Elise a 34 ans, deux enfants à charge et travaille à temps plein. La nuit, elle se retourne dans son lit et s’inquiète. Elle n’a pas pu trouver de place dans une crèche pour sa petite fille de quatre mois et demi, malgré les nombreuses demandes qu’elle a introduites au début de sa grossesse.
« Ce matin encore, j’ai emmené ma fille au bureau en attendant que ma mère, qui habite à 60 kilomètres, vienne la chercher », témoigne-t-elle. Ce n’est pas la première fois, et elle a peur que la patience de ses collègues ne s’effrite, qu’ils ne la trouvent pas très professionnelle. Mais elle se sent coincée : pour elle, choisir de prendre le temps d’élever ses enfants, en démissionnant ou en diminuant son temps de travail, équivaudrait à plonger dans la pauvreté. « Dans notre société, c’est marche ou crève. Ou tu te consacres complètement au travail ou tu rejoins les parias, ceux que l’on montre du doigt et qui sont tous les jours un peu plus contrôlés, les chômeurs et les minimexés. »
Concilier travail et vie privée
L’histoire d’Elise n’est pas un cas isolé. Nombreuses sont les familles qui éprouvent aujourd’hui des difficultés à concilier sereinement leur vie privée et leur vie professionnelle. Enfants à conduire ici ou là, petit dernier malade, files pour les inscriptions, rendez-vous chez le dentiste, sans oublier les contraintes administratives, du paiement des assurances aux factures d’électricité : aujourd’hui, la logistique quotidienne s’est complexifiée, d’autant que le couple avec enfants n’est plus l’unique modèle. Pour les femmes seules, le quotidien ressemble à un vrai parcours du combattant.
Confronté à cette réalité, le couplet « travailler plus pour gagner plus », seriné aujourd’hui sur tous les tons, ne passe pas l’épreuve du feu. Il paraît au contraire urgent de s’interroger sur la place du travail comme principe fondateur de l’ordre social. Comme le soulignait le sociologue Estéban Martínez à l’occasion d’un colloque sur le droit à la paresse qui se tenait à l’ULB en novembre dernier, les temps ont bien changé depuis l’époque où des emplois stables, inscrits dans des horaires collectifs, assuraient la synchronisation de toutes les activités sociales. « L’organisation du travail est de plus en plus flexible et exige une disponibilité accrue. Les statistiques le montrent : la durée hebdomadaire du travail s’allonge pour les salariés occupés à temps plein, de même que se répandent le travail en soirée, le samedi et le dimanche, ainsi que les horaires variables. » Et le temps libre réservé à la vie privée en pâtit.
Cette transformation se manifeste aussi dans l’intensification du travail, liée notamment à des techniques comme le lean management (1). Inspiré par le système de production de l’entreprise japonaise Toyota, il cherche par exemple à rentabiliser au maximum le temps de travail en faisant la chasse aux temps morts. « A force de considérer la force de travail comme une ressource Kleenex, la société fonce tout droit vers un platane », s’inquiète le docteur Philippe Corten, responsable de la clinique du stress au CHU Brugmann, qui constate dans un rapport l’augmentation alarmante de la souffrance au travail.
Travail et crise climatique
Il serait pourtant tout à fait possible de travailler moins. La revendication d’une réduction collective du temps de travail, avec maintien du salaire et embauche compensatoire, fait d’ailleurs son grand retour en Belgique, alors qu’elle avait quasiment disparu des radars depuis près de 30 ans.
Et il n’y a pas que les syndicats qui se font entendre ; des organisations comme le Conseil de la jeunesse, qui représente les jeunes en Communauté française, le Mouvement ouvrier chrétien ou ATTAC ont récemment pris position à ce sujet. La proposition ne répond pas seulement à l’exigence d’une meilleure qualité de vie ; elle est aussi une urgence socio-économique. En travaillant moins, on peut partager l’emploi disponible. D’après l’Institut pour un développement durable, 23,5 % des jeunes de moins de 25 ans étaient au chômage en 2011. Ailleurs, les chiffres donnent le vertige : en Grèce, 45,1 % des jeunes sont sans emploi, et en Espagne, ils sont presque 50 % !
« Les discours libéraux voudraient nous convaincre que la réduction du temps de travail est devenue une impossibilité économique, explique Etienne Lebeau, de la Centrale nationale des employés (CNE). En réalité, ce sont des écrans de fumée visant à maintenir un partage des richesses très largement favorable aux entreprises, à leurs actionnaires et à leurs équipes dirigeantes. » Car si l’augmentation des gains de productivité a été gigantesque ces dernières années, ils ont surtout profité à une minorité qui les a captés à son profit. Comme le dit Felipe Van Keirsbilck, secrétaire permanent de la CNE, ils auraient pu être utilisés pour créer le plus d’emplois possible, avec le moins de travail possible. « On pourrait faire baisser la durée moyenne du travail de 40³ à 30³, analyse cet ingénieur de formation qui affectionne les formules. Au lieu de travailler 40 années de sa vie, 40 heures par semaine, 40 semaines par an, on pourrait travailler 30 ans, à raison de 30 heures par semaine et 30 semaines par an ! »
Certes, la durée moyenne du travail, en Belgique, n’a pas cessé de diminuer ces dernières années. Mais elle résulte en réalité d’une multiplication des dispositifs de partage du travail comme le crédit-temps ou le temps partiel. Non seulement ils ne favorisent pas l’égalité sociale (certains doivent se contenter d’un mi-temps et sont des travailleurs pauvres contraints, mais ils s’accompagnent souvent, dans les faits, d’une intensification du travail ; la même tâche doit être réalisée en moins d’heures, et cela pour un salaire moindre.
L’emploi convenable
« Choming-out Liège » se décrit lui-même comme le collectif des enfants nés en 1973, qui ont toujours eu du mal à avaler l’histoire du plein emploi, ont assisté à la grande offensive conservatrice contre la sécurité sociale et les services publics, et ont l’impression, 40 ans après leur naissance et la première crise pétrolière, qu’on est en train de resservir le même plat, en plus amer encore. Chômeurs et travailleurs réunis, ils veulent sortir de l’ombre la parole de ces « sans-emploi » qui passent parfois leur temps libre à faire des activités plus utiles socialement que s’ils travaillaient. Ils tentent aussi de lutter contre l’actuelle chasse aux chômeurs en rappelant « qu’un filet social fort, c’est la garantie d’avoir de bonnes conditions de travail ».
« Aujourd’hui, on valorise le simple fait de créer de l’emploi, même si c’est de la merde. Il n’y a aucun débat sur ce qui est produit », se scandalise Thierry Müller, un des membres actifs du collectif. Mais Choming-out ne se contente pas de dénoncer la situation, il entend aussi contribuer positivement au débat. Ils sont ainsi une poignée à s’être attelés à la rédaction d’un livre sur le travail, dans lequel ils proposent un programme fondé sur plusieurs revendications : la réduction du temps de travail, le redéploiement des services publics et le revenu minimum garanti. Leur proposition la plus innovante est celle qui concerne la notion d’emploi convenable, qui redéfinit le travail à travers les critères de l’écologie.
« Pour être convenable, un emploi doit d’abord être respectueux de l’environnement, d’une part dans les matériaux utilisés, d’autre part en limitant le coût énergétique de la production. Il doit tenir compte de la quantité de déchets qu’il produit, en amont et en aval, explique Thierry. Ensuite, il ne doit pas suivre une logique de prédation et de destruction, mais plutôt d’échange de savoirs et d’entraide. Enfin, l’emploi doit respecter une écologie psychocorporelle, autrement dit un équilibre au niveau du rythme et du stress. Le travail doit me construire au lieu de me couper de mes forces vives. »
Mais l’urgence de réduire le temps de travail n’est pas seulement socio-économique, elle est aussi écologique. « Nous devons réduire nos besoins énergétiques de 50 à 75 % si nous voulons éviter un basculement climatique, analyse Daniel Tanuro, auteur d’un livre sur L’impossible capitalisme vert (2). « Nous devons diminuer la production matérielle et les transports, donc le travail. Il faut aller vers les 32 heures par semaine, sans perte de salaire ni intensification du travail. » Pour ce militant de gauche à l’âme verte, la perspective d’une réduction collective du temps de travail pourrait même rendre désirable la lutte contre le changement climatique et fédérer plus de citoyens. « Quel que ce soit le bout par lequel on prend le problème, il s’agit de toute façon d’une seule et même crise, celle du mode de production capitaliste. Il faut donc des solutions qui répondent aux deux questions en même temps. »
Redonner du sens
Cet ingénieur agronome de formation rappelle aussi un enjeu important : pour repenser la place du travail dans notre société, il faut également sortir du quantitatif. « Il y a aussi la qualité du travail : qu’est-ce qu’on produit, comment le produit-on et pourquoi ? » Geneviève Azam, économiste et membre d’ATTAC France, partage son point de vue : « Une vision purement quantitative du travail nous engage sur de fausses pistes. La revendication de la réduction du temps de travail ne peut aller seule, sinon nous risquons de reproduire l’impasse des 35 heures en France, qui s’est notamment traduite par une augmentation de la flexibilité et de l’intensité du travail. Ce n’est pas qu’une question d’arithmétique ; si on propose une réduction du temps de travail sans interroger son utilité sociale et écologique, cela ne sert à rien. Il est urgent de redonner du sens, de proposer des emplois orientés vers l’intérêt commun. » Et de citer en exemple l’agriculture paysanne : moins productive mais plus respectueuse des ressources naturelles, elle pourrait être une grande pourvoyeuse d’emplois. Même les syndicats reconnaissent aujourd’hui s’être égarés sur la question de la qualité. « Ces dernières années, nous avons essentiellement bataillé pour la création de nouveaux emplois. C’était une erreur tragique, car en contrepartie, la qualité de l’emploi s’est affaiblie », reconnaît Felipe Van Keirsbilck. Pour Geneviève Azam, la fin du travail n’est pas pour demain. Elle met d’ailleurs en garde contre cette illusion grave qui repose sur l’idée que les machines peuvent entièrement nous remplacer, mais aussi que la richesse se crée toute seule, par la magie du marché financier. « Il faut mettre à mal cette idée de la finance productive, avance-t-elle. C’est comme cela que le travail est devenu un ingrédient jetable, un déchet, comme tous les résidus de la production. Nous devons mettre fin au “travail Kleenex” et retrouver le goût d’une activité sociale nécessaire, fondamentale, avec des finalités qui permettent à chacun de s’épanouir. » (3)
Amélie Mouton
Article publié dans Imagine demain le monde (n°91, mai-juin 2012)
Photo : Relancer une agriculture paysanne pour produire des aliments sains, tout en respectant la terre et ceux qui la travaillent. Voilà qui pourrait recréer un million d’emplois, rien que pour la France. Sur la photo, Marie, de la ferme Champignol (Surice – Philippeville), ingénieure agronome de formation, s’est lancée dans le maraîchage (plus de 200 variétés de légumes), dans l’élevage et dans les cours de vannerie. © Saveurs paysannes
(1) Implantée, par exemple, dans de nombreux hôpitaux belges.
(2) La Découverte, 2010
(3) Lire à ce sujet l’ouvrage collectif Pour en finir avec le vieux monde : les chemins de la transition, Utopia, 2011.