Alors que l’on affirme à qui veut l’entendre que la situation économique est catastrophique, en 2013, on dénombre 200 milliardaires de plus dans le monde (1). Mais qu’est-ce qu’on entend par riche ? Généralement, on qualifie une personne de « riche » lorsqu’elle possède une fortune d’un million de dollars de patrimoine financier et autres actifs investissables, excluant leur résidence principale et leurs biens durables (2). On estime le nombre de riches (plus d’un million de dollars) dans le monde à douze millions en 2012. (3)
En Belgique, en 2012, ils sont plus de 82 000 millionnaires (4). Lorsqu’on sait que 82,4% de la richesse mondiale totale est détenue par 8,1% de la population dont le niveau de patrimoine est supérieur à 100.000 dollars, on peut comprendre la frustration de la majorité qui souffre d’une répartition profondément inéquitable des richesses. En effet, ceux qui possèdent moins de 10.000 dollars (69,3% de la population mondiale) disposent de seulement 3,3% de l’ensemble de la richesse mondiale (5)!
Prendre des risques « pour le bien de l’humanité »
L’accumulation des richesses est honteuse. Le montant total des fortunes des riches dans le monde est estimé à 46.200 milliards de dollars en 2012 (6) alors qu’1 milliard de personnes dans le monde luttent pour survivre avec un dollar par jour et qu’aujourd’hui, plus de 115 millions de personnes sont menacées de pauvreté au sein de l’Union européenne (7). Par ailleurs, pour atteindre les Objectifs du Millénaire (8) pour le développement, il faudrait 189 milliards par an contre 74 milliards prévus.
Pourtant, on entend parfois certains économistes défendre l’utilité sociale des riches. D’après eux, les riches servent les intérêts de la société. Voici les arguments qui sont généralement avancés : ils investissent, font tourner l’économie par la création d’emplois et font avancer les innovations en tout genre qui profitent à tous. Ils incitent les jeunes à entreprendre, prendre des risques et donc constituent une émulation pour ces derniers. Ils se dédient aux œuvres caritatives qui permettent d’aider des millions de personnes dans le monde. Enfin, ils permettent de préserver et de développer les arts et la culture en général. Thierry Pech, rédacteur en chef d’Alternatives économiques ne remet pas en cause leur utilité sociale, au même titre que celle des autres acteurs sociaux d’ailleurs, mais il fait remarquer qu’on ne peut justifier leur salaire par cette utilité sociale. Est-ce que leur utilité a augmenté de manière proportionnelle à l’augmentation de leurs revenus ?
Selon lui, les revenus des dirigeants des cinq plus grosses entreprises américaines ont été multipliés par 7 en 40 ans. « Les riches de ces milieux économiques sont-ils pour autant 7 fois plus utiles ? Bien sûr que non. Alors comment comprendre cet argument de l’utilité sociale des riches dans un monde où la croissance est faible, sinon en faisant l’hypothèse qu’on a inventé bien des moyens pour les détenteurs de capital de s’enrichir en période de croissance faible ? » (9)
Les riches stimulent l’économie ?
Edward Conard, homme d’affaires américain, fait partie de ces voix qui défendent les plus nantis. Il est lui-même le détenteur d’une fortune estimée à des centaines de millions de dollars. Selon lui, chaque dollar gagné par un très riche investisseur en rapporte vingt à la société (10). Les riches prennent beaucoup de risques en finançant des améliorations dont ils ne sont pas sûrs qu’elles fonctionneront… La société doit donc leur être gratifiante et ne pas le « saigner à blanc” à coups d’impôts.
« La plupart des citoyens sont des consommateurs et non des investisseurs… Les riches, eux, utilisent une petite part de leur fortune à leur confort personnel, le reste est investi dans la société », explique-t-il. (11) Les riches consomment-ils davantage ? Ils ne consacrent qu’une petite partie de leurs revenus à la consommation, tandis que les moins aisés consomment bien davantage au regard de leurs salaires. Ce n’est pas parce que leur revenu annuel est 100 fois voire 1.000 fois plus important que celui d’un américain moyen qu’ils consomment mille fois plus. « C’est pour cela qu’on dit qu’une augmentation des salaires des moins aisés est un moyen beaucoup plus efficace d’augmenter la consommation », explique Vincent Frigant, économiste au sein du Groupe de recherche en économie théorique et appliquée de l’université Bordeaux-IV. (12)
Edward Conard prend l’exemple de l’essor des technologies de l’information pour expliquer sa pensée. Grâce à cette avancée, des personnes ont gagné des milliards de dollars mais ont également aidé le consommateur puisqu’ils ont contribué à la concurrence et donc à la baisse des prix. Et ils ont aussi permis d’améliorer les produits. Ils ont donné accès à tous à l’informatique, devenue indispensable pour trouver un job… L’homme d’affaires prend également l’exemple de l’agriculture pour justifier les sommes exorbitantes engrangées par ses semblables. Le budget des ménages américains est passé de 24% des revenus en 1950 à 10% des revenus en 2013 grâce aux innovations technologiques.
Certains multimilliardaires ne sont pas de cet avis. Warren Buffett, quatrième fortune mondiale, estime qu’il faudrait rehausser les impôts des grosses fortunes : « Il y a une guerre des classes et c’est ma classe qui est en train de remporter la partie ». Selon lui, les riches ne se seraient jamais aussi bien portés.
Les riches consacrent une grosse partie de leur fortune à la philanthropie ?
Bill Gates, Warren Buffett, en son temps Rockefeller… Tous ont un point commun : en plus de compter parmi les plus fortunés du monde, ils ont versé des dons colossaux pour alléger la misère dans le monde. Ainsi Gates a donné plus de 30 milliards de dollars pour financer différents programmes dans le monde. Mais selon Henri Sterdyniak, directeur du département « Économie de la mondialisation » au Centre de recherche en économie de Sciences Po à Paris, Il semblerait que, proportionnellement, les personnes fortunées versent moins d’argent aux œuvres caritatives que les ménages moins aisés (13).
Mais admettons l’espace d’un instant cet argument. Reprenons les objectifs du millénaire qui définissent entre autres les moyens à allouer pour diminuer drastiquement voire éradiquer la pauvreté dans le monde. En 2015, la somme nécessaire pour atteindre ces objectifs est estimée à 189 milliards de dollars (14). Or, selon certains économistes (15), il serait tout à fait réa- liste de dire que les personnes les plus fortunées pourraient couvrir une telle somme sans pour autant que leur fortune ne se retrouve en danger. Ce qui nous mène à poser une question toute simple : si les personnes fortunées sont tant dévouées au bien-être de notre société, pourquoi alors la pauvreté existe-t-elle encore ?
Il faut bien évidemment nuancer ce propos. Les dons ne peuvent pas régler le problème en substance s’ils ne sont pas correctement utilisés (16). Néanmoins, on assiste à la naissance d’une nouvelle génération de donateurs plus impliqués et soucieux de l’efficacité de leurs dons. Une nouvelle fonction a vu le jour, celle de conseiller en philanthropie pour aider les mécènes dans le choix des bénéficiaires de leurs dons.
Gavage existentiel
Personne ne peut nier l’évidence face à la richesse : chacun d’entre nous a un jour rêvé de ne plus avoir à travailler, de se dorer la pilule au soleil sur une île déserte au bout du monde. Mais une fois que certains chanceux ont atteint cet idéal, ils continuent à vouloir amasser encore et toujours plus d’argent. Mais pourquoi vouloir encore accumuler de la richesse alors qu’on a largement assez de cash pour « voir venir » y compris pour les générations suivantes ? Il existe une sociologie des riches mais aussi une psychologie de l’argent. Selon l’économiste Christian Arnsperger (1), avoir une existence authentique, c’est vivre à ses propres yeux dans une adéquation existentielle toujours provisoire et révisable.
L’adéquation existentielle, c’est cette conscience lucide de ma vraie finitude. Les contraintes « inauthentiques » imposées par le système économique peuvent fausser la perception que j’ai de ma propre finitude. Par « finitude », l’auteur entend entre autres la mortalité mais aussi les limitations intrinsèques à la vie personnelle (finitude physique et mentale), la finitude cognitive, les limitations intrinsèques à la vie sociale, à la vie avec autrui (les contraintes imposées par autrui et par la vie en société).
Selon l’économiste, le système capitaliste instaure une répartition faussée des finitudes. L’auteur utilise la notion de gavage existentiel. Mes ressources sont le moyen de nier l’évidence, de me perdre dans l’illusion de l’infinitude sans contraintes. L’accaparement de richesses serait un moyen d’éviter cette finitude.
L’être humain est traversé par une profonde dualité : l’individualisme et la profonde dépendance à la nature. Il a un besoin d’estime de soi alors qu’il dépend au final complètement de ce qu’elle a décidé pour lui : la mort. De multiples stratégies d’infinitude tendent vers le même objectif : être reconnu comme un être à part entière.
Selon Christian Arnsperger, l’angoisse capitaliste perpétue l’injustice. L’accaparement de biens, de richesses, la surconsommation traduisent une tendance à la négation de la mort. Le désir d’acquérir un pouvoir maximal sur autrui et le désir de subir la fascination du pouvoir d’autrui nous permettent de nourrir le fantasme d’une immortalité.
Le système capitaliste pousse ceux qui n’en sont pas exclus à continuer à défendre leur position par l’acquisition, ou l’instrumentalisation. Etant donné que nous sommes tous traversés par une angoisse existentielle inconsciente, les personnes qui sont au sommet vont chercher à protéger leurs ressources qui leur permettront de continuer à vivre dans l’illusion de l’immortalité.
(1) Christian Arnsperger, Critique de l’existence capitaliste. Pour une éthique existentielle de l’économie, Les éditions du Cerf, Paris, 2010
Mais donnent-ils vraiment sans compter ? On peut raisonnablement estimer que la richesse se fait indéniablement aux dépens d’autres personnes. Les multinationales par exemple font des affaires avec des dictateurs corrompus et exercent une forme de colonialisme occidental aux dépens des populations des pays pauvres. Selon Thomas Pogge, philosophe à l’université de Columbia, ces agissements peuvent s’apparenter à ceux de criminels avec pour seule différence que leurs crimes se font en toute légalité. Bill Gates, l’un des plus gros donateurs au monde n’échappe pas à la critique. Il a récemment investi plusieurs milliers de dollars pour faire avancer la recherche dans le domaine des OGM pour (dit-il) combattre la famine. Pour SOS Faim, c’est un mirage : « Les semences brevetées ne peuvent être reproductibles d’année en année, les communautés rurales sont donc forcées d’acheter de nouvelles semences après chaque récolte… et de s’endetter (17). » Par ailleurs, le milliardaire a procédé à l’acquisition de 500.000 actions de la très décriée firme agrochimique Monsanto, le montant de cette transaction s’élevant à 23 millions de dollars (18). En 2007, une enquête du LA Times sur la Fondation Gates a relevé des incohérences éthiques dans les investissements. La fondation aurait d’un côté versé 18 millions de dollars au Niger pour la recherche et les vaccins contre la poliomyélite, la rougeole et de l’autre, 423 millions de dollars dans les sociétés Eni, Shell, Exxon, Chevron et Total, compagnies pétrolières étant pour la plupart à l’origine des torchères qui polluent le delta du Niger au-delà des limites admises aux Etats-Unis et en Europe. Ces torchères sont par ailleurs à l’origine d’un nuage toxique provoquant une épidémie de bronchite chez les adultes, de l’asthme et des troubles de la vue chez les enfants.
Les riches créent de l’emploi ?
Les riches favorisent-ils l’emploi ? Les patrons des entreprises par leurs investissements et donc par leurs prises de risque permettent effectivement à des personnes de travailler. Les sommes d’argent exorbitantes qu’ils perçoivent sont-elles dès lors justifiées ? Pour certains, les personnes fortunées ont le droit de disposer de leur argent comme bon leur semble étant donné qu’elles l’ont gagné honnêtement.
Cependant, pour s’enrichir, il faut préalablement que le terreau soit favorable. En d’autres termes, si vous n’aviez pas eu la chance de vivre dans un pays où l’éducation, la santé, les routes et même le ramassage des ordures sont principalement payés par les impôts, vous auriez sans aucun doute éprouvé beau- coup plus de difficultés à vous constituer un capital. C’est ce que Herbert Simon, économiste et sociologue nomme le capital social. Selon lui, ce capital social est responsable de 90% de l’enrichissement de sociétés riches telles que les Etats-Unis ou l’Europe du Nord-Ouest. Il est donc en quelque sorte logique qu’ils reversent à la société un part de ce qu’elle leur a permis d’engranger.
Le Gresea (groupe de recherche pour une stratégie économique alternative) remet lui aussi en cause leur investissement en dur labeur pour la constitution de leur fortune. (19) Selon Marco Van Hees, le célèbre inspecteur des impôts qui dissèque la vie des riches, « la richesse est créée par le travail. Un patron qui a 10 travailleurs est 100 fois moins riche qu’un patron qui a mille travailleurs ! Ce sont les travailleurs qui permettent aux riches de vivre ! Ils entretiennent les riches ! Ceux-ci sont quelque part des assistés à l’égard de leurs travailleurs ».
L’argument de la création d’emploi a-t-il encore du sens dans un contexte de délocalisations en hausse et de fermetures d’entreprises ? Selon Paul Krugman (20), économiste américain et prix Nobel d’économie en 2008, « très peu de super riches sont des innovateurs à la Steve Jobs (21) ; la plupart d’entre eux sont des gros bonnets de l’industrie et des financiers de haut vol. Il est certain que pour accéder à la richesse, ces personnes ont créé des emplois à travers leurs entreprises. « Mais une fois qu’ils ont intégré le club des riches, la plupart d’entre eux placent leur argent entre les mains de gestionnaires spécialisés et ne savent plus ce que devient leur fortune » explique Vincent Frigant, économiste au sein du Groupe de recherche en économie théorique et appliquée de l’université Bordeaux-IV. (22) Mais une fois fortune faite, elles se soucient généralement bien peu du maintien ou de la création d’emplois. Au contraire, leurs nouveaux investissements amènent souvent à des pertes d’emploi…
Alors, les riches utiles ou non ? Il n’y a pas « les mauvais riches face aux gentils pauvres » mais plutôt des politiques qui défendent ou non le principe de solidarité collective. Ainsi en 1935, sous la présidence de Roosevelt, les riches étaient taxés à hauteur de 79% (23), ce taux d’imposition s’élevant même jusqu’à 94% en 1944. En 1981, sous Ronald Reagan, ces taux ont été fortement revus à la baisse pour atteindre en 1988, une imposition de 28%. Aujourd’hui, celle-ci est de 35%. Et il n’est pas toujours de bon ton de demander une augmentation d’impôts… Vu l’inégalité croissante dans la part des revenus entre riches et pauvres, il semble que ce serait un geste évident et non pas révolutionnaire de les faire contribuer plus équitablement à la vie en collectivité (24).
Claudia Benedetto
Article paru dans la revue Contrastes de Équipes Populaires, « Voyage au pays des riches », numéro 156 de mai-juin 2013
(1) Liste des milliardaires dans le monde, Forbes 2013.
(2) Rapport annuel 2012 sur la richesse mondiale, Capgemini et Royal Bank of Canada (RBC).
(3) Raphaël Meulders, Les riches ont déjà oublié la crise, La Libre Belgique, 19 juin 2013.
(4) Michel Gassée, De plus en plus des Belges millionnaires en dollars, RTBF en ligne, 19 juin 2013.
(5) La répartition du patrimoine dans le monde, mis en ligne le 7 juin 2013 sur le site de l’Observatoire des inégalités, organisme français indépendant d’information et d’analyse sur les inégalités. 6. Idem 3.
(7) Sylvie Goulard, Repenser la pauvreté en Europe, La Croix, mardi 6 novembre 2012.
(8) Portail de l’ONU sur les Objectifs du Millénaire pour le dévelop- pement.
(9) Caroline Broué, A quoi servent les riches ? Emission “La grande table”, France Culture, 6 mars 2013.
(10) L’argument n’est pas contesté par les économistes de gauche mais il n’est pas présenté dans la même proportion : pour un dol- lar gagné par un investisseur, le public reçoit 5 dollars.
(11) Adam Davison, Rentables, vous dis-je ! New York Times, tra- duit par Philippe Babo in Revue Books, “A quoi servent les riches ?” mars 2013.
(12) Cité par Sébastian Seibt, Les riches sont-ils économiquement utiles ? France 24, 2011.
(13) Idem
(14) Peter Singer, Ils pourraient sauver le monde, New York Times, traduit par Olivier Postel-Vinay in Revue Books, “A quoi servent les riches ?” mars 2013.
(15) Thomas Piketty (Ecole normale supérieure à Paris) et Emmanuel Saez (Université de Californie à Berkekey).
(16) Abhijit V. Banerjee, Esther Duflo, “Repenser la pauvreté”, Seuil, 2012.
(17) Fil info du site de SOS Faim.
(18) Yves Paccalet, Bill Gates : un bienfaiteur de l’humanité… ver- sion OGM et nucléaire, mis en ligne le 10 décembre 2011 sur le site du Nouvel Observateur.
(19) Erik Rydberg et Henri Houben, L’Internationale des super- riches ; Citoyenneté de l’argent, Loi de la minorité, Gresea Echos n°66, 2011.
(20) Paul Krugman, Nous les 99,9%, Chroniques RTBF mis en ligne le vendredi 25 novembre 2011 sur le site d’information rtbf.be.
(21) Directeur général et président du conseil d’administration d’Apple, décédé en 2011.
(22) Cité par Sébastian Seibt, Les riches sont-ils économiquement utiles ? France 24, 2011.
(23) Sur les revenus supérieurs à 5 millions de dollars (environ 78 millions de dollars en 2010).
(24) Sam Pizzigati, Plafonner les revenus, une idée américaine, mis en ligne en février 2012 sur le site d’information du Monde diplomatique.