seulement en danger physique mais ils nous affectent psychiquement, car notre âme se nourrit du monde.
La crise actuelle est plurielle. Elle exige de nous un renversement de fond en comble. Aujourd’hui, nous n’avons d’autre choix que de passer d’une vision duale, qui divise, à une vision holistique qui intègre l’ensemble des éléments et leur lien.
Au temps des chasseurs-cueilleurs, l’être humain, n’était pas séparé de son environnement. Il vivait en osmose avec lui. Il appartenait à sa communauté qui elle-même faisait partie intégrante du cosmos. L’évolution en Occident a été celle d’une longue et chaotique sortie de ce « grand Tout » originel. Marcel Gauchet parle à ce propos d’une triple brisure ontologique : désormais l’être humain se situe face à la nature, face aux autres et face à lui-même (1).
Ainsi Prométhée a-t-il volé le feu aux dieux ! Dans ce mouvement d’émancipation, nous sommes censés avoir acquis beaucoup de liberté et de pouvoir. Le respect dû à chacun grâce à l’établissement de la démocratie, aussi imparfaite soit-elle encore, est une avancée considérable qui donne la possibilité aux uns et aux autres de devenir des sujets, des êtres participant pleinement à l’évolution du monde par leur potentiel créatif. Pourtant, notre liberté nouvelle semble aujourd’hui bien malmenée devant les exigences du monde moderne et notre puissance menace de se retourner de manière dramatique contre nous.
Car nous nous sommes individualisés selon un mode qui est encore trop souvent celui la domination, qui ignore le besoin que l’on a des autres, qui privilégie le seul côté de l’émancipation tout en dénigrant la valeur de ce qui nous a portés jusqu’à présent : la nature et le lien social. Comme si l’on ne pouvait pas être à la fois libres et reliés !
Le mythe moderne s’est construit dans un mouvement de division qui incite l’individu à se croire radicalement séparé de toutes appartenances et à occuper la position centrale, en ne se préoccupant plus que de son seul petit bonheur terrien (2). Dans un même mouvement, il a exigé de nous que nous procédions à un refoulement des éléments les plus « sauvages » de notre psyché, du côté du charnel, de l’élan vital. Nous nous retrouvons dans l’obligation de nous en tenir au seul niveau de la logique et du volontarisme, aux dépends de nos besoins profonds. Et nous devons répondre au modèle dominant, basé sur le système production-consommation, c’est-à-dire sur « le faire » et « l’avoir », en négligeant notre « être ».
Alors, nous disons « non » à la vie : à la nature et à ses lois, aux « mauvaises herbes » du jardin, au temps trop pluvieux ou trop sec, aux pies qui dévorent les cerises, mais aussi aux loups et aux ours, à nos congénères qui ne pensent ni ne font comme il faudrait et au monde qui va à l’envers… Mais d’abord et avant tout, nous disons « non » au Vivant en nous. Nous n’acceptons qu’une certaine partie de notre personne et « nous passons notre temps à négliger le meilleur de nous-mêmes (3). »
Sans nous en rendre compte, nous n’arrêtons pas de résister à ce qui est au fond de nous et qui demande sans cesse à se manifester. Et comme cette attitude nous laisse insatisfaits, nous cherchons des compensations. Émilie se consolait de sa frustration en dévalisant les boutiques de vêtements. Comme elle, nous devenons des personnes dépendantes : accrochés à des objets censés nous apporter le bien-être (nourriture, alcool, télé, gadgets de toutes sortes…) ou accrochés à des statuts qui flattent notre ego. Par un retour du refoulé, notre côté « sauvage » se manifeste dans nos comportements avides et prédateurs, valorisés par la culture ambiante.
En fait, ce monde est un monde de peurs : nous nous sommes individualisés et nous craignons maintenant de perdre notre identité chèrement acquise. Harold Searles en rend compte : notre psyché ne se construit pas seulement dans la relation aux autres humains mais dans la relation à l’environnement matériel, végétal et animal (4). Or, ce « Je » constitué, nous avons terriblement peur qu’il disparaisse, englouti dans le tout indifférencié. Alors, nous nous arc-boutons pour bien signifier notre différence d’avec les autres et d’avec le monde, pour bien faire entendre notre position d’être singulier.
Aujourd’hui, il s’agit de nous défaire de ce personnage égocentrique qui se croit séparé et unique et qui veut posséder, maîtriser, être en sécurité, être au-dessus, conserver… en un mot : tout maîtriser. Alors… nous pourrons ouvrir plus largement nos âmes à la vie inconnue et participer humblement à toutes ses manifestations. Nous deviendrons solidaires. Solidaires de nous-mêmes, en reconnaissant les désirs profonds qui nous animent. Solidaires des autres, en devenant sensibles au destin des êtres humains proches ou lointains. Solidaires enfin du milieu naturel, en reconnaissant notre appartenance.
C’est alors que polluer la planète sera vécu comme se polluer soi-même. Autrement plus efficace que la seule compréhension intellectuelle, vous en conviendrez !
Marie Romanens, psychanalyste jungienne et psychothérapeute
Article publié dans Polypode (n°19, mars 2012), la revue du Réseau d’éducation à l’environnement en Bretagne (REEB – France)
Photo : Aquascope de Virelles
(1) Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Gallimard, 2000
(2) Miguel Benasayag, Le mythe de l’individu, La découverte, 1998
(3) Guy Corneau, Le meilleur de soi, Robert Laffont, 2007, p.13
(4) Harold Searles, L’environnement non-humain, Gallimard, 1986