Située à 80 km de Séville, en Andalousie, la petite ville de Marinaleda est perdue dans un océan d’oliviers noueux, fruits de « la terre silencieuse, du travail et de la sueur » (Miguel Hernandez), mais qui demeurent la propriété privée d’une oligarchie agraire, sorte de propriétaire de droit divin, qui monopolise ici la terre depuis toujours… En Andalousie, 2 % des propriétaires possèdent 50 % des terres cultivables.
La ville de Marinaleda fait beaucoup parler d’elle… Une télévision française y a consacré un reportage dans le cadre de la série « Carnet d’utopies ». Un autre reportage en parle : « Marinaleda, l’ardente impatience ». Le Monde diplomatique du mois d’août 2013 s’est également penché sur la petite ville. Et bien d’autres articles sur le net…
Que s’est-il passé ?
Plusieurs centaines de « jorna-leros » (des ouvriers agricoles journaliers sans terre) ont occupé le « cortijo » (la grande propriété) « El Humoso », à quelques kilomètres de Marinaleda et à quelques pas de la demeure du maître. Plusieurs centaines de parias y campèrent pendant dix ans. Dix ans d’occupation sous les coups, la répression, les intimidations, les procès, les emprisonnements, le déchaînement des médias. L’immense domaine improductif (17 000 hectares) appartient au quatre fois « grand d’Espagne », le Duc de l’Infantado, ami personnel du roi. Ce grand duc a même fait appel à des milices contre les manifestants…
Les occupants ont multiplié les actions coups de poing, coups de colère et coups de cœur : barrages routiers, grève de la faim de 700 personnes en août 1980, marche de 1 000km, piquets pour empêcher les tracteurs d’entrer, occupations de banques, de l’aéroport de Séville… etc.
3 600 jours d’un bras-de-fer avec lequel ont sympathisé les dizaines de milliers d’ouvriers agricoles andalous qui ne travaillent que deux mois à l’année, qui sont contraints à la vache enragée ou à l’émigration, ce qui revient au même. Acculés, et par peur de la « contagion », le duc et le gouvernement ont fini par trouver un accord avec les jornaleros et 1 200 hectares furent cédés aux « sans terre » de Marinaleda.
Le collectif des « jornaleros » s’est engagé, il y trente ans, à y faire vivre des alternatives… Et les résultats, concrets, témoignent de cet « autre choix ».
Avant de faire une petite promenade à Marinaleda, précisons encore que rien n’est acquis, que la lutte est permanente. Ainsi, plus de 700 personnes sont poursuivies pour des « occupations illégales », de très lourdes charges pèsent contre le maire (pour l’instant, son immunité de parlementaire andalou le protège), la presse ne cesse d’attaquer la gestion de Marinaleda… dans des termes parfaitement scandaleux. Et traite bien sûr le maire de « populiste » (ce mot, qui ne veut rien dire tant on en use pour tout et son contraire).
Mais que se passe-t-il donc à Marinaleda ?
« La terre n’appartient à personne, la terre ne s’achète pas, la terre appartient à tous ! »
La terre conquise en 1986 a aussitôt été redistribuée et transformée en coopérative agricole de laquelle vit aujourd’hui presque tout le village. A la ferme de la coopérative, EL HUMOSO, les associés travaillent 6.5h par jour, du lundi au samedi, ce qui donne des semaines de 39 h. Tout le monde a le même salaire, indépendant de la fonction. 400 personnes du village les rejoignent pendant les mois de novembre à janvier (pour les olives), et 500 en avril (pour les haricots de Lima).
La récolte (huile d’olive extra vierge, artichauts, poivrons, etc.,) est mise artisanalement en boite ou en bocal dans la petite fabrique HUMAR MARINALEDA au milieu du village où travaillent environ 60 femmes et 4-5 hommes.
Le tout est vendu principalement en Espagne. Une partie de l’huile d’olive part pour l’Italie qui change l’étiquette et la revend sous un autre nom. « Nous avons la meilleure qualité, mais malheureusement, c’est eux qui ont les canaux pour la commercialisation » (ndlr : une idée à creuser peut-être ?).
L’avenir de Marinaleda, de son économie solidaire, reste fragile tant que l’on ne changera pas de modèle économique. Il est difficile aux coopérateurs de contrôler l’intégralité de la chaîne économique. Malgré les efforts de commerce de proximité, de vente directe ou à d’autres coopératives, de recherche de nouvelles pistes de commercialisation, l’essentiel de la production est vendue sur le marché national, et reste tributaire du système capitaliste…
La coopérative envisage de diversifier les cultures, en donnant la priorité à celles qui créent le plus d’emplois, d’acquérir de nouvelles terres, en développant les « cultures bio » (36 hectares expérimentaux pour l’instant)… Par ailleurs, des militants soulignent un autre problème : « La productivité s’émousse… Les travailleurs, propriétaires de l’outil de travail, des moyens de production, ont parfois tendance à ralentir le rythme. Quelques-uns ne mesurent pas bien nos acquis, le travail qu’ils exigent tout au long de l’année… ».
C’est pourquoi, à Marinaleda, depuis 30 ans, la transformation doit donc bien s’appuyer aussi sur un changement qualitatif des consciences et sur des actions (voir encadré ci-dessous) liées à ces analyses… Comme le déclare le maire : « La démocratie doit être économique et sociale, pas seulement politique. Quant à la démocratie politique, la majorité 50%+1 ne sert à rien. Pour une vraie démocratie, il faut au moins 80-90% d’adhérents, même critiques, à une idée. »
Beaucoup d’habitants ont participé à la récente opération « d’expro-priation » de produits alimentaires dans deux supermarchés, pour les confier à des ONG, aux pauvres. Une action conduite par Sanchez Gordillo, qui a déchaîné, dans un étrange consensus, la haine politique et médiatique contre ses auteurs, poursuivis devant la justice. Une action « illégale, mais légitime ». Pour les Marinalédiens, c’est la pauvreté qui est hors-la-loi. Chacun doit avoir le droit de manger tous les jours à sa faim. Sinon, la liberté ne vaut rien.
Le travail
Les bénéfices de la coopérative ne sont pas distribués, mais réinvestis pour créer du travail. Ca a l’air simple, mais c’est pour cela que le village est connu pour ne pas (trop) souffrir du chômage.
A la coopérative, gérée collectivement, chacun gagne 47 euros quotidiens pour 6,5 heures de travail aux champs ou 8 heures à l’usine, et quel que soit le poste de travail occupé. Le salaire mensuel des Marinalédiens ne dépasse pas 1 200 euros.
Dans une Espagne socialement dévastée, le chômage, hier inexistant, est aujourd’hui inférieur à 5 %. Dans le reste de l’Andalousie, il atteint 36,7 % (chiffres d’avril 2013), soit plus de 1 500 000 chômeurs ; parmi les 3 millions d’Andalous pauvres, un million ne touchent aucune indemnité, aucune allocation… Alors, à Marinaleda, les habitants ont conscience de vivre dans une espèce d’oasis, une enclave d’utopie concrète, certes menacée par la crise, mais qui n’en connaît pas les affres les plus dévastatrices. La crise, selon Esperanza, (30 ans, éducatrice de profession, adjointe au maire et conseillère sociale de la municipalité – bénévole évidemment) oblige à serrer les coudes, à partager davantage. Le « marché » déprécie le prix des produits agricoles (artichauts, petits poivrons rouges, huile d’olive…), et entraîne également la diminution du volume horaire de travail. Ces heures de travail sont désormais partagées par tirage au sort, entre « cuadrillas » (équipes), qui travaillent chacune à son tour…
Le logement
Plus de 350 maisons ont déjà été construites par les habitants eux-mêmes. Il n’y a pas de discrimination et l’unique condition pour une attribution est de ne pas déjà disposer d’un logement. La municipalité met à disposition gratuitement la terre et les conseils d’un architecte. Les maisons ont 90 m², deux salles d’eau et une cour individuelle de 100 m² où on peut planter ses légumes, faire ses barbecues, mettre son garage ou agrandir en cas de besoin.
Un groupe de futurs voisins construisent ensemble pendant une année une rangée de maisons mitoyennes sans savoir encore laquelle sera la leur. Une fois le logement attribué, les finitions, l’emplacement des portes, les ouvertures peuvent être individualisées par chaque famille. Le loyer se décide en réunion du collectif. Il a été arrêté à moins de 16 euros par mois. Les constructeurs deviennent ainsi propriétaires de leur maison, elle ne pourra jamais être revendue (mais bien léguée à un descendant).
La vie démocratique
« Nous pratiquons une démocratie participative, on décide de tout, des impôts aux dépenses publiques, dans les Assemblées populaires (qui se tiennent environ 70 fois par an). Elles sont ouvertes à tous et constituent le vrai gouvernement collectif du village, en même temps qu’une « université populaire ».
On y vote le plus souvent à main levée et on y décide de tout, de la voirie, des investissements, du niveau des impôts locaux (constants depuis des années) ….
Le conseil municipal ratifie ensuite les décisions de l’Assemblée, souveraine.
Aucun élu n’est rémunéré et il peut être révoqué à tout moment.
Par écrit, l’élu s’engage à être le premier dans la lutte et le dernier à bénéficier des acquis, par exemple d’une maison. Le « référendum vinculante » (qui implique chacun) est aussi régulièrement pratiqué. Mais cela n’immunise pas totalement contre les conflits, les contradictions, et les tentations du capitalisme. Il faut sans cesse prêcher l’exemple, alerter, mener la lutte…
Ajoutons encore que L’Etat et le gouvernement andalou versent quelques maigres subventions à la mairie et quelques indemnités dans le cadre du PER (plan emploi rural).
La culture, les fêtes
« Nous faisons beaucoup de fêtes avec des repas communs gratuits, et il y a toujours assez de volontaires pour organiser tout cela. La joie et la fête doivent être un droit, gratuites et pour tous. Ce n’est pas la mayonnaise des médias qui vont nous dicter ce qui doit nous plaire, nous avons une culture à nous. »
L’ordre ?
« Nous n’avons pas de gendarmes ici – ça serait du gaspillage. Les gens n’ont pas envie de vandaliser leur propre village. »
S’organiser, lutter…
« Il faut lutter unis. Au niveau international, nous sommes connectés avec Via Campesina, puis nous nous sommes organisés syndicalement et politiquement ». Au « syndicat » bar et lieu de rencontres municipal), Esperanza explique : « Ici, nous avons fait les changements depuis le bas, avec le SAT, syndicat de travailleurs d’Andalousie, et avec la CUT, collectif unitaire de travailleurs, anticapitaliste ».
En guise de conclusion…
Evidemment, il est difficile de brosser un tableau complet de dizaines d’années de la vie d’un village de 2 700 habitants en quelques mots. Je voulais simplement montrer qu’un autre monde était possible, concrètement. On l’a vu, tout ceci n’a rien d’« idéal », au sens où Marinaleda serait coupé du monde et vivrait dans un ailleurs inaccessible. La lutte, les conflits, les débats sont quotidiens… Mais c’est possible.
Ne pouvons-nous pas, nous aussi, nous mêler de l’économie et de la vie sociale de notre entité ?
Si c’est possible en Andalousie, pourquoi pas chez nous ?
Jean-François Pontégnie
Article (ici légèrement adapté) publié dans Eco-Vie n°273, juillet-août 2013
- Un film sur Youtube : http://www.youtube.com/watch?v=UkLbnLpHl-8
- Une utopie concrète andalouse qui étonne le monde. Les petits matins de Marinaleda (Jean Ortiz, http://www.legrandsoir.info/les-petits-matins-de-marinaleda.html)
- Marinaleda : un modèle d’auto-gestion unique en Europe (Andrea DUFFOUR http://www.legrandsoir.info/Marinaleda-un-modele-d-auto-gestion-unique-en-Europe.html)
Marinaleda est un héritier des collectifs libertaires espagnols de 1936. A ne pas rater: le docu « Vivre l’utopie » sur cette période.
Le 6 octobre 2013, dans le cadre du Festival du Cinéma d’Attac, sera projeté le documentaire « Marinaleda, un village en utopie ». Le maire de Marinaleda, Juan Manuel Sanchez Gordillo, devrait être présent. Au Botanique, à Bruxelles.
Programme: http://bxl.attac.be/spip/spip.php?article1462