Lorsque j’ai commencé à enseigner, voici dix ans, je n’osais pas aborder la question de l’école avec mes élèves. Or, à l’époque déjà, je donnais cours dans une école qui n’avait pas bonne réputation à Bruxelles. Comme si, ayant lu la littérature sociologique et anthropologique sur la question, je refusais d’imaginer que mes élèves en étaient conscients ou qu’on pouvait aborder ce thème-là en classe. Comme si l’agresseur interrogeait l’agressé afin qu’il lui explique comment il vivait cette agression. Un jour, j’ai fini par accepter qu’ils étaient conscients de l’inégalité à l’école.
École vs savoir
D’où mon idée, cette année, d’améliorer un cours sur l’école que j’avais déjà tenté de donner, il y a quelques années. J’ai commencé par proposer aux élèves un exercice assez classique, à savoir de noter sur un grand panneau tous les mots qui leur venaient à l’esprit lorsqu’ils pensaient au mot « école ». L’objectif était d’obtenir une photo des représentations mentales des élèves sur l’école. Nous avons ensuite retiré le panneau pour en afficher un second afin de réaliser le même exercice à propos du mot « savoir ». Résultats ? L’école n’est autre qu’une « prison » ou un « IPPJ » où « l’on attend que le temps passe », temps qui leur semble « long ». C’est aussi un lieu « agressif » qui ne mène à « rien ». De quoi nous amener à reprendre en classe le panneau « savoir ». Savoir que les élèves perçoivent comme le fait d’avoir des « connaissances », un accès à la « culture » et qui fait référence à des lieux comme « la rue » ou encore « internet ». J’ai alors demandé aux élèves si quelque chose ne les surprenait pas au regard des deux panneaux. Cela n’a pas été facile, mais après plusieurs propositions, et face aux deux panneaux collés l’un à côté de l’autre, sur le mur de la classe, les élèves ont remarqué que là où le savoir n’apparaissait pas sur le panneau « école », de la même manière le mot « école » était absent du panneau savoir. Difficile à admettre, la conclusion sautait aux yeux : l’école n’était pas un lieu de savoir aux yeux de ces jeunes. Aussi, le savoir ne s’apprend pas à l’école. Un moment de silence a alors suivi ce constat : tous, élèves et prof étaient un peu perdus. Si ce n’est pas à l’école que l’on apprend, qu’est-ce qu’on faisait encore là ?
Des fils de paysans aux fils d’ouvriers
Tout de même, quitte à arrêter l’enseignement après ça, il me fallait au moins proposer à mes élèves d’apprendre quelque chose à partir de ce constat. Nous avons donc démarré une série de « tables de discussion » où, cartes sur table, chacun a pu dire pourquoi il ne percevait pas l’école comme un lieu d’apprentissage. « Monsieur, on est là, sur un banc, toute la journée, à apprendre des trucs de travaux de bureau, mais moi je n’ai pas envie de faire ça, je m’en tape. Vous me voyez déjà faire travaux de bureau ? », m’explique alors Othamn. Yousra est d’avis que : « C’est à cause de l’enseignement professionnel qu’ils pensent tous ça. Dans ma famille, ma sœur est en général. Moi, vu que je suis en professionnel, on me dit que je suis nulle. » Son voisin lui répliquera qu’au moins « Toi, on te parle… » Ce qui m’a amené à leur proposer de découvrir ensemble le livre de Don Milani « Lettre à un professeur ». J’y ai sélectionné quelques extraits et graphiques qui montrent comment, à l’époque, les enfants issus des milieux paysans avaient moins de chance de réussir à l’école que les enfants d’une famille de commerçants, de médecins ou d’avocats. Nous avons ensuite tenté d’imaginer ce à quoi ressembleraient les mêmes graphiques aujourd’hui en remplaçant les paysans par les ouvriers par exemple. Mais c’est la phrase « L’école obligatoire n’a pas le droit de recaler. » qui, une fois comprise, a suscité le plus de discussion.
Écoles de riches et écoles de pauvres
Les élèves font le constat qu’il existe en fait deux types d’écoles. Les bonnes écoles qui ont un « haut niveau » d’un côté, et de l’autre, les mauvaises écoles dites « poubelles » où le niveau est bas. Ils citent des exemples de bonnes et de mauvaises écoles situées soit dans le quartier, soit dans le grand Bruxelles. Mais qu’est-ce qu’une bonne école ? « Déjà monsieur, pour aller dans une bonne école, il faut habiter dans une commune riche. » dira un élève. Son voisin de rajouter qu’il faut aussi être un « Gérard ». Gérard ? « Un Belge quoi ! ». Aussi, qui dit commune riche dit école de riches. Mais les clichés vont bien au-delà, pour mes élèves, ces écoles forment les jeunes qui veulent devenir ministre ou en tout cas : « Ils vont réussir dans la vie et à l’école, d’ailleurs ils vont aller à l’université. » « Oui, mais surtout ils ne connaissent pas le mot raté monsieur ! » dira Roberto. Et Nourdine de rajouter que « Les garçons qui vont dans ces écoles-là sont à la maison, le soir, et ils étudient. » Aussi, un élève avance alors l’idée que, comme notre école, ces écoles sont aussi des « écoles ghettos ». « Bé oui ! Parce que nous on est tous des jeunes avec des difficultés, d’origine étrangère, donc ça fait le ghetto. Mais eux, tous Belges, riches et intelligents ils sont aussi dans un ghetto. » « Puis, monsieur, dans ces écoles-là, il y a beaucoup d’activités extrascolaires et les bâtiments sont beaux. Ici, vous avez déjà vu ? On dirait une prison avec des tags partout. » « En plus, cette école est mal située sur un terrain vague, comme ça. » Ce qui a amené Rachid à expliquer : « En fait, une mauvaise école c’est une école de “cramés”. Ce n’est pas qu’on est con, mais bon, par exemple, les garçons ont trainé beaucoup dans la rue. » « Faut dire ce qui est, les mauvaises écoles sont des écoles de pauvres. », précisera Soufiane.
Quand l’aide arrive trop tard…
Alors, il y a les bonnes et les mauvaises écoles ? L’analyse des élèves ne s’arrête pas là. « En fait, les bonnes écoles sont en fait les écoles qui ont fait qu’on est ici aujourd’hui. » « Ouais, ce sont que des bonnes écoles si tu sais suivre, sinon, dégage ! » « Ils n’aident pas et donc on s’est tous retrouvés en échec, là-bas… Alors que, si on avait l’aide pour réussir que l’on a ici en professionnel, on aurait réussi. » « Notre école, elle a une mauvaise image et c’est du professionnel, mais c’est une bonne école, car les profs sont là, proches des élèves. » « Ouais, et ils nous aident surtout. » « Puis monsieur, on dit qu’on est dans une mauvaise école, car on est en professionnel, mais on est ici pour apprendre un métier, on est normal même si on n’est pas en général. »
La ministre ou un bon chocolat
De quoi amener les jeunes à dire qu’en fait la bonne école n’est donc peut-être pas celle que l’on croit, ou qu’en tout cas, elle ne peut être réellement qualifiée de « bonne école » qu’à partir du moment où elle prend en compte les demandes et besoins de l’ensemble des jeunes qui désirent la fréquenter. Forts des analyses apportées par les élèves et des propositions qu’ils émettent afin d’améliorer le système scolaire, nous avons décidé d’écrire à la ministre de l’enseignement afin d’avoir son avis sur la question. Malheureusement, habitués aux silences de ceux qu’ils appellent « les grands de ce monde », les élèves ont rapidement douté de l’intérêt d’écrire cette lettre. « Monsieur, sérieusement, ça ne sert à rien tout ce qu’on fait là, elle ne va jamais nous rencontrer ou nous répondre. », dira Youssef. La classe va alors se rallier à son avis. Du coup, j’ai parié avec la classe que si la ministre ne répond pas à notre lettre, je leur dois un bon chocolat. « Ouais, mais du bon, hein monsieur ! » Du coup, un élève s’est mis derrière mon ordinateur portable, un autre au tableau, et nous avons, à l’aide de nos panneaux et de nos réflexions, rédigé une lettre à la ministre. À l’heure de terminer cet article, l’avenir dira si les élèves avaient raison, ou si, au contraire, la ministre, après les avoir écoutés, se rendra compte que ces élèves ne demandent rien d’autre que ce auquel ils ont droit : une école de la réussite.
David D’HONDT
Article publié dans TRACeS de ChanGements n°210 – mars/avril 2013
Photo : Louise PRESSAGER
La suite bientôt…
Merci pour ce témoignage.