Témoins de morceaux du chemin : des noms de pays, des « J’ai appris que mes parents… », des affiches pleines de mots à propos d’« immigration », une ligne du temps et ses découpes pour dire l’histoire de l’immigration en Belgique.
Dans les deux classes, les jeunes sont assis derrière des bureaux aux allures insolites, couverts de grandes feuilles A3 organisées en page de journal et de toutes sortes d’objets non scolaires. Les élèves racontent qu’ils ont travaillé pendant plus de 4 mois autour d’un projet : leurs racines. Ils ont suivi, avec leurs enseignantes, la méthodologie de Capten (2), prenant la place de la fourmi Zurk, porteuse d’une mission, chercheuse d’outils pour la réaliser.
Un arbre, une personne, un article
Ils ne font pas spécialement un récit chronologique de leurs 4 mois, mais y vont par flashs, par ce qui les a marqué. À commencer par cette activité qui peut sembler banale pour s’interroger sur ses racines, la construction de leur arbre généalogique, où chaque personne a été inscrite avec son nom, son métier, son lieu d’origine, sa date de naissance et de décès pour les plus anciens.
Qu’ils soient originaires du Maroc, de Turquie, d’Albanie, de Roumanie, du Congo, du Vietnam, d’Haïti, de Macédoine, du Sénégal ou d’ailleurs, ces élèves ont tous l’air content d’avoir pu écrire les noms de ceux qu’ils appellent leurs ancêtres : parents, grands-parents, arrière-grands-parents, et pour certains arrière-arrière-grands-parents. Dans cet arbre, ils ont alors choisi une personne à interroger en direct ou indirectement : « J’ai posé à mon papa, des questions à propos de mon grand-père. » C’est ensemble qu’ils ont fait la liste de toutes les questions qu’ils pourraient poser. Selon leurs dires, des parents étaient contents de pouvoir raconter leur enfance, leur parcours de migration et d’autres n’aimaient pas trop « parce qu’ils étaient tristes de parler de leurs parents morts ou parce qu’ils n’aimaient pas se rappeler de mauvais souvenirs. »
« Je ne pensais pas que je pourrais écrire un article sur quelqu’un de ma famille, dit une élève, mais on a avancé par étapes. On a lu un article écrit par un jeune d’ailleurs, à propos d’un de ses ancêtres. On a regardé la présentation de la page d’article, la forme et le contenu. Sur une page vierge qui reprenait les grands blocs de l’article (gabarit des parties de textes, d’illustrations), on a écrit dedans les sujets abordés puis on a fait de même pour notre article à nous. On a vrai-ment appris à écrire parce que, par exemple, quand on a posé une question à notre parent, il nous a dit “Je…” et nous, pour notre article, on a dû le transformer en “il”. » Et de me montrer cet article de départ, le schéma et leur article. C’est le produit fini, avec photos, dessins et texte, qui est là, devant chacun, sur son bureau.
Les élèves me montrent aussi les très beaux arbres généalogiques affichés : « On les a retournés : dans les racines ce sont nos parents et grands-parents, dans les feuilles, c’est nous et on a écrit là nos qualités, nos envies pour l’avenir. Cet arbre, ça nous aide à voir si nous on veut faire comme nos ancêtres ou pas, ça nous aide à grandir. »
Objets précieux, objets légués
C’est avec ces mots que des jeunes qualifient les objets qu’ils ont apportés de leur famille. Ils en parlent avec fierté, avec une certaine émotion aussi et comme du respect. Il y a là une bague venue d’une arrière-arrière-grand-mère, Imane l’a reçue de sa maman. Un objet de décoration sur pied qui représente l’Afrique et le Congo, a été légué à Andy par son oncle dont il parle avec fierté. Amira montre un livre écrit en albanais par un frère de sa grand-mère. C’est un livre à l’édition artisanale, peut-être un peu clandestin, écrit par cet ancêtre qui avait été emprisonné pour des motifs politiques que la jeune fille ne peut pas (encore) expliquer. Amir montre un document qui indique un permis de travailler. Fatma a des journaux turcs où l’on voit son père tantôt imam, tantôt président d’un club sportif. Aminata montre un livre fait par sa grand-mère pour lutter contre les violences sexuelles comme l’excision. Wail a le marteau de son papa maçon et Mohamed un autre genre de marteau, celui de son papa carreleur. Il y a là aussi ce qu’un papa, une maman, un grand-parent, ont gardé comme porte-bonheur, comme jouet de leur enfance, comme instrument de musique, comme pièces de monnaie et billet de banque du pays. Ghizlane montre une belle édition d’un Coran, Amir des photos de son grand-père qui fait du karaté et Long une jolie peinture de son nom écrit en vietnamien. On est loin d’habituels clichés trop rapides genre théières et djellabas !
Chacun a quelque chose à expliquer de ces objets ici retenus, il est manifeste qu’il y a eu dialogue dans les familles à leur sujet. Et des maquettes. Les maquettes de maisons ont quelque chose de touchant pour la transmission qu’elles supposent : des parents ont décrit à leurs enfants leur maison d’enfance et ceux-ci les ont reconstituées, extérieur comme intérieur. Romantisme ? Nostalgie ? Deux mots qui pourraient se trouver mineurs… Je dirais plutôt les mots mémoire, refus d’oubli, reconnaissance. Les autres maquettes voulues par des élèves, ce sont des plats cuisinés chez eux. Ils les ont fait gouter aux autres et ensuite représentés en trois dimensions.
Les vieilles photos et les plus récentes complètent aussi ces pans d’histoire.
Particulière et générale
L’histoire faite ici en classe relie l’histoire des familles à la plus large et longue histoire d’immigration. Diverses approches y ont plongé les élèves : l’audition de chants (CABREL, GOLDMAN) et l’arrêt aux paroles concernant les lieux cités, les activités des gens, les conditions de vie, les pays de départ, les trajets, les pays d’arrivée, les espoirs, le nouveau monde trouvé… Un texte tiré de dossiers du CRISP (3) évoque des causes et modalités d’immigration. Il est écrit pour des adultes, mais les élèves s’y sont plongés, ont recherché l’explication de mots compliqués. Entre autres, ils y ont appris la convention belgo-marocaine relative à l’occupation de travailleurs marocains en Belgique, signée le 17 février 1964 et passée presque totalement inaperçue à l’époque.
Les élèves ont aussi vu ce film fort de Yamina BENGUIGUI, « Mémoire d’immigrés ». Et un spectacle, « Quand j’avais l’âge de marcher sur la lune » de Giovanna CADEDDU : « Luchino est tout seul sur un banc dans la cour de l’école. Ses yeux ne brillent pas, son sourire est à l’envers. Sa maman est inquiète de le voir si triste. Lundi prochain, c’est la fête des grands-parents à l’école… Et il faut venir avec un des deux ou les deux si c’est possible… Mais grand-papa Antonio est mort, grand-maman Cristina est toctoc et les grands-parents du papa de Luchino habitent en Argentine… Il ne peut emmener personne. Alors sa maman a une idée, elle viendra à l’école, raconter des bouts d’histoires de grand-maman Cristina et grand-papa Antonio, ancien mineur italien… »
Aux dires des enseignantes, cette histoire-là écrite pour des enfants, a vraiment relié leurs élèves à leur recherche et au sens que pouvaient prendre les récits qu’ils recueillaient.
À noter encore, parmi les approches, des recherches sur l’étymologie du mot « immigré », des portraits d’immigrés, des cartes géographiques indiquant les pays d’où viennent, par où sont passés parents et grands-parents. Les divers apports sont contenus dans un dossier de l’élève dont il a composé le sommaire et organisé le tout.
Un tel type de travail me fait penser à ce que d’aucuns prônent comme type d’enseignement de qualité : « reconnaitre » (qui est là, dans ses particularités sociales et culturelles) jusqu’à en faire un travail d’école et « distinguer/exiger » c’est à dire, aller vers des savoirs constitués et constituants, avec exigences et qualité. Le top pour toute école, ce qui éviterait de parler et penser en termes d’écoles ghettos et d’écoles élitistes.
Des visites et des apprentissages
Last but not least, les élèves et leurs enseignants ont parlé de ce moment où leurs parents, d’autres adultes, d’autres enseignants et d’autres élèves sont venus voir leur exposition. Ils ont été surpris par plusieurs choses. Au début, les parents ne regardaient que les apports de leurs propres enfants, mais, au fil des minutes, ils sont allés voir chez tous et ont pu palper ainsi dans quel environnement multi leur enfant évoluait. Il y a même des parents qui en lisant une histoire chez un autre enfant que le leur découvrirent que c’est une famille amie du village d’origine. Les élèves devant chacun présenter quelque chose de leur tra-vail, étaient impressionnés au début et puis, ont pris de l’assurance. Ils ont remarqué que les parents étaient fiers de ce qui se trouvait là, de leur vie et de leur enfant. À la question de savoir tout ce que ce travail a appris, les élèves parent d’abord d’une fierté, d’avoir pu faire ce qu’ils ne pensaient pas pouvoir faire, d’avoir pu se débrouiller pour chercher, d’avoir appris des choses difficiles sur l’immigration et « des choses de l’école » (s’y retrouver avec la ligne du temps, des cartes de géographie, pouvoir écrire des articles, connaitre des nouveaux mots). Ils disent aussi l’importance pour eux « d’apprendre des choses sur nos ancêtres et de nos ancêtres pour savoir comment faire nous. »
Noëlle De Smet
Article publié dans TRACeS de ChanGements n°211 – mai/juin 2013
(1) … ne peut savoir où il va. » D’Antonio GRAMSCI, écrivain et théoricien politique italien d’origine albanaise. Membre fondateur du Parti communiste italien, dont il fut un temps à la tête, il demeure en prison sous le régime mussolinien.
(2) Cap’ten (www.capten.be) est une méthode pédagogique permettant aux élèves de réaliser un projet autour d’un sujet qui les passionne. Un kit individuel d’outils d’organisation et d’évaluation est fourni à chaque élève. Les enseignants en utilisent ce qui leur semble pertinent et s’en détachent aussi pour aller dans leurs inventions et dans celles des enfants.
(3) Centre de Recherche et d’Information Sociopolitique dont le siège est à Bruxelles. www.crisp.be