En 2013, en Europe, l’égalité homme-femme semble acquise pour de nombreux habitants. « L’aménagement du territoire, la mobilité sont perçus par les politiques comme asexués », constate Claudine Lienard, coordinatrice de projet à l’Université des femmes. Pourtant, au quotidien, un ensemble de limites, de frontières, de difficultés font que les femmes ne peuvent se mouvoir dans l’espace public avec la même liberté que les hommes… Il n’y a évidemment aucune justification possible à cela, et il est grand temps de faire évoluer la situation.
En ville, pas d’insouciance ?
En milieu urbain, sortir dans la rue n’a souvent pas du tout les mêmes implications pour les hommes et pour les femmes. Premièrement : penser aux vêtements que l’on porte – a fortiori si le soir est tombé – et passer aux toilettes, car il n’y en aura pas de publiques sur le chemin. Deuxièmement : réfléchir à son parcours, pour éviter les endroits trop sombres, occupés par des groupes d’hommes, ne pas emprunter de passage souterrain. Troisièmement : adopter un rythme rapide mais pas trop, pour ne pas donner l’impression que l’on a peur, et ne pas flâner, pour ne pas paraître rechercher le contact. Quatrièmement : choisir ses activités si l’on est seule, avoir un endroit où aller, un but, ne faire que traverser l’espace public. Cinquièmement : si c’est en soirée, savoir à l’avance comment rentrer, ou penser à garder de l’argent pour un taxi.
Pour une ville femmes admises
De petites attentions en vrais réaménagements bien pensés, les améliorations possibles de l’espace public sont multiples. Les concevoir en pensant systématiquement à leur usage par les femmes (comme par les enfants ou les personnes à mobilité réduite) ne coûte pas plus cher, et serait pourtant synonyme d’un bien-être accru pour tous. Revue de quelques propositions.
- Un espace public sans chausse-trape. Le mauvais état éventuel des trottoirs, les obstacles inattendus, tout cela oblige à regarder ses pieds, sans pouvoir anticiper ce qui arrive au loin, et à se déplacer dans une position traduisant la crainte. Des accès piétons, des passerelles aux rampes transparentes aident à se sentir plus en confiance. Dans le même ordre d’idées, placer des panneaux indicateurs destinés aux piétons (et pas seulement aux voitures) sécurise : on se perd moins, on sait où se trouve le poste de police en cas de besoin.
- Un espace public accueillant. Nos villes, craignant de voir s’y loger des sans-abri, se sont mises à supprimer les bancs confortables de notre environnement. Ils sont pourtant primordiaux, notamment pour les femmes âgées qui veulent pouvoir y faire une halte ou s’y reposer. Les toilettes publiques (accessibles également aux personnes à mobilité réduite) manquent cruellement. La végétation (sans obstruer la visibilité) et la lumière sont également des facteurs qui rendent un espace agréable et plus sécurisé.
- Un espace public mixte. L’offre d’aménagements se concentre trop souvent de manière presque exclusive sur une catégorie de la population, considérée par les décideurs comme « à risque » : les jeunes garçons. Les terrains de foot et les skate-parcs fleurissent, mais sans animations pour y accueillir les filles. « A Vienne, raconte Irene Zeilinger, ces espaces de loisirs traduisent une vraie attention aux deux sexes. Les “cages” des terrains de foot sont ouvertes sur un côté, intègrent plusieurs jeux possibles et sont réservés aux filles à certaines heures. Des bancs leur permettent aussi d’être là, de s’approprier peu à peu l’espace. » L’idéal est ensuite de promouvoir le mélange des activités, d’arriver à ce que les uns et les autres se sentent libres de faire ce qu’ils veulent – et en profiter pour contrer quelque peu la division masculin-féminin qui caractérise notre société.
- Des services dédiés. Des « taxis roses » conduits par des femmes, des compartiments réservés aux femmes le soir dans les trams ou les métros, des places de parkings dédiées, proches d’un préposé et éclairées… Certains y voient une solution « en attendant mieux », d’autres craignent que de telles mesures ne règlent rien. Peut-être peuvent-elles assurer un peu de confort, mais elles ne seront jamais une fin : les vraies solutions résident dans une réflexion plus vaste, un changement de fond des rapports hommes-femmes.
Exagération ? Dans les faits, non : même si bien sûr chacune des femmes qui fréquentent l’espace public a sa propre perception, variant en fonction de son âge ou de son assurance, ce comportement est, à des degrés divers, très largement partagé. Pis encore : il est souvent intériorisé et ne fait même plus l’objet d’un questionnement.
Ainsi, lors d’une étude réalisée à Bordeaux (1), les femmes interrogées sur les améliorations à apporter pour créer une ville moins centrée sur les hommes n’ont tout simplement pas su répondre : « Les groupes de femmes rencontrés nous ont ainsi donné à voir clairement une acceptation silencieuse de leur condition, voire une dénégation des inégalités existant dans l’espace public, et ceci quel que soit leur âge. »
La prise de conscience (des femmes comme des hommes) de cet état de fait est donc certainement à travailler en priorité. Comme le constate Claire Gavray, sociologue à la faculté de psychologie de l’ULg, « nous assistons à une “naturalisation” des genres : les femmes sont fragiles et n’ont donc pas à être dans l’espace public le soir, et les hommes sont par nature des prédateurs. Cela ne permet pas non plus aux hommes de se penser autrement ! »
Les femmes surestiment ainsi leur insécurité à l’extérieur, alors que le risque d’agression est bien plus important à domicile… « Notre perception se fabrique très tôt : les petites filles sont nourries de cette inquiétude, on leur lit Le Petit Chaperon rouge, alors qu’un garçon sera davantage autorisé à aller plus loin seul, à expérimenter plus de choses, remarque Claudine Lienard. L’affaire Dutroux a fait qu’on a retiré les petites filles de l’espace public. La peur s’entretient. » Ce retrait des femmes s’est construit historiquement à l’avènement de la petite bourgeoisie, qui a voulu garder les femmes à la maison (2). Aussi, dire que la ville peut ne pas être dangereuse, qu’elle est accessible à tous, est la première action politique à mener.
C’est l’un des objectifs d’une association comme Garance, qui donne notamment des cours d’autodéfense aux femmes : « Savoir qu’elles sont capables de se défendre, c’est ne plus vivre la peur au ventre, constate Irene Zeilinger, directrice et formatrice. Et c’est un grand plus. » Des marches exploratoires ont également été menées par Garance dans divers quartiers de Bruxelles, par petits groupes d’une dizaine de femmes. Ces marches leur permettent à la fois de se réapproprier l’espace, grâce au collectif, et de diagnostiquer les points positifs ou négatifs de l’aménagement urbain, d’émettre des recommandations (voir ci-contre).
Car si les briques et le mobilier urbain ne suffisent pas à tout régler, ils peuvent aider grandement à améliorer la situation. « D’autant plus, poursuit Irene Zeilinger, que si nous rendons l’espace plus confortable et attractif pour les femmes, il le sera pour tout le monde ! Or, aménager l’espace public de façon neutre, sans penser aux femmes, a pour conséquence de le voir rapidement occupé par le groupe qui a le plus de pouvoir – les hommes dans ce cas. C’est véritablement une sensibilité à développer chez les urbanistes, les architectes, les concepteurs, les créateurs de rues et de parcs. » Un exemple : décider de développer des transports publics souterrains, cela a une incidence sur la fréquentation par les femmes, sur leur sentiment de sécurité. Penser l’aménagement et la vie urbaine sans omettre l’aspect du genre est essentiel.
A la campagne, une mobilité vitale
Hors des centres urbains, la situation, si elle est différente, n’en est pas moins mauvaise. La conception même des lotissements de maisons quatre façades datent d’une époque où les femmes se consacraient à la maison, gardant et entretenant le foyer. Pas besoin donc de transports en commun ! Mais aujourd’hui elles doivent travailler ou chercher un travail, faire les courses (dans des magasins qui ne sont plus de proximité), déposer les enfants à l’école, au terrain de sport ou au cours de musique, passer dire bonjour à un parent âgé, et ainsi de suite…
« Ce sont mille arrêts, impossibles à réaliser avec des transports en commun », constate Véronique Huens, coordinatrice éducation permanente à SAW-B, auteure d’une étude sur la question (3). Ces transports sont en effet toujours pensés selon un parcours domicile-travail, qui est celui d’une majorité d’hommes… « Quant à l’accès à la voiture, il n’est pas égal pour tous, ce sont toujours les hommes qui les achètent et en disposent dans de nombreux couples. Et à pied, les femmes ne se sentent pas suffisamment en sécurité. » Avec des conséquences importantes, notamment sur leur emploi : sans voiture, elles ont beaucoup de mal à en trouver, et lorsqu’elles le font, elles le choisissent plus proche, même si moins rémunérateur ou valorisant. « Il faut entendre les femmes sur ces questions de mobilité : elles vont développer des analyses et des propositions sur la base de leur vécu, qui est trop peu pris en compte par les politiques publiques et par les enquêtes (ces dernières étant très souvent réalisées par des hommes) », explique Claudine Lienard.
Favoriser le partage des tâches est évidemment l’un des axes de travail, en créant par exemple des parkings multiservices, avec covoiturage, crèche, emplois, etc., « pour que les hommes puissent aussi prendre ces actions à leur charge, propose Véronique Huens. Les améliorations passent par la réhabilitation des sentiers, le ramassage scolaire, des crèches mobiles, le développement du carsharing, des services de voiturage, souvent utilisés par les femmes âgées, du commerce de proximité. Les entreprises peuvent également jouer un rôle, à l’image de celles qui, dans le secteur de l’économie sociale ou des titres-services, aident leurs travailleuses à accéder au permis de conduire, ou mettent à leur disposition un scooter ou un vélo électrique ». Enfin, repenser les transports en commun et leur offre, cesser de faire de la voiture individuelle le seul mode de déplacement efficace serait évidemment bénéfique. Pour les femmes. Pour nous tous !
Laure de Hesselle
Article publié dans Imagine demain le monde (n°98, juillet-août 2013)
(1) L’usage de la ville par les femmes, a-urba, ADES-CNRS, rapport d’étude, 2011.
(2) Voir aussi le dossier « famille » d’Imagine n°98, juillet-août 2013
(3) Genre et mobilité en zone rurale, SAW-B, 2012.
Photo : une « marche collective dansée » par le groupe Zazimut (zazimut.blogspot.be), qui expérimente l’espace public d’une façon différente, en bousculant les habitudes et les clichés. (c) Zazimut
- Claudine Lienard, Ça roule, ma poule ? Théories et actions collectives de femmes pour la mobilité en Wallonie, Université des femmes, 2010.
- Claire Gavray (dir.), Femmes et mobilités, Cortext, 2007.
- Garance : www.garance.be
[...] Mondequibouge.be : Etre femme dans l’espace public, A vélo Mesdames!, Femmes et environnement… quel [...]
http://www.marianne.net/arabie-saoudite-starbucks-accepte-interdire-acces-aux-femmes-100240046.html?utm_medium=Social&utm_source=Facebook&utm_campaign=Echobox&utm_term=Autofeed#link_time=1454693328
Aller dans un bar ou un café pas toujours si facile effectivement, voire même interdit aux femmes.
On pourrait boycotter les chaines qui acceptent d’être interdites aux femmes, non ?
A commencer par Starbucks qui interdit l’entrée aux femmes en Arabie Saoudite…
C’est fascinant comme les grands esprits féministes se rencontrent. Je suis coordonnatrice du Conseil des Montréalaises, une instance consultative de la Ville de Montréal, au Québec. Nous venons de produire une courte vidéo sur l’analyse différenciée selon les sexes dans un contexte d’aménagement urbain. Je vous invite à la visionner et à la faire circuler dans vos réseaux : vimeo.com/73098482. Nous avons également produit un mémoire sur la question.
Notre vidéo illustre bien les propos de l’article très intéressant de Laure de Hesselle. Je suis heureuse de découvrir votre site.