Pour Marc Molitor (1), la disparition totale de la presse liée aux partis politiques et au mouvement ouvrier (dite « presse d’opinion ») a joué un rôle non négligeable dans cette incompréhension grandissante. Bien qu’ayant gagné en indépendance, les rédactions ont perdu le contact étroit avec les acteurs sociaux et perdu leur compétence sur l’analyse des enjeux et la « mémoire » des événements. Par ailleurs, la formation au métier de journaliste a fortement évolué. Ils viennent directement des facultés de journalisme (ce qui n’était pas le cas avant) où ils reçoivent « une bonne formation aux méthodes audiovisuelles, mais plus faible sur le fond, parfois sommaire sur les questions sociales, le contexte historique, le passé du mouvement ouvrier, de la sécurité sociale… toutes choses nécessaires pour mieux décoder les enjeux réels ».
L’auteur pointe également la tendance à la séparation des suppléments « économiques » dans de nombreux journaux, ce qui n’est pas une bonne chose pour la compréhension du monde, pour la prise en compte correcte des questions sociales.
L’exemple d’une grève incomprise
Quand Irène Kaufer, militante féministe, lance le slogan ; « Une couverture de laine, c’est bien. Une couverture sociale, c’est mieux ! », nous sommes début 2012. L’hiver est là, les Belges prennent subitement conscience qu’il y a des sans-abri « qui n’ont qu’une couverture de laine » pour se protéger du froid. Dans la précipitation, la RTBF lance une grande campagne de récolte de couvertures, sans concertation avec les associations de terrain (CPAS en tête) et surtout sans se poser la question de l’intérêt et du sens de cette opération…
Pourtant, quelques jours plus tôt (le 30 janvier pour être précis), le monde syndical et associatif a appelé à la grève générale contre les mesures d’austérité en cours de discussion au sein du gouvernement. Des mesures qui, si elles se confirmaient – c’est hélas le cas pour une série d’entre elles – pousseront les revenus les plus faibles (chômeurs, temps partiel…) vers la porte de sortie de la protection/sécurité sociale. Ces personnes quitteront leur couverture sociale (sécu) pour rejoindre tôt ou tard (et pour beaucoup, plus tôt que prévu) les bureaux des CPAS pour « mendier » une aide sociale… Et là, les médias et le grand public huent à tue-tête !
Avec une grande partie des médias, l’opinion publique se scan- dalise de « ces privilégiés qui se battent pour maintenir leurs acquis, alors que tout le monde doit faire un effort et accepter les mesures d’austérité ! »
Pourquoi les médias se sont-ils bien gardés de faire le lien entre ces deux événements pourtant très médiatisés ? Se mobiliser pour « apporter une couverture de laine », c’est bien. Mais se battre pour maintenir une couverture sociale sans trous, cela évite pourtant de devoir distribuer des couvertures de laine par la suite…
Maintenir un vrai droit au chômage, à une pension décente, à des soins de santé accessibles, à un emploi de qualité avec un salaire correct sont les bases principales d’une couverture sociale forte. Les médias ne l’ont-ils pas compris, ou n’ont-ils pas voulu le comprendre ?
Le social n’a plus la cote
L’exigence de rentabilité des médias ne permet pas non plus aux journalistes de prendre le temps de se documenter, d’observer, de diversifier les sources. Il est bien plus difficile par exemple de rédiger un article ou faire une émission TV sur l’évolution des conditions de travail que sur l’exploit des Diables Rouges… Bref, il est plus difficile de capt(iv)er le lecteur sur des questions sociales que sur de l’événementiel.
Marc Sinnaeve s’est également interrogé sur la place et le traitement réservés à l’information sociale (2). Il parle d’un triple déclassement dans les logiques de sélection et de traitement de l’actualité. Déclassement professionnel sur l’échelle des valeurs du journalisme, la rubrique sociale étant devenue peu gratifiante aux yeux de la plupart des journalistes. Déclassement éditorial ensuite. Le social est jugé peu sexy, ennuyeux, pas vendable par les rédactions.
Mais c’est surtout d’un déclassement symbolique et idéologique qu’il s’agit. Hier, la question sociale était un moteur politique puissant pour la construction même des droits démocratiques. Aujourd’hui, elle est considérée dans les rédactions « comme une caracté- ristique propre aux couches populaires (…) ou comme une forme d’assistance technique, humanitaire, neutre et consensuelle, pour des accidentés de la vie malchanceux, pour des personnes à problèmes qu’il faut bien prendre en charge, quand ce n’est pas pour des « profiteurs » ou des « assistés ». Rarement, le social est appréhendé comme une des composantes essen- tielles des politiques qui font – ou sont supposées faire – la cohésion sociale ou qui contribuent à une plus grande égalité d’accès aux ressources socialement disponibles de la vie en société : le logement, la santé, l’emploi, l’éducation… »
La couverture médiatique de la grève générale du 30 janvier 2012 est révélatrice de cette tendance (voir encadré).
Olivier Poche (3), quant à lui, va encore beaucoup plus loin en affirmant qu’en France, il y a généralement une prise de position politique des médias contre les mobilisations sociales.
Il décrit les principes de désinformation dans la couverture des mouvements sociaux de la manière suivante : on réduit la mobilisation sociale au nombre de participants (focalisation sur le chiffre, ce qui nuit au message) ; il y a une méconnaissance et une incompréhension des revendications, ou pire, une déformation des messages ; on raconte les effets d’une grève plutôt que les causes. Par exemple, on parle davantage des effets d’une grève sur les citoyens que sur les raisons de la grève.
Olivier Poche nuance cependant son propos en reconnaissant que la crise fait bouger les lignes. Il observe moins de mépris des journalistes envers les mobilisations sociales, y compris dans le traitement des actions violentes. Pour lui, le mépris laisse la place à la pitié… « Les médias dominants sont les gardiens d’un consensus, de l’ordre social qui domine. Cette vision des mouvements sociaux impose des schémas de pensée qui sont ensuite intégrés par les dominés eux-mêmes. Ce n’est pas une stratégie ou un complot mais plutôt une question d’intérêts partagés qui concourent au même résultat. Par contre, le journaliste-pigiste sait ce qu’on attend de lui, sait qu’il y a une manière de traiter tel ou tel événement… »
Ignacio Ramonet, directeur du Monde Diplomatique (édition espagnole), ne dit pas autre chose quand il affirme que c’est le pouvoir financier qui détient le pouvoir aujourd’hui, et que les médias sont l’appareil idéologique qui s’exprime à sa place…
Les médias seraient-ils donc les jouets de la pensée unique ? Hugues Lepaige, journaliste à la RTBF, est contre les thèses conspirationnistes mais regrette qu’il y ait une réelle tendance des médias à se calquer sur la pensée dominante et à la trouver naturelle. Le marché impose ses règles aux médias. Les journalistes sont très compétents mais ils ont une difficulté à s’opposer à la pensée dominante. De plus, la précarisation du métier et l’apparition de l’instantanéité de l’info changent profondément la donne.
L’associatif trop distant
De l’autre côté du miroir, les acteurs sociaux sont encore trop souvent distants et méfiants vis-à-vis du monde médiatique. Bien que les choses évoluent au sein des associations, un sentiment d’incompréhension, voire de trahison font encore parfois des médias un adversaire plutôt qu’un allié.
Pour Martine Simonis, secrétaire générale de l’Association des Journalistes professionnels (AJP) (4), l’associatif n’assure pas suffisamment son rôle de présence dans le champ médiatique. Et quand les médias s’intéressent à leur travail, sont-elles prêtes et formées à investir le monde médiatique ? Connaissent-elles ses codes et ses contraintes ? Pas sûr…
Pourtant, les milieux associatifs et syndicaux possèdent une masse d’informations, d’expériences et de contacts sur le terrain. Ils disposent d’une grande expertise des questions sociales, culturelles et économiques dont ils doivent se servir pour dépasser l’obstacle qui les tient trop souvent à distance des médias. Et même si le traitement journalistique est parfois lacunaire ou maladroit, « il est parfois beaucoup plus grave de ne pas parler du tout de quelque chose que d’en parler mal. Une réalité n’existe pas si elle n’est pas évoquée dans les médias. Si elle l’est, même mal, les autres médias et la discussion publique s’en empareront… (5) »
Monique Van Dieren
Article paru dans la revue Contrastes de Équipes Populaires, « Médias : les défis du 4ème pouvoir », numéro 158 de septembre-octobre 2013
(1) Marc Molitor, Médias et acteurs sociaux : des rapports ambigus in Politique, octobre 2005.
(2) Marc Sinnaeve est président de la section Presse-information à l’IHECS. La question sociale au cœur de la Boîte noire de l’infor- mation : un enjeu pour l’éducation permanente, 2012.
(3) Olivier Poche est directeur de l’Observatoire des médias (ACRIMED, France). Extraits de son intervention au colloque organisé par le CEPAG le 14 juin 2013 : « Les médias, nouveaux jouets de la pensée unique ? »
(4) Interview de Martine Simonis dans Pluricité n°9 – mars-avril 2013, p. 8-9.
(5) Marc Molitor, idem.