Elle ne tient plus la route, cette balance, notamment – et c’est loin d’être anodin – parce que les bases scientifiques de l’évaluation des risques liés à l’emploi des pesticides avouent aujourd’hui facilement leurs limites. Responsable depuis 2004 du Laboratoire de Phytopharmacie au sein de l’Unité « Analyse Qualité Risque » de Gembloux Agro-Bio Tech (Université de Liège), Bruno Schiffers sait que ses propos ne lui attirent pas que des amis ; ils vont jusqu’à lui valoir l’accusation d’avoir « retourné sa veste ». Mais il estime indispensable que l’université et ses experts participent aux grands débats sociétaux du moment, quitte à heurter les manières habituelles de penser. Valériane l’a rencontré après une leçon inaugurale très remarquée prononcée l’automne dernier à Gembloux.
Les critiques pleuvent sur les pesticides depuis près de quarante ans et, notamment, depuis le livre célèbre de Rachel Carson, Silent Spring, publié en 1962. Et pourtant, ils sont toujours largement utilisés. Est-ce lié au fait qu’ils ont pu, à une certaine époque, rendre des services précieux à l’agriculture ?
Au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, les autorités européennes ont été soucieuses d’offrir à la population, meurtrie par cinq ans de guerre, une nourriture abondante et à bas prix. Le but était également de pousser les gens à affecter leurs revenus à d’autres biens de consommation que la nourriture, comme l’automobile ou les loisirs. Ces objectifs ont été atteints au-delà de toute espérance : aujourd’hui, moins de 10 % du budget des ménages est affecté à l’alimentation. Mais à quel prix écologique et social ? La facture écologique est bien connue et documentée, avec les ravages des produits phytopharmaceutiques sur la faune, la flore, la qualité des eaux et la fertilité du sol, sans parler des effets du remembrement et de la destruction d’une série d’écosystèmes bocagers… Car, dès qu’on a voulu produire beaucoup sans trop dépenser, il a fallu éliminer toute une série d’obstacles, comme les haies et les ravageurs, mais aussi choisir des espèces plus productives. Celles-ci étant sensibles aux parasites et aux ravageurs, il a fallu les protéger via le recours aux pesticides. En revanche, on a un peu tendance à passer sous silence la facture sociale et économique de cette révolution verte. Les pertes d’emplois dans le monde agricole depuis l’Après guerre ont été considérables – et ce n’est pas fini ! – sans que cela émeuve au même titre que les fermetures d’usines et d’entreprises, bien plus médiatisées. Quant à la catastrophe économique, les firmes nous présentent les choses à l’envers. « Si on nous impose de nouvelles contraintes commerciales, notamment sur l’agréation, nous allons devoir licencier, disent-elles. Les rendements des cultivateurs en pâtiront ». En fait, c’est l’inverse : la catastrophe a déjà eu lieu. Le coût des pesticides n’ayant jamais été intégré au prix de vente, l’épuration de l’eau de distribution coûte cher, très cher à la collectivité. L’Europe ayant imposé le coût vérité de l’eau, les compagnies de distribution sont tenues de répercuter l’assainissement dans les factures des ménages. Nous payons donc tous, collectivement et individuellement. Et ce coût n’a pas fini d’augmenter…Et il faudra peut-être un jour calculer aussi celui que la collectivité paie pour les effets sur la santé…
Pensez-vous qu’on pourra, un jour, se passer totalement des pesticides ?
J’ignore si on y arrivera un jour à 100 %. Mais ce dont je suis sûr, c’est que les firmes commercialisant ces produits n’ont d’autre choix que d’évoluer en profondeur. Le nier reviendrait à se tirer une balle dans le pied. D’abord parce que les ONG, qui contestent la légitimité et le caractère inoffensif des pesticides, sont loin d’être idiotes. Elles ont, pour la plupart, la compétence nécessaire pour mettre en évidence les lacunes dans – notamment – l’agréation de ces produits. Ensuite, parce que les autorités européennes, sous l’action de ces mouvements associatifs, ont globalement pris la mesure du problème. En 2009, la Commission européenne a publié un nouveau règlement pour la mise sur le marché et une directive qui impose une utilisation « durable » des pesticides homologués. Les effets de cette réglementation vont se faire sentir seulement dans les années qui viennent. Ainsi auparavant, une partie de la procédure d’autorisation de mise sur le marché reposait principalement sur la gestion du risque pour l’opérateur, c’est-à-dire essentiellement l’agriculteur. Résultat : on voyait des produits se faire agréer à certaines conditions, liées notamment à la concentration de la préparation commerciale, aux équipements de protection imposés et à la dose utilisée. Mais depuis lors, le législateur européen a compris que la gestion raisonnable des risques, dans la pratique, s’avère impossible à réaliser pour une série de substances, en raison de phénomènes de bioaccumulation ou de toxicité. C’est particulièrement le cas avec les mutagènes et cancérogènes, sans parler des perturbateurs endocriniens. Avec la nouvelle réglementation, dès qu’une de ces propriétés est connue, on estime que la gestion du risque sera tout bonnement impossible. Et, automatiquement, la mise sur le marché d’un produit sera impossible, faute d’autorisation de la substance active.
C’est la fin des pesticides en Europe, alors…
Pas si vite ! J’ai aujourd’hui plusieurs raisons de m’inquiéter pour l’utilisateur. D’abord, il faudrait disposer d’un modèle scientifique fiable pour établir, lors de l’homologation du produit commercial, le risque réel pour l’utilisateur. Or le modèle actuel de gestion du risque pour l’opérateur est très rudimentaire et lacunaire. Il repose en effet sur la notion d’AOEL – le « niveau acceptable d’exposition de l’opérateur » -, qui dépend elle-même du NOAEL – c’est-à-dire la dose en-dessous de laquelle aucun effet n’est observable chez l’animal le plus sensible. Pour les substances qui ont un effet cancérigène et génotoxique – c’est-à-dire susceptible de provoquer des modifications du patrimoine génétique – ou pour les perturbateurs endocriniens, on ne peut pas définir de NOAEL et il faut développer d’autres approches toxicologiques. Cette valeur limite, par ailleurs, ne concerne que la substance active du pesticide, et non l’ensemble de sa formulation qui contient souvent des agents mouillants, des émulsifiants, des anti-UV, des hydrocarbures, etc. Il y a bien d’autres raisons d’être inquiet. Primo, la plupart des études de toxicité à long terme sur animaux sont menées par voie orale, alors que l’exposition des utilisateurs se fait surtout par la peau. Il faudrait donc idéalement utiliser des facteurs de correction adéquats, liés par exemple au fait que le passage transcutané n’entraîne aucune dégradation du toxique par les enzymes du foie. Secundo, le plus souvent, l’AOEL dérive d’un NOAEL oral critique tiré d’études étalées sur nonante jours, soit une période censée correspondre à l’exposition au produit d’un travailleur ou d’un entrepreneur agricole. C’est beaucoup trop peu ! Les effets d’expositions répétées à de très faibles doses mais sur des périodes beaucoup plus longues ne sont pas évalués pour les préparations commerciales, mais seulement pour les substances actives, ce qui n’est pas du tout pareil.
Et votre seconde critique ?
A l’heure actuelle, 95 à 99 % des études servant à constituer les dossiers d’homologation sont réalisées dans des laboratoires privés. Techniquement, ceux-ci travaillent très correctement. Mais ils entrent rapidement dans une relation de dépendance envers les firmes. Ces dernières constituent leurs bailleurs de fonds quasiment exclusifs. Certes, les labos doivent respecter des bonnes pratiques – les fameux BPL -, suivre des protocoles et réussir des audits. Mais j’ai connu des cas où certains laboratoires devaient réaliser en parallèle plusieurs études pour la même firme. Pour faire accepter le dossier par les autorités, il suffisait alors de ne présenter que les études avec des résultats conformes à leurs attentes. Cela ne s’apparente-t-il pas, à tout le moins, à une malhonnêteté intellectuelle ? La législation européenne n’a pas changé cela, et c’est très regrettable. Il aurait fallu prévoir un système où les firmes seraient tenues de fournir aux autorités la liste complète de leurs études réalisées en BPL partout dans le monde. Rien de tel chez nous. Enfin, il manque, en Europe, un réseau de laboratoires publics performants et vraiment indépendants.
Cela dit, votre expérience de formateur, en Afrique comme en Région wallonne ou à Bruxelles, vous rend sceptique également sur la façon dont on évalue l’exposition des agriculteurs au produit…
Les modèles utilisés pour évaluer cette exposition sont dépassés. Ils ont vingt ans d’âge et sont trop théoriques. Etant donné l’extrême diversité des conditions réelles d’utilisation des produits par les agriculteurs, ils reposent sur l’introduction de données par défaut. Par exemple, on prendra arbitrairement X heures de chargement et de mélange du produit, X heures d’application, telle superficie traitée, telle culture, tel type de vêtement de protection, etc. Mais les enquêtes in situ, menées par mon laboratoire depuis plus de dix ans, tant en France et en Belgique qu’en Afrique et en Thaïlande, montrent un écart considérable entre les situations évoquées dans les modèles et les situations réelles de travail. En Afrique, j’ai vu encore récemment, des ouvriers à moitié nus épandre des produits très concentrés sur des cotonniers, en pleine chaleur, avec un masque mais sans aucune protection de la peau qui est, rappelons-le, la voie prioritaire de pénétration dans l’organisme. Bien sûr, on rencontre aussi des ouvriers très bien équipés. Mais quand ceux-ci pulvérisent dans des serres où évoluent, à l’autre extrémité, des ouvrières cueilleuses dépourvues de la moindre protection, il y a un sérieux problème. Dans certaines implantations, on frôle le crime !
Les conditions de pulvérisation sont-elles meilleures chez nous, en Europe ?
Je crains bien que non. Avec mes étudiants, j’ai mené diverses enquêtes en France et en Belgique, à partir de 2003, tant en grandes cultures que dans les espaces verts et jardins. Les résultats, notamment sur le port des équipements et la connaissance des pictogrammes affichés sur les bidons, sont très mauvais, voire désespérants. En règle générale, les utilisateurs de produits phytos sous-estiment gravement le danger, mangent ou fument en pulvérisant, ne se protègent pas la peau, ne portent pas de gants ou de combinaison, etc.
Mais les firmes ne préconisent-elles pas une série de protections indispensables, dûment mentionnées sur les emballages. Par ailleurs, la procédure d’homologation distingue aujourd’hui les homologations pour particuliers et celles pour professionnels. Une « licence d’application » va être obligatoire. Tout cela ne constitue-t-il pas une avancée au moins pour l’utilisateur à défaut de l’être pour l’environnement ?
C’est vrai, mais chacun sait pertinemment que les conditions de travail préconisées ne seront pas respectées ! Il y a une vaste hypocrisie en la matière. J’ai moi-même participé aux travaux préparatoires à cette nouvelle « licence d’application ». Sur le papier, c’est très prometteur. Mais en pratique, je crains bien que cela reste lettre morte en termes de conscientisation. Ce qu’il aurait fallu prévoir c’est, pour chaque maillon de la chaîne – fabricant, distributeur, vendeur, utilisateur -, une vraie formation continuée. Et pratique, surtout ! Paradoxalement, il m’est apparu que les associations agricoles y étaient très opposées, en raison des coûts à supporter. D’une manière générale, les agriculteurs conventionnels sont très peu défendus contre eux-mêmes. Leurs organisations professionnelles ne semblent pas vouloir entendre la vérité sur les effets des produits phytos. Elles se contentent de répéter leur confiance dans les procédures d’homologation. Et, sur le terrain, les agriculteurs reçoivent l’essentiel de leurs informations par les firmes. Je crains bien que cette frange de la population soit trop petite pour attirer l’attention de nos décideurs. Et, là où ils sont plus nombreux, par exemple dans le Sud de l’Europe, il s’agit en bonne partie de migrants, de saisonniers, de clandestins, où la rotation de personnel est très importante. Un des grands fiascos de la législation européenne de 2009, malgré ses avancées, réside d’ailleurs dans l’absence d’un observatoire permanent de la santé des agriculteurs. On ne disposera, en effet, que d’informations sur les intoxications aigües via le Centre Anti-poison, dont les moyens sont très limités, quasiment rien sur les intoxications chroniques. Le secteur phyto a beau jeu de proclamer que, globalement, les agriculteurs sont moins victimes de cancers que l’ensemble de la population.
Scientifiquement, c’est exact ; et sans doute lié à des habitudes de vie au grand air et/ou à la nature de leur alimentation. Mais on oublie de préciser un autre constat, tout aussi établi : les agriculteurs sont davantage victimes de cancers et de maladies spécifiquement liés à l’usage de pesticides – cancers de la prostate et hématologiques, maladies neuro-dégénératives comme la maladie de Parkinson, etc. – que la moyenne des gens. Sans parler des irritations cutanées et des allergies. Ces pathologies, en lien avec leur profession, sont bien documentées.
La maladie de Parkinson a récemment été reconnue, en France, comme une maladie donnant droit aux agriculteurs à l’introduction d’un dossier à l’équivalent de notre Fonds des maladies professionnelles. Un progrès ?
Une avancée incontestable. Mais elle reste symbolique pour le moment, liée essentiellement à la pression exercée par une partie du milieu viticole, particulièrement exposé à la toxicité des produits utilisés dans les vignes. En ce qui concerne notre pays, j’ai examiné les arrêtés royaux relatifs aux maladies professionnelles liées aux agents chimiques de 1964 à 2009. Bien qu’on parle, ici, d’exposition à des substances aussi peu anodines que l’arsenic, les dioxines, les hydrocarbures, etc., aucune mention n’est accordée aux produits utilisés dans l’agriculture. Pas un mot, même pas pour parler de la « famille » des pesticides, sauf dans le cas des femmes enceintes ou allaitantes où un arrêté prévoit de les éloigner d’un poste de travail présentant un risque d’exposition. Aux yeux de la loi belge, en matière de maladies professionnelles, les pesticides n’existent pas, même pour les ouvriers travaillant en serre ! Cela dit, l’innovation législative française n’est pas une surprise. Dès 1994, une littérature scientifique assez probante avait suggéré le lien entre les produits phytos et certaines maladies neuro-dégénératives, dont Parkinson. Ces résultats ont été confirmés en 1999 et, à nouveau, en 2006. Cette lenteur et, surtout, ce refus de reconnaître les évidences : voilà ce qui m’a le plus frappé ces trente dernières années. Un simple exemple : le DDT, soupçonné comme d’autres organochlorés d’avoir un effet délétère sur la fertilité animale et humaine dès les années soixante, continue d’être préconisé par l’Organisation mondiale de la santé comme un produit pouvant être employé d’une manière raisonnée contre la propagation des moustiques.
Comment expliquer une telle lenteur législative ? Quelle est la stratégie « lobby » des firmes en la matière ?
Elle consiste d’abord à prétendre qu’on est passé d’environ neuf cents matières actives agréées dans les années nonante à, aujourd’hui, environ trois cent cinquante. Le constat, régulièrement repris par les organisations agricoles, est exact. De même, les dossiers d’homologation qui, autrefois, se limitaient à quelques pages, sont devenus beaucoup plus étoffés et coûtent des millions d’euros par produit aux fabricants. Mais une partie des molécules retirées du marché ont été remplacées par d’autres molécules, qui ne sont pas inoffensives. Il y a également une mauvaise foi permanente dans ce secteur. Par exemple, lorsqu’il a été question, au début des années nonante, d’imposer la révision des critères d’admission des molécules, on a vu les firmes brandir des scénarios de catastrophe économique. Elles allaient devoir fermer leurs portes ; quant aux cultures, faute de molécules efficaces, elles ne seraient plus protégées. En réalité, il s’agissait simplement de retarder au maximum la rédaction définitive de la nouvelle réglementation. On protégeait ainsi les brevets, exploitant jusqu’au dernier moment les molécules dans le commerce mais sur le point de passer sous le statut de génériques. La stratégie consiste également à nier, le plus longtemps possible, les effets délétères de certains produits, pendant que les laboratoires préparent la molécule de remplacement – moins toxique, moins bioaccumulable, plus biodégradable. A ce stade-là, on sait pertinemment, dans les firmes, que l’ancienne molécule ne passera pas la rampe de la nouvelle procédure. C’est la raison pour laquelle elles ne présentent même pas un nouveau dossier d’agréation. Mais, une fois le produit retiré du marché, elles s’attribuent tous les mérites de ce retrait « responsable », reconnaissant – bien trop tard – que ce produit n’était pas idéal. Le problème pour elles, dorénavant, c’est qu’elles vont devoir admettre qu’on n’est pas capable de vraiment gérer le risque induit par la présence de leurs substances dans l’environnement.
Soit, mais vous devez bien admettre que certains produits ont réussi à faire sensiblement reculer des pathologies aussi redoutables que la malaria…
C’est une réalité incontestable. On pourrait même rajouter que l’usage de certains produits a permis, en Europe, de limiter l’exploitation agricole de certaines zones sensibles et d’aider à la préservation de la forêt. Mais, si les pesticides prouvent assez facilement leur efficacité sur leur cible, n’oublions pas que c’est au prix d’une spécificité totalement unique : ce sont des poisons ! A l’inverse des émulsifiants, des enzymes, des colorants et d’arômes les plus divers, à la limite justifiables pour différentes raisons, il s’agit de substances biocides – c’est-à-dire destinées à tuer – qu’on introduit volontairement dans notre environnement et nos assiettes : il n’y a pas d’autre cas de ce genre. Or la balance avantages/risques est en train de pencher sérieusement du côté des risques. Aujourd’hui, la plupart des prétendus avantages habituellement reconnus à ces produits – meilleure productivité, régularité des approvisionnements, absence de mycotoxines, réduction de la main d’œuvre par hectare, etc. – peuvent être facilement démontés. A cet égard, il est particulièrement malhonnête de comparer une agriculture avec pesticides et une autre sans pesticides, tout autre paramètre agronomique restant constant. Car l’agriculture biologique bien comprise est davantage que le renoncement aux pesticides et aux engrais de synthèse ! Elle améliore la fertilité des sols par l’usage de composts, par des cultures de couverture des sols et par le recyclage des matières organiques. Il est aujourd’hui bien démontré qu’en Afrique, sinon ailleurs, l’agriculture biologique augmente sensiblement les rendements (lire l’interview d’Olivier de Schutter, dans Valériane n° 96) tout en assurant un large éventail d’avantages sociaux et environnementaux. Des millions de paysans à travers le monde sont susceptibles d’en retirer une sécurité alimentaire : les rapports les plus récents des Nations-Unies sont très clairs sur ce point. Il est d’ailleurs piquant de constater que les défenseurs des pesticides nous présentent leurs produits comme un élément clef pour nourrir une planète à neuf milliards d’individus en 2050, alors que c’est précisément dans le monde industrialisé, là où les pesticides sont le plus utilisés, que le défi démographique se pose le moins ! Huit ou neuf agriculteurs sur dix dans le monde n’y ont pas recours. Notre agriculture « moderne », soi-disant exportable dans le monde entier, doit être remise à sa juste place, très modeste.
Les plantes et les insectes manifestent de plus en plus de résistances aux pesticides. N’est-ce pas, là aussi, un signe du déclin annoncé de ces produits ?
Oui, probablement. Il n’est pas anodin que ces phénomènes de résistance – ils concernent aujourd’hui près d’une plante adventice sur deux en Belgique – se soient manifestés à partir des années septante : c’est l’époque où l’usage massif des produits phytopharmaceutiques s’est généralisé. Avant cela, il était possible pour l’agriculteur de limiter l’impact des adventices ou des insectes ravageurs par diverses techniques, comme les rotations ou les combinaisons de cultures. Pourquoi se serait-il passé d’une solution plus radicale et plus facile à mettre en oeuvre, telle que la chimie ? Aujourd’hui, les rotations de cultures traditionnelles, chez nous, ne suffisent plus. Il est vrai que l’agriculteur est prisonnier d’un système qui lui demande de fournir toujours les mêmes produits aux marchés, ce qui ne favorise ni sa créativité, ni sa curiosité. Cela dit, on peut nourrir quelque espoir quant aux promesses des biopesticides et des produits « éliciteurs », qui commencent à être mis sur le marché. Ils consistent, en gros, à stimuler les mécanismes de défense des plantes contre les bactéries, les champignons, les insectes, etc… en lieu et place d’une stratégie consistant à tuer les organismes menaçant celles-ci. On « dope » la plante sans avoir recours à des manipulations génétiques de type OGM. Cette voie est très encourageante, mais elle n’empêchera pas qu’il faut, comme pour tout produit chimique ou non, en évaluer aussi la toxicité et l’écotoxicité potentielles. Sans oublier la question de la commercialisation de ces « éliciteurs » : comment convaincre le cultivateur de changer de produits si les anciennes molécules de synthèse, vendues à bas prix, ne sont pas retirées du marché ? Question d’autant plus décisive si les modalités d’emploi de l’ »éliciteur » sont plus délicates et reposent sur une observation plus fine de la nature.
Les résidus de pesticides dans l’alimentation ont-ils de quoi inquiéter le consommateur ?
Cet aspect des choses est plus complexe que celui des risques pour les utilisateurs. A l’heure actuelle, on dispose de très peu d’études définitives démontrant que la présence récurrente des pesticides dans l’alimentation entraîne l’apparition de certains cancers. Il est très difficile d’établir, sans aucun doute possible, un lien de causalité entre l’agent et l’effet. Globalement, on peut être a priori rassuré sur les produits alimentaires européens : il existe une norme pour les résidus, dite LMR – limite maximale applicable aux résidus -, qui est respectée à 97 % chez nous, en Belgique. Dès qu’un échantillon dépasse la norme, les mesures sont prises pour limiter les risques pour le consommateur, par un retrait des étals par exemple. Les résultats sont, hélas, moins bons pour certains produits importés – 10 à 12 % de dépassements des LMR dans les contrôles -, alors qu’ils doivent respecter les mêmes normes que les produits belges. Soulignons au passage que l’harmonisation de ces normes est due au travail positif – sur ce terrain-là… – de la Haute autorité européenne pour la sécurité des aliments (EFSA) qui, après les crises de la dioxine, de la vache folle, etc., a considérablement amélioré les choses. Autre évolution encourageante : les approches toxicologiques ne reposent plus exclusivement, aujourd’hui, sur la notion de Dose journalière admissible (DJA), pratiquée depuis des décennies et critiquée à juste titre. Ce qui m’inquiète en revanche, ce sont les effets « cocktails » de polluants très divers et, parfois, à des doses infiniment petites. L’effet des dioxines sur les mammifères, par exemple, est aujourd’hui démontré à l’échelon du picogramme, soit 10-12. Cela signifie qu’une seule molécule peut parfois avoir un effet délétère sur l’organisme. Or notre alimentation ne contient pas seulement des résidus de pesticides, mais aussi des additifs chimiques – arômes, colorants, émulsifiants, enzymes… – et des traces de polluants, PCB et dioxines notamment. Isolés, certains sont peut-être sans effet vraiment préjudiciable à la santé ou, du moins, sans effet observable. Mais, mis en présence d’autres résidus même à l’état de traces, c’est-à-dire une quantité infinitésimale, ils peuvent éventuellement jouer un rôle de potentialisation. C’est-à-dire qu’au lieu d’avoir un effet cumulable, simplement additif, entre deux substances, celles-ci démultiplieraient leurs effets délétères. Si bien que le vieux principe « c’est la dose qui fait le poison » est à remettre en cause.
Pourquoi adoptez-vous aujourd’hui ces positions critiques alors que vous avez travaillé de nombreuses années avec les firmes phytopharmaceutiques ?
Cette position n’est pas simple à adopter, ne fût-ce qu’en raison des nombreuses collaborations de recherches qui ont existé, et existent toujours, entre la Faculté de Gembloux et les firmes phytopharmaceutiques, représentant aussi par ailleurs un débouché intéressant pour nos étudiants. La tentation est grande, pour certains, de me reprocher une « trahison ». Mais les ONG non plus ne sont pas tendres ! Elles m’ont longtemps accusé de travailler pour le modèle agricole intensif et traditionnel et, aujourd’hui encore, elles accueillent mes propos avec méfiance du simple fait que je travaille dans une institution universitaire agronomique. Je suis longtemps resté un peu en retrait des canaux médiatiques mais, aujourd’hui, j’ai davantage tendance à m’y exprimer car je réalise l’énorme disparité des moyens entre les fabricants et les utilisateurs. Il faut impérativement un contre-pouvoir à la puissance des lobbies industriels et à la pression qu’ils exercent sur les chercheurs et les représentants des autorités, y compris en Belgique. Si mon discours s’est durci, c’est parce que j’ai assisté, année après année, à l’absence d’un vrai débat sociétal sur les pesticides. Si au moins les agriculteurs gagnaient bien leur vie ! Mais, à part une minorité, on est loin du compte… Dans les pays du Sud, c’est encore pire : des millions de petits cultivateurs vivent sous le diktat des distributeurs européens qui leur imposent des cahiers des charges et des référentiels à des coûts intenables. Je n’ai aucune collaboration active avec les associations environnementales, ni aucun engagement politique ; je considère simplement qu’à partir d’un certain niveau d’expertise, les universitaires avertis doivent contribuer au débat et, dès lors que le bien-être collectif est en jeu, susciter une réflexion en profondeur sur les modes de production. Après l’épuisement social et économique de l’ancien modèle agricole, la période de transition que nous connaissons actuellement s’avère passionnante.
Un article de Philippe Lamotte, paru dans la revue Valériane de Nature & Progrès, n°100, mars/avril 2013