Nous sommes en 2001. L’Argentine est en faillite. Le peso a perdu 70% de sa valeur, c’est la débâcle. Des patrons d’usine fuient leurs créanciers et émigrent à Miami, corps et biens, et laissent à l’abandon usines, machines, matériel, travailleurs,… avec des salaires impayés depuis deux ans… Inutile d’expliquer les raisons économiques et politiques ayant amené à cette situation : endettement de l’État, réajustements structurels imposés par le FMI, etc. des mots qu’on entend trop souvent ces jours-ci.
À Buenos Aires, les patrons de la Brukman abandonnent eux aussi leur usine de vêtements pour hommes. Les employés, pour la plupart des mères de famille, se retrouvent sans travail. Pour ces femmes, que rien n’avait préparées à un tel destin, la vie ne sera plus jamais pareille.
Dans un réflexe de survie, elles prennent possession de l’usine et lui redonnent vie. L’idée, c’est de faire pression sur les patrons, pour qu’ils s’acquittent de leur dette envers les employés. Elles connaissent leur métier, et la renommée de leur produit n’est plus à faire. Elles s’organisent. Qui va reprendre contact avec les clients ? Qui va s’occuper de réaliser les plannings de production ? Qui va faire la comptabilité ? Qui va entretenir les machines ? Jour après jour, elles prennent de l’assurance et peu importe les sacrifices, les commandes reviennent elles se prennent à espérer des jours meilleurs. Elles se partagent les gains de manière équitable tout en prenant soin de renouveler les stocks et de maintenir l’outil, leur gagne pain. Elles apprennent même à se passer des patrons… et à goûter à l’autogestion. Peu à peu les problèmes se résolvent grâce à l’esprit innovant de chacune.
Le cinéaste témoigne : « J’ai vécu avec elles pendant deux mois et demi le quotidien de l’autogestion. J’ai vu comment cette expérience les avait transformées, comment leurs talents divers s’étaient exprimés dans la construction de cette entreprise et aussi comment leur pensée politique avait évolué ».
Jusqu’au jour où la situation économique s’étant améliorée et apprenant que l’usine fonctionnait à nouveau, les « fuyards de patrons » se présentent aux portent de l’entreprise revendiquant sa récupération, prétextant que les travailleuses détruisaient les machines… Alors qu’elles n’avaient jamais été aussi bien entretenues ! Ils décident de poursuivre les travailleuses pour usurpation et ce malgré les accusations de fraude pesant contre eux-mêmes.
Deux mois après l’occupation de la Brukman, ces « ouvrières sans patrons » étaient déjà devenues l’emblème de l’Argentine démocratique. Avec l’appui des voisins, organisés en assemblées de quartier, elles avaient résisté à une première tentative d’expulsion et un comité de vigile avait été mis en place pour les protéger.
Cependant, l’armée les expulse, armes en main. Et, pour prouver les dires des patrons, détruisent quelques machines devant ces femmes révoltées.
Courageuses, elles dressent un camp sur la place devant l’usine. Pendant des mois, sous la menace des armes et soumises à des pressions de toutes sortent, elles tiennent bon.
Le porte-parole du gouvernement leur propose de se cotiser pour constituer une coopérative et racheter l’usine. On leur demandait de s’endetter pour payer une usine à un patron qui s’était enfuit, laissant ce patrimoine à tous vents… et qu’elles avaient contribué à améliorer malgré lui. L’injustice était trop flagrante. Elles refusent et ne relâchent pas leurs actions envers le gouvernement pour édicter une loi qui leur octroierait le patrimoine qu’elles avaient bien mérité, sans devoir s’endetter. Pas de pitié pour les fuyards… fussent-ils patrons. Elles décident de se battre, tant sur le terrain légal que dans la rue, pour conserver leur gagne-pain et retrouver leur dignité dans le travail.
Certes, le contexte se prêtait bien. En même temps, des millions de personnes manifestent à l’unisson dans les rues de Buenos Aires au rythme des cuillères frappant les casseroles vides. Un pouvoir parallèle se constitue, des assemblées de quartiers et d’interquartiers remplacent les gouvernements corrompus et déchus. Cette solidarité citoyenne fait tomber quatre présidents en un mois. Quand les gouvernements perdent leur légitimité, la rébellion devient nécessaire. C’est ce droit que les Argentins ont exercé en réinventant la monnaie et en occupant les usines abandonnées.
Résultat, après des moments de grand découragement et de doutes, elles obtiennent la victoire devant les tribunaux qui leur accordaient la propriété des machines (mais non de l’édifice), et une nouvelle loi est votée après cinq ans de lutte citoyenne.
Oui, les choses peuvent changer, même les lois. Il fallait simplement le croire et rester solidaires. Cette aventure, commencée comme une démarche de survie, est peu à peu devenue pour elles une véritable école de citoyenneté.
Plus de 200 usines argentines ont à ce jour vécu les mêmes transformations.
Salvatore Vetro, chargé du lobby politique, Terre asbl
Le film « Les femmes de la Brukman » fut projeté à la Casa Nicaragua (Liège). Salvatore Vetro avait été invité à participer au débat sur la démocratie participative qui suivait la projection.
Article publié dans Terre (n°137, été 2012), le journal de Autre Terre asbl
Source : blog consacré à Isaac Isitan
Voir un extrait et des photos du documentaire « Les femmes de la Brukman » sur le site des producteurs ISCA