Depuis des millénaires, agriculture, alimentation et biodiversité sont intimement liées. Si la nature nous procure une abondante variété de plantes comestibles, nous sommes en retour les garants du maintien de cette biodiversité dite « cultivée ». Néanmoins, les pressions subies par les agriculteurs, principalement de la part de l’industrie agro-alimentaire, ont considérablement modifié les pratiques de culture au cours des dernières décennies.
Au Sud
En Inde, Vandana Shiva et des milliers de paysans indiens se battent quotidiennement pour le droit à l’utilisation des graines indigènes : En 2004, lorsque les entreprises sont arrivées avec le Seed Act (1) qui établissait véritablement une dictature semencière, nous nous sommes mobilisés à l’échelle du pays. J’ai brandi je ne sais combien de centaines de milliers de signatures devant notre Premier ministre en lui disant : « Vous pouvez créer cette loi, nous n’y obéirons pas ! » Parallèlement, nous nous sommes mobilisés au parlement et ils n’ont pas été en mesure d’introduire cette loi. Le combat n’en est pas pour autant gagné : ces entreprises tuent la diversité locale en remplaçant les semences indigènes par leurs semences brevetées. Parfois, ce remplacement est mis en œuvre en partenariat avec le gouvernement, qui organise des campagnes du style « laissez tomber vos vieilles graines », sur le ton de « changez vos chaussettes sales ». Dans certains des cas, les entreprises vont jusqu’à racheter ces « vieilles » semences aux paysans, pour s’assurer le monopole en retirant ces espèces de la circulation (2).
(1) Le projet de loi de 2004 modifie la loi sur les semences de 1966, rendant l’inscription des variétés obligatoires et ouvrant le marché indien aux grandes entreprises semencières.
(2) Interview consultée sur le site www.combat-monsanto.org
La naissance du métier de semencier
Le travail quotidien du cultivateur est de domestiquer les plantes pour les adapter aux besoins vitaux de l’être humain en nourriture, médicaments, habillement et habitat. Jusqu’au début du 20e siècle, c’est l’agriculteur lui-même qui produisait ses propres semences : il choisissait de laisser monter en graines les plants les plus résistants aux conditions climatiques locales, aux maladies ou aux insectes nuisibles et les récoltait pour les ressemer la saison suivante. Au fil des années, le producteur décidait de conserver les caractéristiques d’une variété qu’il considérait comme adaptée à sa culture ou de l’améliorer par croisements avec d’autres variétés. Il s’agissait d’un type de sélection réalisé sur les champs de culture, qui permettait de conserver une diversité génétique importante, garantissait une bonne adaptation des cultures aux conditions locales et assurait une quasi-totale autonomie du producteur.
Dès le début du 20e siècle, progrès scientifique et spécialisation des tâches ont donné naissance au métier de semencier. La grande majorité des agriculteurs a peu à peu arrêté de cultiver ses propres graines pour se tourner vers des professionnels de la semence en mesure de fournir des stocks de graines généralement peu coûteuses et à haut rendement. Sélectionnées hors sol, ces graines sont conservées en frigos et n’évoluent donc pas de façon dynamique en s’adaptant aux conditions extérieures au fil des ans. Certains apports de cette spécialisation ont néanmoins été incontestables, notamment en termes de rendement et d’homogénéité, mais aussi en matière de préservation de certaines espèces puisque plusieurs variétés menacées de disparition ont ainsi pu être conservées. Cependant, ces progrès ont été de pair avec une dépendance accrue des agriculteurs envers l’industrie de la semence et les firmes agroalimentaires. Aujourd’hui, une dizaine de firmes se partagent les deux-tiers du marché de la semence. La recherche du profit et du rendement maximum a amené ces multinationales à délaisser de nombreuses espèces et variétés jugées non rentables. Avec pour conséquence une perte importante de la biodiversité cultivée.
Seulement vingt espèces pour nourrir la planète
On estime qu’actuellement, sur les 80 000 espèces végétales comestibles, seulement 150 sont cultivées et à peine une vingtaine d’entre elles assurent l’essentiel de l’alimentation au niveau mondial. La FAO souligne également que 75% des variétés cultivées ont disparu depuis le début du 20e siècle.
L’exemple du riz est emblématique : le riz est l’une des trois espèces de céréales qui procurent à la population mondiale 50% de son alimentation (avec le blé et le maïs). Vandana Shiva (1) estime qu’avant la révolution verte des années 1960, on pouvait compter en Inde près de 200 000 variétés de riz alors qu’on évalue aujourd’hui à 50 seulement les variétés de riz cultivées. Selon Tristan Lecomte, le seul riz Basmati de la variété Pusa représente à lui seul plus de 90 % des cultures de riz Basmati exporté. Cette variété a pris un statut de quasi-monopole, car c’est la plus productive à l’hectare et aussi la plus appréciée des consommateurs occiden- taux pour son grain fin et long. Ce n’est pourtant pas le mieux adapté aux conditions climatiques partout en Inde, ni le plus frugal en eau suivant les régions. On a ainsi sacrifié des myriades de variétés et de goûts au profit d’une seule espèce sous la pression du marché. (2)
Et le constat est globalement le même en ce qui concerne les espèces potagères et fruitières. En France, il existait des milliers de sortes de pommes, chacune adaptée à un terroir et un climat particulier. Aujourd’hui, ce sont à peine une dizaine de variétés qui peuplent majoritairement les vergers. Les plus rentables, mais aussi pour certaines les plus demandeuses en produits phytosanitaires…
Réglementations et privatisation du vivant
Progressivement, l’industrie agro-alimentaire s’est approprié le quasi monopole de la production des semences. Il faut souligner que les réglementations en vigueur, tant au niveau national qu’européen, sont largement favorables au mode de production industriel.
Toute variété commercialisée doit être inscrite au catalogue officiel et le coût de cette inscription peut s’avérer très élevé pour certaines variétés. L’inscription exige également une série de tests qui certifient le rendement de la variété mais aussi sa distinction, son homogénéité et sa stabilité (DHS). A l’origine, cette logique de réglementation avait pour objectif de protéger les agriculteurs, dépendants du marché de la semence, contre diverses fraudes ou semences de piètre qualité. Il semble néanmoins que cette sécurisation de la production agricole s’est avant tout basée sur des critères de productivité, au détriment de la biodiversité. Les semences dites paysannes ou traditionnelles ne répondent généralement pas à ces critères, particulièrement parce que leur richesse se trouve dans leur hétérogénéité et dans leur caractère évolutif. La combinaison du coût et des tests de rendement dissuade de fait les petits semenciers à faire enregistrer leurs variétés.
Outre le catalogue officiel, l’existence de certificats d’obtention végétale (COV) et de brevets participe à la confiscation du patrimoine vivant par quelques firmes agro-alimentaires. Il s’agit d’une forme plus ou moins dure de propriété intellectuelle sur les variétés dont les conséquences sont lourdes pour les agriculteurs : interdiction de se fournir en graines ailleurs que chez le semencier propriétaire du brevet, interdiction de commercialiser ou d’échanger des graines issues de ses propres récoltes, obligation de paiement de royalties à la société porteuse du brevet dans le cas où l’agriculteur réensemence ses propres champs avec les graines issues d’une culture précédente. Pendant des millénaires, les semences ont circulé en toute liberté. Les restrictions et interdictions actuelles nuisent autant à l’autonomie des paysans qu’à la variété de notre alimentation et à la biodiversité.
Malheureusement, l’agriculture biologique s’est peu intéressée à la question de la diversité des semences. C’est prioritairement la qualité du sol, l’absence d’engrais et de pesticides chimiques qui ont occupé les producteurs de la filière. Au niveau des semences, près de 95% de la production bio est réalisée avec des variétés homogènes et stables inscrites au catalogue. Il convient donc de constater que le développement du bio labellisé, cultivé à grande échelle et principalement commercialisé en grande surface, n’a pas été de pair avec une ouverture du cadre semencier légal vers des variétés plus diversifiées.
Au Nord
En France, l’association Kokopelli milite pour la protection de la biodiversité alimentaire en rassemblant celles et ceux qui souhaitent préserver le droit de semer librement des semences potagères et céréalières, de variétés anciennes ou modernes, libres de droits et reproductibles. Grâce à un réseau de producteurs et avec une participation active de ses adhérents, l’association possède une collection de plus de 2 200 variétés (plus de 600 variétés de tomates, 200 variétés de piments, 150 variétés de courges…). Malgré les directives européennes, les avis de la FAO, de scientifiques ou d’agronomes affirmant l’urgence de sauvegarder la biodiversité végétale alimentaire, ce travail de conservation et de diffusion d’espèces a cependant été attaqué et condamné pour vente de semences illégales et concurrence déloyale. En 2012, les conclusions de l’avocat général de la Cour de Justice de l’Union Européenne ont donné entièrement raison à l’association.
La sauvegarde de la biodiversité cultivée : le combat de David contre Goliath
Actuellement, quelques grandes multinationales contrôlent la majorité du marché de la semence. Ce sont les mêmes qui possèdent le secteur des intrants (3) chimiques et qui conditionnent la réussite des semences à l’emploi d’engrais et de pesticides. Le secteur privé domine ainsi la quasi-totalité de la chaîne alimentaire et contribue grandement à l’érosion de la biodiversité cultivée.
Les réglementations en vigueur limitent fortement – quand ils ne placent pas dans l’illégalité – les petits producteurs ou semenciers qui souhaitent développer leurs cultures au départ de graines qui ne sont pas issues du marché conventionnel. Tant au Nord qu’au Sud, les luttes contre la privatisation du vivant, pour la protection de la biodiversité et pour la libre circulation des semences sont dures, parfois même violentes (voir encadrés ci-contre).
Les initiatives citoyennes de protection et de diffusion de la biodiversité cultivée sont multiples : vergers et potagers conservatoires, bourses aux plantes, échanges de semences… Citons également les individus, jardiniers amateurs ou maraîchers qui, patiemment, récoltent leurs graines pour faire évoluer les variétés et préserver une importante diversité génétique. Attentifs à toutes les conditions qui font la réussite d’une culture, ils renforcent naturellement les variétés des plantes qu’ils cultivent : En 2001, l’hiver est arrivé tardivement mais brusquement. Le temps a basculé, en une nuit, et nous sommes passés d’une atmosphère tempérée et très humide à un gel assez prononcé. Seuls 5% des pieds de poireaux ont survécu ! Un véritable désastre pour une parcelle qui comptait environ mille pieds. Toutefois, ceux qui ont survécu à ce phénomène de sélection naturelle m’ont utilement servi de porte-graines, portant aussi l’espoir d’une évolution vers une résistance au gel subit, qualité qui pourra être transmise aux futures générations de poireaux (4).
Cultiver la biodiversité c’est aussi garantir notre sécurité alimentaire
Courgette blanche de Trieste ou courgette Greysini, pourpier vert ou pourpier doré, panais Harris Model ou panais de Guernesey, poireau de Liège, de Saint-Victor ou poireau Géant d’Hiver… Finalement, est-il si important de cultiver la biodiversité ? Un poireau reste un poireau, non ? Et s’il s’agit uniquement de la beauté des noms, c’est peut-être beaucoup de bruit pour rien…
Pour la l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la biodiversité de la Terre est en train de disparaître à un rythme alarmant, l’agriculture industrialisée favorise l’uniformité génétique. De vastes superficies sont plantées en une unique variété à haut rendement en recourant à des intrants coûteux tels que l’irrigation, les engrais et les pesticides pour maximiser la production. Au cours de ce processus, non seulement des variétés traditionnelles de plantes cultivées mais aussi des écosystèmes agricoles qui existaient depuis longtemps sont oblitérés. L’uniformité génétique est une invitation au désastre.
Cette érosion spectaculaire de la diversité génétique ne sera effectivement pas sans conséquences : moins nous posséderons de variétés à cultiver, moins nous serons armés pour garantir notre alimentation en cas de changements climatiques, de maladies ou de parasites. La base alimentaire restreinte qui nous fournit aujourd’hui notre alimentation pourrait conduire à des famines importantes au cas ou une ou plusieurs de ces espèces étaient amenées à disparaître.
La préservation de la biodiversité cultivée est importante. D’abord pour elle-même parce la variété et la richesse des plantes comestibles vaut la peine d’être sauvegardée. Mais aussi parce que cette diversité est un des piliers sur lequel se fonde notre sécurité alimentaire. C’est en multipliant les approches de reproduction et de distribution des semences, en adaptant le cadre légal et en modifiant les pratiques de culture et de consommation que nous pourrons avancer dans les combats pour la protection de l’environnement et la souveraineté alimentaire.
Une petite graine, c’est bien peu ! Et pourtant les semences sont la source d’une vie qui fait l’objet de bien des convoitises. Considérées par certains comme de simples produits de marché, elles font partie d’un patrimoine qui doit, de façon urgente, redevenir accessible à tous. Pour nous et pour les générations à venir…
Muriel Vanderborght
Article publié dans Contrastes n°150 (mai-juin 2012), revue des Equipes populaires
Illu (haut d’article): logo de la campagne “Semons la biodiversité” pour la libération des semences paysannes et fermières.
(1) Vandana Shiva est physicienne et épistémologue indienne, diplômée en philosophie des sciences. Elle milite notamment pour la défense de l’agriculture paysanne.
(2) Tristan Lecomte, « Biodiversité contre productivité », article publié dans L’Expressle 23/07/2010.
(3) Les intrants sont les différents produits apportés aux terres et cultures : engrais, amendements, pesticides, fongicides, activateurs de croissance…
(4) Franck Adams, « De bonnes raisons d’auto-produire ses graines » dans un dossier Avons-nous oublié les semences ? de la revue Valériane (n°93, janvier/février 2012).