« Chers auditeurs et auditrices, dans le cadre du GAFFI, nous avons le plaisir de partager avec vous notre expérience de vie… »
Elles apprennent à lire et écrire le français au GAFFI, association schaerbeekoise (1). Elles se sont décidées à retourner à « l’école » lors d’un creux professionnel – elles travaillent souvent de façon informelle – ou lors d’une crise familiale, par exemple une séparation. Toutes mamans (elles l’ont parfois été très jeunes) et, pour certaines, grand-mères, toutes d’origine étrangère, elles se sont inscrites, en plus du cours d’alpha, à l’un des ateliers proposés par l’association : cuisine, écriture, informatique…
A celles qui ont choisi le groupe d’Adeline, une aventure hors du commun a été proposée : créer des émissions radio. Parler à la radio ? Elles n’y auraient jamais pensé et, au début, elles n’y croient d’ailleurs pas vraiment !
Elles parlent le français, mais avec un accent et en commettant des fautes. Elles en sont conscientes mais choisissent de surmonter cette difficulté. C’est que prendre la parole n’est pas anodin pour ces femmes qui ont peu l’occasion de s’exprimer dans la société, voire dans le cercle familial.
Pourquoi la radio ?
Pourquoi la radio, plutôt que le théâtre, spécialité de l’animatrice ? Parce que pour ces femmes, dont certaines sont de religion musulmane, se montrer, c’est compliqué, et cela ne serait pas nécessairement bien vu par leur famille.
Il faut dire que le GAFFI a dans certaines familles la réputation d’être un lieu où l’on pousse les femmes à divorcer ou à renoncer à la religion. En leur apprenant à lire, à écrire, à être autonomes et à prendre du temps pour elles-mêmes, les activités du GAFFI leur permettent de s’émanciper. Dans les faits, il n’est évidemment nullement question de pousser les femmes au divorce. Et toutes les femmes du groupe sont croyantes, qu’elles l’expriment ou non par un voile. Simplement, elles apprennent à exprimer leur opinion – qui est parfois différente de celle de leur mari –, elles s’affirment en tant que sujet dans leur communauté et dans la société ; cela peut bousculer quelque peu les équilibres familiaux traditionnels. Certains maris n’autorisent leur femme à fréquenter le GAFFI que parce qu’elles ne risquent pas d’y côtoyer des hommes.
Des histoires difficiles
Ces femmes ont des histoires de vie souvent difficiles, voire dramatiques, qui les ont blessées, mais qui leur ont aussi permis de développer leurs ressources intérieures, leur intelligence, leur sagesse.
« Elles ont, pour la plupart, des trajectoires épouvantables, commente Adeline Rosenstein, leur animatrice. En les écoutant, j’avais parfois l’envie de faire appel à un avocat ! Mais il faut respecter le processus en cours, il faut qu’elles conquièrent les moyens de se libérer de leur situation familiale ou de faire la paix avec leur passé… Dans cet atelier, elles n’étaient clairement pas là en tant que victimes, mais en tant que femmes qui se posent des questions et qui ont envie de s’exprimer. »
Elles ont donc beaucoup de choses à dire, mais finalement très peu de lieux pour s’exprimer : elles vivent ou ont vécu comme mères de familles, certaines travaillant, avec peu d’occasions de sortir de chez elles et, a fortiori, de leur quartier. Au GAFFI, elles ont l’occasion de parler de leur vécu ; mais, à part là, qui, dans la société, se soucie de les écouter, de comprendre ce qu’elles ont vécu et ce qu’elles vivent aujourd’hui ?
« RCF-Bruxelles est une radio chrétienne généraliste qui axe son programme sur l’ouverture et la rencontre. On se souviendra longtemps de l’arrivée des femmes du GAFFI dans nos locaux. Des regards étonnés, surpris. Ensuite, un grand intérêt de la part de nos collaborateurs et des personnes travaillant dans les autres services de notre maison. Ouvrir notre antenne aux femmes du GAFFI, c’est donner la parole à la multiculturalité de notre ville. C’est permettre à nos auditeurs d’écouter une autre réalité, d’appréhender l’autre, loin de tous les clichés. Prêter notre micro aux femmes du GAFFI, c’est aussi permettre un échange et une ouverture qui n’arrivent pas si souvent. Cela entre complètement dans notre mission de radio locale et associative, qui veut donner la parole aux personnes qui vivent à Bruxelles, à ceux et celles qui font la ville. »
Frédérique Petit, Directrice d’antenne de RCF. www.rcfbruxelles.be
Sur quelle radio s’exprimer ? Le GAFFI est un partenaire « historique » de Vivre Ensemble, qui anime deux fois par mois une émission sur la Radio chrétienne francophone de Bruxelles. C’est donc tout naturellement que Vivre Ensemble a cédé au GAFFI son temps d’antenne. L’émission « Juste Terre ! » a simplement été remplacée, à trois reprises, par « Radio Femmes Intrépides ».
Un long travail de préparation
Mais avant d’en arriver à la diffusion sur antenne, un long travail a été nécessaire, qui s’est étalé sur plusieurs mois.
Il a d’abord fallu choisir les thèmes. Tant qu’à prendre le micro, autant que ce ne soit pas pour parler de la pluie et du beau temps. Les Femmes intrépides voulaient parler de ce qui les préoccupe au quotidien. Trois sujets – pas des plus faciles – ont émergé : l’adolescence, la violence conjugale et les personnes âgées.
L’adolescence ? La plupart de ces femmes ne l’ont pas connue. Dans leur pays, elles sont passées sans guère de transition du statut d’enfant à celui d’épouse et de mère. Pour elles, c’est une étape difficile à comprendre et à appréhender : pourquoi leurs enfants deviennent-ils désagréables, pourquoi n’obéissent-ils plus ? Pourquoi sont-ils « double-face » : gentils à la maison, et faisant des bêtises dans le quartier ? Pourquoi certains ne veulent-ils plus aller à l’école ? Comment les guider vers l’âge adulte, entre les traditions du pays et de la culture d’origine et la vie qui est et sera leur, ici à Bruxelles ?
Toutes ces questions, les Femmes intrépides aimeraient les poser à quelqu’un. Adeline leur parle de Nuren, psychologue familière des familles primo-arrivantes. Mais elle ne va pas leur mâcher le travail : cette psychologue, les femmes vont lui téléphoner pour lui demander si elle veut bien venir. Un premier défi à relever : comment parler au téléphone, comment se présenter, comment formuler la demande ?
Une fois le rendez-vous fixé, il faut préparer la rencontre : quelles questions poser ? Que raconter ? Car l’émission ne se passera pas en studio, sous la forme d’interview, mais dans le lieu habituel de leurs rencontres, comme une conversation enregistrée, qui
sera montée par la suite. Une conversation préparée par des échanges entre femmes.
Apprendre à formuler une question, à la développer si l’interlocuteur n’a pas compris, s’exercer grâce à des jeux de rôles… une étape importante pour que les femmes se sentent à l’aise et s’approprient réellement l’émission.
Le trac de la psy…
La rencontre représente un défi pour la psychologue également: non seulement elle est seule face à un groupe, mais l’échange va être enregistré pour la radio. De plus, elle est priée de s’exprimer dans un langage accessible à ces femmes qui ne maîtrisent pas le jargon psychologique. Ainsi, les inégalités sociales sont effacées par le trac commun devant le micro !
La préparation et l’enregistrement de la deuxième émission vont se dérouler de manière analogue. Le sujet choisi, la violence conjugale, est particulièrement délicat, car celle-ci est vécue ou a été vécue par plusieurs des participantes. Le secret, la culpabilité, l’humiliation, la perte de l’amour-propre, la soumission de certaines, même, sont abordés en compagnie d’une psychologue.
La troisième émission traite des personnes âgées. Un sujet sensible pour ces femmes : elles vivent dans une société qui « place » ses vieux dans des maisons de repos, ce qui, pour elles, tient du scandale : on n’abandonne pas ses parents, ses grands-parents, on a besoin d’eux jusqu’au bout car c’est grâce à eux qu’on s’est construit et qu’on est ce qu’on est.
Maisons de repos: « Un sujet compliqué »
Face à leur demande de visiter une maison de repos pour y rencontrer des personnes âgées immigrées, les femmes se heurtent à des refus répétés. « C’est un sujet compliqué », leur a-t-on notamment répondu. Compliqué et gênant, en effet, de recevoir la visite de femmes qui vont probablement critiquer l’établissement, à la radio en plus. Il fallait trouver une maison qui soit assez fière d’elle-même pour accueillir les Femmes intrépides.
Elles se tournent alors vers une institution un peu différente, la Maison Biloba (2), située à quelques centaines de mètres du GAFFI. Dans ce quartier qui compte une forte population immigrée vieillissante, cette maison combine des logements à tarif social pour personnes âgées et un espace communautaire ouvert à la population du quartier, toutes générations confondues. L’émission est donc enregistrée en compagnie de résidents et de travailleurs et bénévoles de la maison. « Les femmes s’exprimaient très facilement en face d’autres personnes immigrées, commente Adeline Rosenstein. En plus, l’animatrice de « l’atelier numérique » proposé aux usagers de la Maison Biloba était flamande, donc il y avait autant de façons de parler le français que de participants, et cela mettait les femmes en confiance. »
Le montage : confiance et délicatesse
La suite du travail est ardue : il s’agit du montage. Il se passera en aller-retour entre le studio de montage et les femmes, pour avancer avec leur assentiment. Mais les femmes font confiance à Adeline et lui délèguent volontiers cette étape. A elle d’être attentive aux dits et non-dits, de percevoir ce qui peut passer à l’antenne et ce qu’il vaut mieux couper. Comment percevoir que cette femme ne veut pas qu’on diffuse la plaisanterie qu’elle a dite, parce que ça la gêne ? Elle ne dira rien, mais elle quittera l’atelier sur la pointe des pieds. Comment couper les éclats de rire, comme le demandent les femmes parce que « ça ne fait pas sérieux », sans priver l’auditeur de moments joyeux ou décontractés qui jalonnent les échanges ? Un exercice d’équilibriste, une expérience humaine exigeante pour l’animatrice de l’atelier.
Le résultat ? Trois émissions (3) réalisées et diffusées sur RCF. Et un bilan positif pour les femmes, qui sont partantes pour une nouvelle aventure radiophonique.
Positif pour tout le monde
Bien sûr, il y avait la gêne par rapport aux fautes de français, amplifiée par le fait de passer à la radio. Mais, nous l’avons vu, les circonstances ont relativisé cette difficulté : les « spécialistes » devaient adopter un langage accessible à tous et avaient elles aussi le trac face au micro ; à la Maison Biloba, les animatrices (néerlandophone et marocaine) se battaient aussi avec la syntaxe…
La radio a permis de surmonter la réticence à se montrer, laquelle aurait été une barrière difficile à franchir dans un atelier théâtral par exemple. Lors de l’émission introductive, une femme a choisi de parler sous un pseudonyme, pour préserver son anonymat. Ces émissions ont dont permis à ces femmes de s’exprimer de façon très libre, parfois très intime, tout en étant protégées.
Elles se sont fait entendre non en tant que victimes, pas seulement pour émettre des revendications, mais pour contribuer à diffuser une image positive de la femme maghrébine ou africaine. Elles sont très conscientes de la façon dont la société les voit, des préjugés qui existent à leur égard. Elles ont besoin de parler de leurs difficultés. Elles veulent montrer leur dignité, leurs qualités humaines, leur sagesse. Elles ont des choses à enseigner.
Des compétences ignorées
Certaines compétences de ces femmes ne sont pas reconnues à cause de leur manque d’années d’école. Des compétences qui devraient être valorisées en ces temps de crise : elles ont dû se débrouiller avec peu dans des situations compliquées, maintenir une vie de famille durant leur voyage vers la Belgique et une fois arrivées chez nous. « C’est dommage que les années vécues en situation irrégulière, qui sont les années où il est le plus question de solidarité, doivent être passées sous silence, regrette Adeline. Elles tournent le dos à ces souvenirs, ce sont des personnes qu’elles ne veulent plus être. »
Du côté des personnes invitées, ces échanges ont été très appréciés. Car les Femmes intrépides possèdent un savoir concret que n’ont pas les spécialistes. Un véritable échange de savoirs s’est produit. Formellement, elles posent des questions à quelqu’un qui en sait plus. En réalité, ce spécialiste est demandeur de ce que ces femmes savent, peuvent dire de leur vie, de leur communauté, de leur opinion, parce que sa position d’expert l’éloigne de ce vécu concret. Leur courage de prendre ainsi la parole est d’ailleurs loué par les deux psychologues qui ont demandé à les rencontrer à nouveau.
L’aventure ne va pas s’arrêter là : une nouvelle émission est en préparation, suite à une rencontre entre les Femmes intrépides et des responsable communaux de la propreté publique, une femme balayeuse et une association de quartier. Au menu : comment améliorer la propreté dans les rues? Les amendes et les caméras de surveillances sont-elles efficaces auprès des jeunes ? Comment inciter les non francophones de passage à ne pas jeter leurs déchets par terre ?
A l’heure où l’on célèbre les 100 ans de la radio en Belgique, on peut dire que ce média est et restera un précieux outil d’éducation permanente et un moyen de tisser des liens entre les habitants d’un même pays, d’une même ville, qui ont si peu d’occasions de se rencontrer et de se connaître.
Isabelle Franck, de Vivre Ensemble, avec Adeline Rosenstein
Analyse publiée en décembre 2013 par Vivre Ensemble Education
(1) Le GAFFI, situé rue de la Fraternité à Schaerbeek, est à la fois organisme d’insertion socioprofessionnelle, centre d’éducation permanente et centre d’accueil extrascolaire. Voir www.gaffi.be
(2) Rue des Palais 10, 1030 Bruxelles – www.maisonbilobahuis.be
(3) On peut les réécouter ici : www.vivre-ensemble.be/?Serie-d-emissions-sur-le-GAFFI