Le premier niveau de mobilisation se situe dans les luttes nationales menées par des mouvements populaires de citoyens. On pense par exemple au mouvement des Indignés, qui s’est fait particulièrement entendre dans les pays les plus durement touchés par la cure d’austérité imposée par l’UE. Les syndicats tentent également de se faire entendre, en particulier lorsque les travailleurs sont durement touchés par des restructurations d’entreprises orchestrées par des capitalistes qui déplacent leurs usines en fonction du coût de la main-d’œuvre ou des règles fiscales d’un pays, y compris au sein de l’UE.
Partout en Europe, des mouvements se sont fait entendre pour dénoncer les ravages de la crise financière. Mais jusqu’à présent, « ces luttes nationales n’ont pas été en mesure de renverser les politiques d’austérité : les peuples se sont battus séparément, et un par un, ils ont été battus… » (1) C’est sur ce constat plutôt pessimiste qu’est né le mouvement Alter Summit, une des dernières initiatives fédératrices en date, mais qui n’a cependant pas le monopole du mouvement social européen. « Il est grand temps que les mouvements sociaux et citoyens convergent par-delà les frontières européennes, qu’ils luttent ensemble et qu’ils organisent des actions communes sur base de leurs propres propositions ». C’est ce que propose l’Alter Summit : rassembler toutes les forces qui s’opposent aux actuelles politiques injustes et dangereuses, et imposer un retournement complet dans les politiques européennes. Il ne s’agit pas de gommer les spécificités de chacune de ses composantes, mais de mettre en œuvre « une dynamique continue de convergence politique des mouvements européens engagés dans la construction d’une Europe sociale, démocratique, écologique et féministe ». Dans cette déclaration, le mot « politique » n’est pas anodin, car c’est l’élément principal qui le distingue de son « ancêtre » ou de son « géniteur », le Forum social européen.
L’Alter Summit
Petit retour en arrière pour comprendre d’où vient l’Alter Summit. Le premier Forum social européen a eu lieu à Florence en 2002, dans la foulée du mouvement altermondialiste naissant qui venait d’organiser le premier Forum social mondial à Porto Alegre.
A partir de 2006, le Forum social a cependant révélé la difficulté réelle de mener de véritables campagnes européennes et de se donner des lignes de force communes. Les initiatives restaient encore trop locales et pas assez européennes…
En 2011, L’Alter Summit est né de l’envie de proposer des alternatives concrètes et coordonnées sur la fiscalité, les banques, la démocratie européenne, la solidarité entre les peuples, les dettes.
Bref, de l’envie de dépasser les forums de discussions et les brassages d’idées qui ont tendance à essouffler le mouvement altermondialiste pour arriver à l’élaboration de lignes politiques communes et cohérentes. Les Belges ont joué un rôle non négligeable dans la relance de cet élan de citoyenneté démocratique européenne. En effet, ils ont été à l’origine de la reconstruction d’un véritable réseau solide d’organisations autour des nouveaux enjeux européens découlant de la crise financière de 2008.
Durant trois ans, des rencontres régulières, structurées, avec des objectifs clairs ont permis de fonder les bases d’un nouveau mouvement social européen. On les appelait les « Joint Social Conference » (JSC). Celles-ci ont permis aux mouvements porteurs (syndicats et ONG) de mieux se connaître, de se construire une analyse commune de la crise et de définir les objectifs à porter ensemble. En mars 2012, la Joint Social Conference a formulé une Déclaration (2) qui a permis de lancer le réseau Alter Summit sur des bases plus construites, avec des mouvements qui se connaissent, qui ont bien rôdé leurs capacités de négociation… et de compromis. Pas évident quand on sait par exemple que la Confédération européenne des Syndicats soutient la démarche sans toutefois la piloter, mais qu’elle a en son sein des syndicats nationaux qui étaient plutôt réticents à participer à la JSC. Progressivement, de nouveaux mouvements ou réseaux européens rejoignent l’Alter Summit, avec toujours comme point de départ l’appel de la JSC de 2012 et la ferme volonté d’avancer vers des revendications communes.
Comités Action Europe
Pour celles et ceux qui ont envie de ruer dans les brancards, les « Comités Action Europe » ont vu le jour à Bruxelles en 2011. Ils s’appellent depuis peu les « Comités d’action contre l’austérité en Europe ». Ils réunissent des militants d’ONG, de syndicats, des « indignés ». C’est bien un rassemblement de militants et non d’organisations. Ils sont clairement orientés vers l’action, non pas tournée vers le politique mais vers les citoyens à travers des “coups médiatiques”. Par exemple, le blocage d’un train transportant des parlementaires européens de Bruxelles à Strasbourg, une occupation de bureaux d’un Commissaire européen… Deux groupes sont en cours de constitution à Liège et à Arlon. Un bel exemple d’actions citoyennes de petite envergure mais à la portée de tous, dont l’objectif est de montrer que les citoyens ont des choses à dire et trouvent les moyens de se faire entendre…
> plus d’infos sur www.comitesactioneurope.net
L’Alter Summit est maintenant bien lancé, puisqu’une première rencontre belge a eu lieu à Bruxelles en octobre 2012. Il a organisé sa première rencontre européenne à Florence en novembre dans le cadre du Forum social européen “Firenze 10+10”.
Il est important de souligner que l’Alter Summit ne remplace pas le Forum social européen, puisque celui-ci poursuit sa volonté d’être un espace de discussion et de brassage d’expériences et qu’il compte se développer davantage dans les pays d’Europe centrale et de l’Est. L’Alter Summit, qui travaille dans le même esprit et souvent avec les mêmes partenaires que le Forum social, prolonge l’action de ce dernier en tentant d’aller plus loin sur le plan des revendications communes.
La qualité et la pertinence de ses revendications représentent un réel espoir de constituer une alternative crédible à l’Europe de l’austérité. Il vient de rédiger un “Manifeste des Peuples” qui sera présenté et mis en débat au nouveau grand rassemblement européen qui aura lieu à Athènes en juin 2013. Quatre grandes revendications sont développées dans le Manifeste des Peuples :
- En finir avec l’esclavage de la dette ;
- Pour une Europe écologique et sociale : stop à l’austérité ! ;
- Des droits pour toutes et tous : non à la précarité et à la pauvreté ! ;
- Pour la démocratie économique : les banques au service de l’intérêt général.
A côté de l’Alter Summit, d’autres associations ou réseaux se mobilisent également pour changer l’Europe, mais sur des thématiques plus spécifiques et/ou des modes d’action qui leur sont propres.
La CES
“La Confédération européenne des syndicats (CES) parle d’une seule voix au nom des intérêts communs des travailleurs au niveau européen. Fondée en 1973, elle représente aujourd’hui 85 organisations syndicales dans 36 pays européens. L’objectif majeur de la CES est de promouvoir le modèle social européen et d’œuvrer au développement d’une Europe unifiée de paix et de stabilité au sein de laquelle les travailleurs et leur famille peuvent pleinement profiter des droits humains et civils et de hauts niveaux de vie.” (3)
Force est de constater que les mobilisations syndicales européennes ont tendance à faiblir après avoir connu leur apogée lors des grandes manifestations contre la Directive Bolkestein en 2005.
A vrai dire, il y a parfois très peu de points de convergence entre des syndicats polonais, norvégiens, grecs ou belges sur un projet européen commun. La protection sociale des travailleurs est très inégale d’un pays à l’autre et le jeu malsain de la compétitivité de l’emploi a tendance à casser les solidarités syndicales européennes. Par exemple, tous les pays ne possèdent pas de « salaire minimum », et certains syndicats ne veulent pas en entendre parler. Cet exemple est révélateur de la difficulté que la CES rencontre pour avancer vers une solidarité européenne du monde du travail.
Le CADTM
Le Comité d’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM), comme son nom l’indique, puise les racines de son action dès 1990, lorsque la Banque Mondiale et le FMI ont littéralement affamé les peuples du tiers-monde en imposant des politiques d’austérité drastiques à des pays complètement surendettés.
La crise des dettes souveraines européennes a amené le CADTM à être également actif en Europe pour dénoncer le caractère illégitime des dettes publiques, qui ont explosé dans de nombreux pays européens à cause du sauvetage des banques. Il revendique un “audit citoyen de la dette”.
Ce réseau est actif dans plusieurs pays européens et au-delà (4). C’est une dynamique porteuse qui, contrairement aux Comités Action Europe, privilégie une démarche d’éducation populaire.
Des défis à relever
Outre les syndicats, les ONG implantées en Belgique (telles que le CNCD, Oxfam ou Entraide et Fraternité) contribuent à alimenter la réflexion de ces réseaux européens et se mobilisent également lors des grands rassemblements européens tels que les forums sociaux et maintenant l’Alter Summit.
A côté d’eux, citons également le Réseau pour la Justice Fiscale, composé de 40 associations, qui se mobilise régulièrement sur les inégalités face à l’impôt en Belgique mais soutient également de manière active des propositions visant à une harmonisation fiscale européenne et à la lutte contre les paradis fiscaux.
Comme on le voit, chaque réseau développe des thématiques et parfois des modes d’action qui lui sont propres, et cette complémentarité est bien davantage une richesse qu’un éparpillement des forces. Ils s’activent à tous niveaux pour tenter de faire bouger les lignes d’une Europe qui se borne à ne voir son salut que dans l’austérité et refuse de revoir en profondeur les règles économiques, fiscales, sociales et démocratiques. Il y a de plus en plus de convergences autour d’un pro- jet de société commun à défendre. De ce côté-là, « l’alter-européanisme » (en référence à l’altermondialisme) a fait de grands pas en avant depuis le début des mobilisations citoyennes des années 2000.
ATTAC
Le réseau européen ATTAC (Association pour la Taxation des Transactions financières pour l’Aide aux Citoyens) est né en France en 1998 suite à l’explosion des premières bulles spéculatives qui ont mis à genoux plusieurs pays (Argentine, Russie…) fin des années 80. Son premier combat : la Taxe Tobin (taxe sur les transactions financières). Ses principaux terrains d’action sont la fiscalité, la spéculation financière et les paradis fiscaux, la distribution des richesses, les institutions financières (BCE, BM, FMI). ATTAC est présent dans une quinzaine de pays européens, principalement en France, Allemagne, Espagne et Autriche. Il est également implanté en Belgique, principalement à Bruxelles, Liège, Charleroi et Gand.
> plus d’infos sur wb.attac.be
Mais selon Franco Carminati, membre d’Attac et actif dans le développement de l’Alter Summit, “le mouvement va devoir s’accorder sur le niveau et le type d’intégration européenne souhaité. On est tous pour une Europe plus égalitaire, plus solidaire et plus démocratique, mais à quels niveaux et comment construire cette intégration ? Si on n’y réfléchit pas maintenant, les mouvements sociaux vont buter devant des choix qu’on n’aura pas préparés”. Autrement dit, veut-on réellement une intégration ou un fédéralisme européen qui organise en profondeur la solidarité entre pays (par exemple entre l’Allemagne et la Grèce !) ou est-il préférable, dans un proche futur, de maintenir des logiques nationales, voire donner au niveau local des possibilités réelles pour des relocalisations de l’économie ?
Pour Franco Carminati, c’est une question centrale sur laquelle les mouvements sociaux devront se faire une philosophie commune s’ils veulent peser sur le modèle actuel d’intégration européenne qui a plutôt tendance à diviser les peuples qu’à les réconcilier.
Une autre question qui traverse les mouvements sociaux, c’est son rapport au politique. Faut-il ou non associer les hommes et femmes politiques de gauche aux débats ? La plupart (mais pas l’unanimité) des mouvements implantés en Belgique (y compris l’Alter Summit) pensent que oui, car pour eux, c’est la seule manière d’avancer et d’espérer gagner des combats. Mais ce n’est pas le cas dans d’autres pays européens tels que l’Espagne et le Portugal où les partis sont regardés avec beaucoup de suspicion ; l’Italie montre aussi des développements importants dans ce sens. Enfin, ils doivent aussi s’atteler à la question de la démocratie – ou plutôt l’absence de démocratie – des institutions européennes. Il est en effet inacceptable que la seule institution élue par les citoyens européens (le Parlement) ait un pouvoir si faible qu’il n’ait pas la capacité ni le droit de peser sur le marché, sur la fiscalité, ni même de rédiger des lois. Les institutions politiques nationales aussi méritent réflexion ; réflexion en cours dans le sud de l’Europe comme rappelé ci-dessus.
En conclusion, la mobilisation reste plus que jamais indispensable et l’actualité récente et moins récente (la crise financière de 2008, la faillite virtuelle de plusieurs Etats, le scandale des paradis fiscaux…) montre à quel point cette mobilisation est légitime. La coupe est pleine… il ne reste plus qu’à la renverser !
Monique Van Dieren
Article paru dans la revue Contrastes de Équipes Populaires, « Europe : Garder le bébé, changer l’eau du bain ! « , numéro 155 de mars-avril 2013
Photo : www.altersummit.eu
(1) Appel à la participation à l’Alter Summit des 7 et 8 juin prochains à Athènes.
(2) Résister à la dictature de la finance, reconquérir la démocratie et les droits sociaux, Déclaration politique et actions coordonnées, JSC, mars 2012.
(3) http://www.etuc.org/r/64
(4) Voir la carte http://cadtm.org