Le concept de « Pédagogie sociale » a d’abord été défini pour concevoir un ensemble de pratique éducatives qui allaient bien au-delà de l’école. C’est ainsi, en Pologne, que Helena Radlinska a plaidé pour une pédagogie « totale », qui concerne à la fois l’enfant, mais aussi la société et son projet.
En France, malgré toutes les réserves qu’on peut avoir sur l’existence d’une pédagogie digne de ce nom à l’école aujourd’hui, c’est toujours en référence à cette institution que l’on envisage la question de la pédagogie, ou même de l’éducation. La récente concertation sur l’éducation de V. Peillon témoigne elle aussi de ce « scolarocentrisme » fortement dommageable puisqu’il invisibilise les besoins et enjeux éducatifs qui se manifestent autour de l’école, et qu’il enferme par ailleurs le débat scolaire dans des sempiternelles répétitions de pensée (les rythmes, la violence scolaire, le retour vers une pédagogie traditionnelle, la lutte contre l’échec scolaire renommé « décrochage »…).
C’est donc l’école qui, en France, concentre l’essentiel des attentes éducatives et qui symbolise les espérances de changement et de transformation institutionnelle comme sociale. Il n’est donc pas étonnant que ce soit dans l’école que Célestin Freinet ait développé une pédagogie de rupture vis-à-vis de l’éducation traditionnelle et vis-à-vis même des autres courants de l’Éducation nouvelle.
Pourtant, dès l’origine de cette fondation, on peut observer historiquement comment et pourquoi la Pédagogie sociale (que Freinet appelait École Moderne) excède l’institution scolaire. Le développement de ces techniques, cette ouverture sur la vie politique locale comme internationale, ce souci de cohérence entre les modalités pédagogiques et les finalités sociales recherchées ont amené inexorablement Freinet vers la rupture avec l’institution publique. Obligé malgré lui de fonder une école privée, Freinet fera l’expérience, de son vivant, de cette incompatibilité majeure entre sa pédagogie et l’institution scolaire.
Il n’est donc pas étonnant que ce soit l’Icem-pédagogie Freinet, en tant que mouvement qui « abrite » aujourd’hui le « Chantier de Pédagogie sociale », dont un certain nombre de membres ont écrit des articles pour ce numéro. De même il est tout aussi logique que ces membres prennent comme cadre d’expérience, de travail et de réflexion, un environnement qui dépasse l’École comme institution.
Domaines d’intervention de la pédagogie sociale en France
Où se développent à ce jour les pratiques de pédagogie sociale en France et comment peut-on penser leur cohérence théorique et technique ? Nous retrouvons ici un des enjeux et une des préoccupations majeures de notre chantier. Nous avons à ce jour rencontré et étudié cinq grandes entrées en pédagogie sociale.
Dans l’École La pédagogie sociale à l’école est aujourd’hui essentiellement représentée par la pédagogie Freinet.
« La critique scolaire », qui porte à la fois sur la démocratie à installer dans la classe et la nécessité de produire, dans l’institution scolaire, un travail véritable (et non un simulacre « scolastique »), est toujours aussi urgente, forte et pertinente aujourd’hui… que du temps de son fondateur.
Les pratiques Freinet excèdent naturellement l’école ; elles débordent volontiers sur la famille, le quartier, et même quelquefois au-delà… La pédagogie Freinet est buissonnière par essence, elle ne peut survivre sans rentrer en conflit avec cette clôture scolaire que nous subissons depuis plus de trente ans (focalisation sur les disciplines fondamentales, primat de l’évaluation sur l’expérience, limitation et standardisation des procédures scolaires, retour de la pédagogie traditionnelle par tous
les moyens y compris en faisant appel aux ressources technologiques modernes).
À travers la « production » artistique
La pédagogie Freinet se propose de développer les potentiels de création et d’expression des enfants dans tous les langages. En pédagogie Freinet, il ne s’agit pas de favoriser, à travers l’art, la culture, mais bien plutôt la puissance d’expression. Par l’art, l’enfant, l’adulte, développe sa puissance de vie, sa puissance créatrice et sociale. On voit que l’art n’est pas ici limité à des techniques et que sa dimension politique est clairement posée.
On voit aussi comment l’art est bel et bien « une entrée » en pédagogie sociale, qui sort bien entendu de l’école. Art dans la rue, art hors les murs, art hors normes.
Cette importance donnée à l’activité artistique en pédagogie sociale pourrait à juste titre apparaître comme relativement commune, par exemple avec ce que peut être l’expression artistique dans les courants de la pédagogie nouvelle (tel Steiner).
La différence porte ici sur trois principales caractéristiques de cette « entrée artistique » que l’on retrouve dans différentes expériences en pédagogie sociale :
L’expression artistique est de préférence abordée collectivement, soit que la production elle-même soit collective, soit qu’elle trouve son origine, son appui ou sa destination dans un groupe ou communauté de référence.
Une dimension sociale est le plus souvent associée à cette production artistique ; il s’agit d’embellir la vie quotidienne, l’environnement, le quartier et de démontrer par l’action qu’il est dans le pouvoir de chacun d’y prendre part. Les productions artistiques, en pédagogie sociale sont souvent mises en valeur afin de motiver le désir de chacun de devenir « auteur ».
Les relations humaines qui s’établissent à l’occasion, autour de la création ou à sa suite, semblent avoir autant d’importance que l’œuvre elle-même ; dans certains cas, c’est même cette « activité relationnelle » qui peut être vue comme « artistique » en tant que telle. On rejoint ici les conceptions artistiques mais aussi politiques d’un Joseph Beuys. Dans tous les cas, les artistes impliqués dans un tel projet assument volontiers cette dimension « sociale » de leur activité. Ce point est essentiel car il s’inscrit à contre-pied d’un contexte artistique et culturel dominant qui, depuis de nombreuses années, met en avant l’idée d’un « art non social », d’un art pour l’art. De très nombreux intervenants artistiques, que ce soit au sein des écoles ou des établissements socioculturels, dénient couramment la dimension sociale de leur intervention. Il est donc à souligner que « l’entrée par l’art » en pédagogie sociale s’inscrit en opposition à cette tendance.
Au sein du chantier de pédagogie sociale et autour de celui-ci, nous répertorions diverses actions, à l’initiative d’artistes qui s’inscrivent pleinement dans une telle perspective, la plupart prenant d’ailleurs pour cadre la rue, ou se déplaçant volontiers dans les espaces publics ou tout au moins en dehors et rupture des établissements artistiques ou culturels classiques.
Autour de la notion de santé communautaire
Le xxe siècle a affirmé une définition de la santé à la fois positive et globale qui ne se laisse plus définir par l’absence de maladie ou de malaise, mais aussi comme une expression de bien-être, de vitalité. Dès lors la santé devient une préoccupation transversale et au fond bien plus globale que la préoccupation éducative ou sociale, prises isolément. De ce point de vue, la santé englobe toutes les dimensions de la vie humaine : publiques, privées, ainsi que tous les âges et toutes les conditions.
La santé communautaire repose la question de la santé dans un contexte politique, et collectif qui tranche considérablement avec l’approche libérale de la santé qui préfère parler de « capital santé » et d’inégalités. Pour l’approche en santé communautaire, la santé n’est pas affaire de soins ou de spécialistes mais une œuvre collective, avec cette idée que la santé des uns est toujours connectée à la santé des autres. Cette perspective « holistique » et sociale, empreinte de cette conscience «
d’interdépendance », pose la question de la reconnaissance de la légitimité de tout un chacun dans la définition et le développement de la santé de tous.
C’est à partir de cette définition transversale que le courant de la santé communautaire a pu développer dans le monde et en France des modes d’intervention et d’actions qui trouvent toute leur place dans une perspective de pédagogie sociale. Par ailleurs, le « souci de la santé publique » constitue un angle d’analyse particulièrement pertinent pour rendre compte, depuis des problématiques de santé publique, des difficultés sociales, éducatives, culturelles et politiques.
L’approche par la santé communautaire permet particulièrement de développer un regard sanitaire et social qui s’émancipe des institutions, qui prend son indépendance vis-à-vis des modalités de leur évaluation, en interne, pour mettre en avant une nécessité de refonder nombre d’entre elles vers des pratiques plus respectueuses. Dans les pratiques et les structures de l’Éducation populaire À partir des années 1980, différentes expérimentations en France d’animation en milieu ouvert (comme à
Evry, dans le 91, à la fin des années quatre-vingt, ou celle qui continue encore à ce jour au centre social de Belles-Rives, à Saintes) ont mis en évidence l’existence d’une très nombreuse population enfantine ne bénéficiant pas ou plus ou pas assez des équipements et dispositifs de loisirs ou périscolaires mis en place par les municipalités.
Le chômage de masse dans les milieux populaires, mais aussi l’évolution même des structures de loisirs, culturelles, sportives et périscolaires destinées à l’enfance ont en effet éloigné les enfants des milieux populaires du bénéfice de ces activités. Les parents sans emploi, au chômage ou précaires moins demandeurs de « garde » ; et les structures gérées par les municipalités écartent communément ce public en réservant l’accès aux enfants de parents qui travaillent (c’est le cas dans de nombreuses villes de banlieue, comme à Longjumeau (91)), ou considèrent ce public comme non prioritaire, ou devant s’acquitter de modalités d’inscription spécifiques (demandes d’autorisations, suppléments à acquitter, réservation journalière obligatoire longtemps avant, etc.).
Par ailleurs la pédagogie à l’œuvre dans ces structures a profondément évolué depuis les années 1970 : la professionnalisation, la spécialisation des activités s’est accrue comme leur diversité. Partout, une logique d’activités, de programmation, de plannings, de projets s’est imposée. À l’approche des vacances, les bulletins municipaux rivalisent de programmes alléchants (activités onéreuses, sorties prestigieuses, etc.) dans les structures de loisirs et d’accueil.
De même l’organisation du temps périscolaire s’est trouvée peu à peu gagnée par une logique scolaire : temps découpé en fonction d’un emploi du temps, jeunes répartis en groupes d’âges, confiés à des spécialistes mettant en avant les objectifs éducatifs, voire comportementaux. Pour les plus pauvres, les activités de loisirs ont été purement et simplement remplacées par des activités de « complément d’école » : soutien scolaire obligatoire, stages de rattrapage, réussite éducative, etc.
L’idée d’une éducation continuée hors de l’école avec des adultes disparaît au profit d’une logique consumériste de catalogue d’activités et d’options. De sorte que, progressivement, l’ensemble de ces structures et équipements a tout simplement tourné le dos aux enfants des milieux populaires pour lesquels pourtant ils avaient été conçus. Nous pourrions évoquer ici à bon droit une « trahison » de l’Éducation populaire au moment même où ses ressources et activités n’ont jamais été aussi riches
et modernisées.
C’est par réaction à cette tendance que se sont développées les pratiques éducatives et d’animation en pédagogie sociale. Prenant en compte le phénomène des « enfants en situation de rue » ou reclus dans les appartements ne bénéficiant aucunement de ces structures publiques, les acteurs sociaux et éducatifs engagés dans des actions innovantes marquent une rupture à la fois pédagogique et sociale vis-à-vis des pratiques institutionnelles : les actions se déroulent dans les rues ou les espaces publics ; elles reposent sur des principes de durée, de gratuité, d’inconditionnalité de l’accueil. Elles mettent en œuvre une pédagogie qui permet le mélange des âges, qui tourne le dos à la logique de consommation d’activité et qui propose aux enfants de devenir auteurs et acteur de ces actions ouvertes à tous.
Dans l’éducation spécialisée et le travail social
Le travail social en France s’est longtemps distingué du secteur de l’Éducation nationale par des pratiques et une culture professionnelle propres. Que ce soit dans la formation initiale des travailleurs sociaux ou au cœur des pratiques des institutions de ce secteur, le travail social a longtemps mis en avant des références opposées à celles de l’École : plutôt qu’une formation académique, dans le secteur social, on a longtemps mis en avant la « formation du terrain », on a privilégié l’alternance. Plutôt que l’application de programmes et instructions verticales, le secteur social a davantage été inspiré par une logique de projets et d’analyse des pratiques favorisant l’horizontalité.
Toutefois depuis la fin des années 1980, le secteur du travail social connaît lui aussi des évolutions, des réformes, et de nouvelles logiques d’intervention qui lui sont progressivement imposées. L’individualisation progressive des prises en charge, la mise en œuvre d’une culture de l’évaluation, l’imposition au cœur même des pratiques éducatives du principe de la logique de « contrat », modifient progressivement l’ensemble de la culture professionnelle de ce secteur. Au fil des ans, de
nombreux collectifs de travailleurs sociaux se sont exprimés, par exemple autour du mouvement « 7 8 9 Radio sociale » (www.789radiosociale.org) pour alerter quant à ces évolutions. Ils dénoncent une « standardisation » progressive des pratiques, un éloignement des professionnels vis-à-vis du public, l’imposition de procédures, le découpage de leur temps, la perte de maîtrise et de contrôle sur leur propre activité.
Il n’est pas étonnant que le secteur du travail social constitue également une porte d’entrée vers des pratiques alternatives en pédagogie sociale ; cette ouverture vers cette forme de pédagogie, recourt tout naturellement à la revendication d’autres formes d’intervention, plus collectives, plus respectueuses du pouvoir d’agir et de la dignité des publics, plus politiques également.
C’est ainsi que depuis une vingtaine d’années des mouvements s’organisent au sein de ce secteur pour introduire et répandre des formes d’intervention sociale collectives : travail social communautaire, intervention sociale d’intérêt collectif (ISIC), capacitation, empowerment, et même les théories du « Care ».
Ces approches nouvelles (en France) s’inscrivent en rupture vis-à-vis des logiques institutionnelles dominantes et mettent en avant la dimension politique des interventions sociales et éducatives.
Derrière la diversité des entrées, « une » pédagogie sociale ? Cette diversité des entrées en pédagogie sociale à partir de l’ensemble des secteurs concernés par les enjeux éducatifs pose bien entendu la question de l’unité d’une telle démarche. On peut cependant souligner que cette unité, quoique peu exprimée en tant que telle est repérable par les similitudes en termes d’enjeux, de valeurs, de logiques, de mouvements au sein de chacun de ces secteurs.
Cette diversité des « entrées en pédagogie sociale » témoigne également en creux des mêmes difficultés éducatives, économiques, sociales et idéologiques que l’on rencontre dans chacun de ces secteurs. Aujourd’hui, la culture de l’évaluation, la logique de projets à court terme, de programmes, la modélisation et la standardisation des « bonnes pratiques » ne connaissent plus de limites. Ce sont des tendances qui s’imposent partout. Il n’est donc pas étonnant que la résistance que ces tendances suscitent, tende également à devenir transversale vis-à-vis des catégories et champs d’activités.
La pédagogie sociale propose ainsi une prise de conscience et une critique d’un mouvement général dans les institutions qui aboutit à l’appauvrissement et à l’émiettement des pratiques et des métiers.
Elle propose un cadre conceptuel indépendant des institutions qui favorise une compréhension plus « politique » des contextes d’intervention.
Elle met en avant des valeurs et des caractéristiques reconnaissables et transférables telles que :
– le travail hors structure traditionnelle ;
– l’intervention en milieu ouvert et dans les espaces publics ;
– l’inconditionnalité, la gratuité de l’accueil ;
– le mélange des âges ;
– la prise en compte des dimensions affectives, relationnelles… et politiques des interventions ;
– l’autonomie comme valeur à la fois pour les publics destinataires et les acteurs sociaux
– une mise en cause de l’écart qui sépare les professionnels et leur public.
Il reste que l’unification de l’ensemble de ces initiatives, au sein de chacun des secteurs qui en constituent des « portes d’entrée » est loin d’être acquise. Cela repose probablement sur la capacité des acteurs sociaux à théoriser à partir de leurs propres pratiques, dans quelque domaine qu’elle se situe, et de pouvoir communiquer à partir de celles-ci.
C’est ce qu’ont fait récemment l’ensemble des acteurs autour de l’expérience de l’association Intermèdes-Robinson de Longjumeau, en publiant un ouvrage collectif dont le titre est évocateur : Des lieux pour habiter le Monde, Dababi, Murcier, Ott et alii, éditions Chronique Sociale.
« Pédagogie sociale dans et hors l’école », une publication de Laurent Ott, philosophe, éducateur, enseignant, pédagogue social. Auteur de Pédagogie sociale, éd. Chronique sociale, 2011. Article paru dans dans N’Autre école, la revue trimestrielle de la CNT éducation
● Un exemple de pratiques en pédagogie sociale dans le secteur de l’éducation populaire, le GPAS : http://www.gpas.infini.fr/v2/index.html
● Un exemple de pratiques en pédagogie sociale , à partir de l’initiative d’un groupe de travailleurs sociaux, le groupe « Travailleurs sociaux dans la Crise », de et à Saint-Étienne : http://www.droits-sociaux.fr
● Un exemple d’initiative « mixte » entre éducation populaire et travail social, l’exemple des Centres sociaux autogérés, les CREA : http://crea-csa.over-blog.com/
● Le Chantier de Pédagogie sociale, en lien avec le Mouvement Freinet : http://www.icem-pedagogie-freinet
Crédit photo: Sileks