Dans le cadre d’un numéro traitant de la pédagogie sociale, il nous a semblé intéressant de faire part d’une initiative d’Université populaire laboratoire social développée par la MJC de Ris-Orangis. Nous proposons donc un entretien avec Max Leguem, directeur de cette MJC et membre participant à l’UPLS, afin de mieux cerner cette démarche.
N’Autre école – Pouvez-vous présenter en quelques lignes les objectifs et les idées qui sous-tendent l’université populaire laboratoire social ? Quel est le fonctionnement concret de l’UPLS ?
Max Leguem – L’UPLS de Ris-Orangis s’adresse à tous les citoyens quels que soit leur âge et leur niveau scolaire. Ce n’est pas une université de diffusion de savoirs académiques. Notre but est de redonner de la puissance d’agir aux gens dans un monde de tristesse et d’impuissance dans lequel ils n’ont l’impression que de pouvoir subir, pâtir du monde qui les entoure. Notre université est donc une université de recherche. Si j’avais à résumer, je dirais que nous cherchons à former des « citoyens chercheurs-militants ». Cela signifie que même si nous sommes ouverts à tous (les gens peuvent entrer et sortir, venir une fois et repartir), notre adresse principale se situe en direction de personnes qui veulent agir pour transformer des réalités locales concrètes. En fait, pour faire partie de l’université populaire, nous demandons quatre choses aux participants:
Être affecté par un problème, local, de sa ville, de son quartier, de l’école fréquentée par son enfant, etc. Ceci afin de pouvoir travailler et agir sur un problème « territorialisé », un problème pour et sur lequel la personne a le savoir du vécu, le savoir d’une expérience concrète.
– Vouloir résoudre ce problème, ne pas rester dans la simple dénonciation qui conduit à l’impuissance ;
– Expérimenter des solutions concrètes, ne pas renvoyer forcément le problème aux institutions, aux politiques, pour qu’ils règlent eux la chose ;
– Accepter de travailler à la résolution de ce problème collectivement et non pas individuellement.
Nous allons donc demander aux personnes de travailler. C’est souvent la première surprise pour les participants : ils doivent accepter l’idée que pour changer le monde, il faut se mettre au travail. En cela, nous nous différencions largement des universités populaires classiques dans lesquelles les gens « picorent » du savoir en fonction des programmes, un peu comme on va au spectacle. On peut constater d’ailleurs que l’on retrouve, à peu près, le même « public » dans les salles de spectacles et
dans les conférences d’universités populaires. L’argent va à l’argent, le savoir va au savoir. Certains ont une suraccumulation de capital financier, d’autres ont une suraccumulation de capital culturel.
Le travail que nous proposons se décompose comme suit :
1. Un séminaire théorique mené par Miguel Benasayag à raison d’un lundi par mois en soirée durant un an. Il s’agit globalement d’un séminaire d’anthropologie qui doit permettre de comprendre le contexte de notre époque postmoderne, de le différencier des autres époques afin de comprendre ce qui produit cette souffrance sociale générale. Nous avons donc fait le choix, que nous assumons, de partir des hypothèses de travail de ce chercheur. Ce choix, bien évidemment, n’est pas neutre et nous l’expliquons aux personnes.
Une semaine après chaque séance de séminaire, est organisée une séance intermédiaire animée par Carole Berrebi, animatrice de la MJC, pour que les personnes rediscutent, s’approprient, contestent, critiquent, les hypothèses développées par Miguel Benasayag. Cet exercice se veut être aussi un exercice de « transposition ». Comment ce qui est dit m’interroge par rapport à mon expérience, ma pratique, etc. Les personnes peuvent bien évidemment intervenir lors des exposés de Miguel Benasayag, mais cela ne nous semble pas être intéressant. Ce que dit Miguel Benasayag n’est que le fruit de ses hypothèses mais pour lesquelles il a dû « amasser » une quantité de savoirs académiques gigantesque face auxquels les personnes peuvent difficilement « se confronter ». C’est justement par la recherche menée, et les résultats de cette recherche, par la connaissance liée à l’expérience des participants que la remise en cause de ces hypothèses pourra être possible, utile et émancipatrice.
2. La deuxième année, les personnes choisissent un ou plusieurs sujets de recherches. Nous avons ainsi travaillé trois thèmes de recherches : la disparition du commerce local de proximité, la violence au collège de Ris-Orangis et la rupture du lien entre les générations à Ris-Orangis. Ces trois sujets ayant été proposés par les participants comme étant les sujets qui les affectaient sur lesquels ils voulaient agir.
Trois groupes de travail ont alors été constitués. Il s’agit de petits groupes de 8 personnes environ. Les personnes doivent alors aller à la rencontre de la population pour l’interroger. Afin de recueillir ce que Michel Foucault appelle les « savoirs assujettis », c’est-à-dire les savoirs dont les personnes sont porteuses sans même sans rendre compte. Cela prend la forme d’interviews. Nous demandons à chaque groupe de réaliser au moins 20 interviews pour avoir un matériau à partir duquel nous
puissions dégager des réflexions, des hypothèses et des propositions concrètes. Les groupes se réunissent seuls au moins une fois chaque mois pour interpréter les questionnaires t se réunissent ensemble avec Miguel Benasayag une autre soirée chaque mois afin que Miguel les accompagne, les aide dans l’interprétation, revienne sur un aspect théorique du séminaire, etc.
À ce stade, les groupes peuvent demander à avoir un apport sur un sujet très précis par un expert.
Nous organisons donc une conférence publique, ouverte à tous, dans laquelle le groupe questionne l’expert à partir de sa recherche sur les questions qui l’affecte. On change là le rapport de domination, ce n’est plus l’expert qui vient dire au citoyen ce qu’il faut faire, mais le citoyen qui va chercher l’expert pour l’aider à comprendre et à résoudre des problèmes.
Pour faciliter les entretiens, nous avons défini trois typologies de personnes à interroger en fonction de leur participation sur un quartier ou une ville :
Le type 1, constitué par le noyau des personnes investies dans un des groupes de recherche. Ce sont les gens qui participent à la démarche d’enquête, qui sont affectés par le problème et qui veulent le résoudre. Le type 2, ce sont les personnes reconnues qui participent à la vie de la commune (responsables associatifs, élus, travailleurs sociaux, voisins actifs. Le type 3 : les personnes ayant très peu de liens sociaux avec le monde extérieur. Dans notre modèle, les personnes appartenant au niveau 3 sont les personnes les plus assujetties aux savoirs à faire émerger. Nous enregistrons systématiquement les personnes pour recueillir leurs mots, leurs intonations, etc. Nous ne nous présentons jamais avec un questionnaire car nous ne voulons pas avoir un formatage des propos que l’on va recueillir. Nous faisons l’hypothèse que la personne appartenant au niveau 3 est celle qui aura le plus de convictions car elle évolue dans un environnement de « savoirs saturés ». Ces personnes sont justement celles que les institutions ne vont jamais voir ni écouter.
3. La troisième année est consacrée à l’expérimentation concrète. Cette expérimentation pourra prendre la forme d’une animation, d’un film, d’une exposition, d’un spectacle, d’un livre, afin de donner aux « autorités » une preuve concrète de notre expérience.
Les séances de travail se déroulent dans un local qui s’appelle « le moulin du monde ». Il s’agit d’un commerce que la MJC a acheté au sein d’un centre commercial en pied d’immeubles HLM.
N’Ae – Vous avez comme projet l’émancipation populaire et comme objectif de « redonner aux femmes et aux hommes de la puissance d’agir dans un monde envahi par le négatif ». Dans le même temps, vous travaillez avec des partenaires institutionnels. Ne pensez-vous pas qu’il y a là une contradiction car le monde institutionnel basé sur la délégation de pouvoirs ne peut favoriser l’émancipation des individus ?
M. L. – Selon moi, il n’y a pas de contradiction. La création de l’UPLS a été une décision du conseil d’administration de la MJC. La MJC de Ris-Orangis est une association d’éducation populaire, qui revendique son indépendance, tout en ayant et en revendiquant une mission de service public. Nous sommes financés par l’argent de la redistribution, par l’argent de la justice sociale. Cet argent ne vient que de l’État ou des collectivités territoriales. Il n’est pas question, pour nous, de nous situer à
la périphérie mais bien au centre. La MJC est elle-même une institution. Par contre, nous désirons être instituant, en permanence, pour recréer, réinventer en permanence, de l’institué. En cela, l’UPLS est elle-même instituante au sein de l’institution MJC, tout comme la MJC se veut être instituante sur le territoire. Nous avons eu les mêmes discussions avec Miguel Benasayag. Miguel, par son parcours militant et professionnel, s’est toujours méfié de l’institution, il a par exemple refusé un poste de professeur à l’université. Il n’empêche qu’il peut se le permettre parce qu’il est devenu, lui-même, une institution. La rencontre entre nos deux univers ne peut être qu’intéressante.
Nous ne sommes pas contre l’institution dès l’instant où cette institution est le résultat de luttes, de revendications, de réflexions du mouvement social. Il est clair, par contre, que la MJC, tout comme l’UPLS, réfléchit à trouver d’autres formes d’organisations que l’organisation pyramidale de la délégation de pouvoir. Nous sommes emprunts, moi le premier, de ce fonctionnement qui contamine toutes les organisations qu’elles soient associatives, syndicales, politiques et au sein des entreprises.
N’Ae – Vous utilisez souvent dans votre manifeste les termes « positif » et négatif », pourriez-vous préciser ce que vous englobez sous ces appellations ?
M. L. – Sous l’appellation « positif », nous englobons tout ce qui, selon nous, participe de l’émancipation du groupe et de la personne. Il est clair que cette vision du « positif » et de l’émancipation repose sur notre norme occidentale de la modernité, sur notre conception philosophique du progrès. Ceci correspond bien souvent à une vision d’un universel abstrait, d’une vision philosophique liée à la philosophie des Lumières, d’une vision républicaine à la française. Pour prendre un exemple, en tant que directeur de MJC, j’ai durant des années organisé quantité de manifestations contre le racisme. La vérité, c’est qu’à chaque fois nous nous retrouvons entre nous. On est dans l’entre soi. Si lors de ces rencontres, une personne a le malheur de commencer à dire quelque chose qui ne serait pas politiquement correct, il va se prendre le groupe « sur la gueule ».
Alors que, justement, si l’on veut travailler contre le racisme, il va bien falloir accepter de rencontrer cet autre, qui est raciste. C’est justement ce que nous ne faisons pas aujourd’hui. Nous mettons le « négatif » sous le tapis. Si l’on veut « faire monde », si l’on veut construire de l’espace public, il faut accepter ce « négatif ». Nous appelons donc « négatif », ce qui, du point de vue de la norme, est contraire à l’émancipation.
N’Ae – Avez-vous déjà eu l’occasion de mesurer les effets de votre action sur le terrain ?
M. L. – Cela fait maintenant trois ans et demi que nous avons créé l’UPLS ; donc nous pouvons faire des premiers bilans. Ce qui marche, et qui marche vraiment, c’est l’émancipation individuelle des personnes. De leur aveu même, le travail leur a permis de mieux comprendre leur situation dans le monde, de mieux vivre. Quelqu’un m’a dit : « je grandis à mes propres yeux ». Autre réussite, c’est la mixité du groupe puisque nous touchons toutes les catégories professionnelles, tous les milieux sociaux, culturels, religieux, etc. alors que les universités populaires classiques comptent beaucoup moins d’ouvriers que les universités académiques !
Ce qui ne marche pas, c’est l’émancipation collective. Nous n’avons pas réussi à faire en sorte que les personnes collectivement agissent. Cela signifie qu’une partie importante de notre hypothèse de départ, n’est pas à ce jour vérifiée. En outre, en terme d’organisation, et parce que l’UPLS dépend de la MJC, les participants ont tendance à ne pas la prendre en main et à s’appuyer sur la MJC elle-même. On reproduit donc là l’éternel schéma pyramidal.
Propos recueillis par Franck Antoine. « Une université populaire, un laboratoire social», un article publié par N’Autre école, la revue trimestrielle de la CNT éducation
Crédits photo: Sileks
■ L’UPLS dispose d’un site : www.mjcris.org, où l’on peut visionner, entre autres, le film interview de Miguel Benasayag dans le cadre du 7e Printemps des universités populaires.
■ Miguel Benasayag Miguel Benasayag est philosophe et psychanalyste. Il est né en Argentine où il a étudié la médecine et milité dans la guérilla guévariste dans sa jeunesse. Après plusieurs arrestations et quatre années en prison, il a pu trouver refuge en France où il a poursuivi son engagement sous d’autres formes. Il a participé à des projets d’université populaire à La Courneuve et à Ris-Orangis et à des projets alternatifs en Argentine et au Brésil. Il milite pour un savoir émancipateur.