L’article 23 de la Constitution belge consacre le droit à l’aide juridique pour chacun. Depuis 15 ans (1), ce droit se concrétise en deux volets. L’aide juridique de première ligne assure un conseil juridique contre une participation financière modique. Tandis que l’aide juridique de deuxième ligne vise à garantir que tout citoyen pourra être assisté dans le traitement de son dossier et au besoin, pour sa défense devant les tribunaux compétents, et ce quels que soient ses moyens financiers. Pour cela, la loi permet aux personnes qui ne peuvent assumer les frais d’avocat de recourir au « pro deo », c’est-à-dire à l’assistance gratuite ou partiellement gratuite d’un avocat.
Concrètement, cette gratuité est entière et automatique pour certaines catégories de justiciables, dont : les mineurs d’âge, les allocataires sociaux qui bénéficient d’une aide d’un CPAS, les personnes handicapées, les personnes en règlement collectif de dettes, les demandeurs d’asile et les étrangers qui demandent le droit de séjour. En dehors de ces catégories de publics, l’octroi de la gratuité complète ou partielle dépendra des revenus de la personne. Une participation peut être exigée, plafonnée à 125 €.
L’avocat « pro deo » est rémunéré par le ministère de la Justice selon un système de points, dont la valeur financière est fixée annuellement. Ces points sont attribués en fonction du nombre et de la nature des procédures traitées et sur la base d’un rapport que l’avocat remet chaque année.
Les grandes mesures du projet de réforme
En 2013, le gouvernement a prévu de modifier le système de l’aide juridique de deuxième ligne et l’octroi du pro deo. La mesure phare de cette révision consiste à introduire un ticket modérateur, à l’instar de ce qui existe dans le système de soins de santé : « un montant symbolique sera demandé pour la désignation d’un avocat et un montant forfaitaire devra être payé par procédure contentieuse en justice » (2).
Le Bureau d’aide juridique
Le recours au système pro deo est indissociable du BAJ (Bureau d’aide juridique). C’est en effet cette institution qui désigne l’avocat volontaire qui prendra en charge le dossier d’un justiciable, si celui-ci remplit les conditions pour obtenir l’assistance gratuite en justice. C’est aussi le BAJ qui d’une part est responsable des critères de désignation des avocats et d’autre part, vérifie ces conditions financières ou de statut des justiciables. Le BAJ est encore chargé de contrôler la qualité du traitement du dossier et que les actes nécessaires ont bien été assumés et don- nent droit à la rémunération assurée par l’autorité publique.
Enfin, il organise des formations à destination du bâtonnier, c’est-à-dire de l’avocat désigné à la tête du barreau de l’arrondissement judiciaire.
Relevons encore trois autres mesures qui appellent à réflexion : la première concerne l’obligation faite aux avocats stagiaires de prester au moins cinq dossiers « pro deo » durant leur période de stage, sans rémunération. La deuxième prévoit un système d’abonnement pour les avocats qui pratiquent l’assistance juridique gratuite dans certains domaines, en commençant par le droit des étrangers. Ce qui veut dire que seuls les avocats abonnés seront habilités à traiter les dossiers liés à ces matières, et vraisemblablement pour un nombre limité de dossiers. Enfin, le projet de loi prévoit aussi que les cabinets d’avocats qui le souhaitent pourront traiter un certain nombre de dossiers tout à fait gratuitement et se voir attribuer en échange un label « pro bono » (dont les prestations ne sont pas rémunérées).
De plus la réforme prévoit d’annuler l’automaticité du recours au pro deo dont bénéficiaient jusqu’ici les catégories de publics citées plus haut. Désormais, à de rares exceptions près (dont les mineurs d’âge), chacun devra prouver que ses revenus se situent en dessous du seuil d’accès. Autre atteinte encore à la notion de gratuité, si le justiciable perçoit, au terme de son procès, une indemnisation « qui n’est pas indispensable à sa subsistance », son avocat pro deo aura à récupérer ses honoraires, en tout ou en partie, sur cette somme. Les conditions de cette récupération devant être fixées par le Bureau d’aide juridique (voir encadré).
Fin de l’aide juridique gratuite pour cause de crise ?
Il n’est pas difficile de comprendre que, pour l’essentiel, la volonté de réforme du gouvernement est motivée par un argument purement économique. En ces temps d’austérité budgétaire, son attention s’est portée sur une étude de l’Institut national de criminalistique et de criminologie datant de 2012.
Cette étude constate que le nombre d’affaires pour lesquelles il est fait appel au pro deo a doublé en dix ans. En contrepartie, puisque l’enveloppe est fermée, les avocats sont de moins en moins bien payés pour leurs prestations pro deo : la valeur financière des points a été revue à la baisse. Malgré cela, les coûts augmentent en moyenne de 8 à 9% par an, selon la ministre de la Justice Annemie Turtelboom. En 2012, l’aide juridique de deuxième ligne représentait 78 millions €, soit trois fois plus que dans les années nonante.
Mais si le nombre d’affaires a doublé en dix ans, ce n’est pas le cas du nombre de justiciables. De là à conclure que certains abusent de l’assistance juridique gratuite ou se précipitent étourdiment devant les tribunaux comme dans une confiserie, il n’y a qu’un pas… vite franchi. Si la ministre justifie le projet de réforme notamment par le souci d’une rémunération équitable des avocats, elle défend aussi l’introduction d’un ticket modérateur par la volonté de responsabiliser : « L’accès à la justice reste ainsi garanti mais le choix de résoudre un litige par la voie judiciaire au lieu d’opter pour une procédure alternative comme la médiation, s’opérera de manière mûrement réfléchie » (3).
Des économies sur le dos des plus fragiles
Que le système coûte plus cher au fil des années, soit. Mais pourquoi en conclure qu’il faut conditionner l’accès ? Par comparaison, puisqu’on parle de ticket modérateur, on ne s’étonne pas de voir augmenter le budget des soins de santé dans la mesure où l’on admet que tous doivent pouvoir se soigner dans les meilleures conditions indépendamment de leurs revenus, et que la médecine évolue. La justice est aussi un terrain où les choses évoluent : le droit et les procédures se complexifient, de nouvelles situations se font jour. Un exemple : c’est avec la libéralisation des secteurs du gaz et de l’électricité qu’est apparue la problématique du démarchage abusif de la part de fournisseurs et les associations de terrain, dont la nôtre, ont pu mesurer combien les publics plus fragiles sont victimes de ces pratiques. Idem dans le domaine de la téléphonie ou dans celui des ouvertures de crédit. Faut-il renoncer à se défendre face aux pratiques abusives du marché ?
Plus fondamentalement encore, la faiblesse des revenus, l’appauvrissement qui touche plus de 20% de la population en Belgique confronte une part croissante de personnes aux difficultés de payer de quoi subvenir aux besoins de base. Christine Mahy, secrétaire générale du RWLP rappelle utilement que « 6,6% des Belges ont au moins deux arriérés de paiement pour le chauffage, le loyer, l’électricité, les soins de santé, etc. » (4). Avec le risque de voir la Justice, par voie d’huissier, frapper prochainement à sa porte. Mais celui ou celle qui doit se débrouiller avec moins de 900 € par mois ne pourra tout simplement pas se permettre de débourser 10 € pour les services d’un avocat. Les petits revenus n’ont guère les moyens d’abuser du recours aux tribunaux.
Responsabiliser ou décourager de faire valoir ses droits?
En réalité, le bon sens comme l’observation nous font dire que la grande majorité des gens réfléchissent à deux fois avant de se lancer dans une démarche judiciaire, a fortiori quand les difficultés financières, l’exclusion sociale, les problèmes de santé qui compliquent bien souvent les situations de pauvreté obligent déjà à s’épuiser pour toutes les autres démarches que cette pauvreté impose. Dans ce sens, la fin de la « présomption d’indigence » dans le projet de loi de réforme de l’aide juridique nous parait difficilement admissible. Elle occasionne des démarches supplémentaires plus ou moins complexes afin de prouver que le revenu dont on dispose justifie le droit au pro deo. Elle vise des catégories de publics qui ont été définies comme pouvant bénéficier de l’automaticité précisément du fait de leur situation (handicap, demande d’asile, médiation de dettes…). Ces démarches vont retarder des procédures parfois urgentes et, dans une série de cas, il sera impossible de trouver les preuves exigées (demandeurs d’asile par exemple).
Difficile aussi de ne pas voir dans le retour de l’aide juridique « pro bono », c’est-à-dire sans rémunération, une façon de brader le droit à la Justice pour tous. Les avocats stagiaires à qui l’on imposerait de prendre en charge cinq dossiers pro deo pour lesquels ils ne seront pas payés, auront-ils les acquis, la motivation, les moyens de traiter correctement ces dossiers et d’apporter le soutien nécessaire en particulier aux clients vulnérables, ceux qui ont besoin de parler de tout ce qui empoisonne leur vie, ceux qui, comme l’explique l‘avocate Sandra Berbuto « viennent chez nous en nous appelant Maître et sortent en nous appelant Docteur ! » (5).
Enfin, le projet d’un système d’abonnement des avocats pose également question. Ces derniers pourront traiter un nombre limité de dossiers dans le domaine où ils sont spécialisés, en contrepartie de quoi ils percevront une rémunération forfaitaire. Ce système serait d’application en premier lieu dans le seul domaine du droit des étrangers. Il ne permet plus la liberté de choix de l’avocat pour le justiciable et risque fort de limiter l’offre de service. Pourquoi ? Selon le cabinet de la ministre Turtelboom, cette matière pèse trop lourd dans le budget alors que la plupart des recours introduits n’aboutissent pas. Autrement dit, on rentrerait beaucoup trop de ces recours inutilement.
Mais selon Damienne Martin, du CIRE (Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers), aucune étude ne démontre cet argument. Et elle s’interroge sur cette approche qui cible un public déjà très
stigmatisé : le choix opéré dans le domaine judiciaire n’est-il pas le reflet d’une volonté politique en matière de migrations ? « En visant prioritairement le droit des étrangers, sur base d’une suspicion non fondée, ce projet d’abonnement ne trahit-il pas un objectif caché de la réforme, relevant davantage des politiques migratoires que de la Justice ? » (6).
Et la TVA par-dessus !
A ces mesures qui restreignent l’accès à la justice pour les petits revenus, s’ajoute la décision du gouvernement de mettre un terme à l’exonération de la TVA sur les honoraires des avocats, ce qui entraine une hausse de 21% des coûts de l’accès à la justice pour les personnes non assujetties à la TVA.
L’Ordre des barreaux francophones et germanophones de Belgique (Avocats.be), ainsi que neuf asso- ciations (dont la FGTB, le Réseau flamand de lutte contre la pau- vreté – Netwerk tegen Armoede et le Syndicat des locataires), ont introduit devant la Cour constitu- tionnelle un recours en suspension et en annulation, le 26 novembre dernier. Un communiqué de presse est paru, avec le soutien des asso- ciations de la Plateforme Justice pour tous ! Affaire à suivre…
Une alliance historique : la plateforme Justice pour tous !
L’avant-projet de loi destiné à modifier le système d’aide juridique est jusqu’ici resté à l’état de proposition, notamment parce qu’il a été fortement critiqué par le Conseil d’Etat. Celui-ci a tout particulièrement fustigé l’introduction du ticket modérateur et l’obligation de traitement gratuit de cinq dossiers imposée aux stagiaires (7).
Par ailleurs, l’opposition au projet de loi a mobilisé des forces significatives tant du monde associatif et syndical que du monde des « robes », magistrats et avocats. Il en est né la plateforme « Justice pour tous ! », forte de plus de 40 associations, réseaux, ONG, syndicats francophones et néerlandophones pour protester contre les mesures annoncées sous le slogan « à l’aide juridique ! ». Une pétition de plusieurs milliers de signatures, et une journée de manifestation (où l’on eut plaisir à voir se mêler les toges blanches et noires à l’associatif bigarré !), ont ponctué cette mobilisation soutenue (8).
Parmi les pistes alternatives que la plateforme promeut pour améliorer le système, relevons la formation obligatoire et continue des avocats, l’investissement dans l’aide juridique de première ligne, mais aussi « l’abandon de pratiques administratives négligentes, abusives voire illégales débouchant sur la nécessité d’introduire des recours qui auraient pu être évités ». Comme par exemple lorsqu’un CPAS refuse l’aide sociale et/ou le RIS à une per- sonne qui remplit pourtant les conditions pour l’obtenir.
Prévenir vaut mieux que guérir, c’est bien connu. Il est d’autres domaines où un meilleur encadrement des pratiques limiterait les abus et le recours à la Justice, qui n’amuse pas grand monde. La protection des consommateurs, par exemple (voir aussi article sur la Class Action) mériterait que l’on tolère moins les codes de bonne conduite d’entre- prises qui préfèrent s’autoréguler que se soumettre au droit ; et gagnerait à ce que le contrôle de la loi quand elle existe, soit renforcé.
Et si le gouvernement tient réellement à renforcer la médiation plutôt que le recours à la justice, ce qui est une bonne chose, profitons-en pour lui rappeler qu’en matière de droit au logement et de conflits locatifs, il existait une expérience de Commissions paritaires locatives qui ont plutôt bien fonctionné dans trois grandes villes et qui pratiquaient la médiation dans ce domaine avec des résultats probants. Relancer ce dispositif contribuerait sans nul doute à désengorger les tribunaux de première instance. Et procéderait d’une vision à long terme plus efficace et plus juste que de se contenter de réduire l’accès réel de tous à la justice.
Christine Steinbach
Article paru dans la revue Contrastes de Équipes Populaires, « Une justice à 2 vitesses », numéro 159 de novembre-décembre 2013
Photo : copyright Han Soete
(1) L’aide juridique a été mise en place par une loi du 23 novembre 1998 (inscription des articles 508/1 et suivants dans le Code judiciaire.
(2) Communication de la porte-parole de la ministre de la Justice du 3 mai 2013
(3) Idem
(4) Ch. Mahy, Justice pour tous !, in La Chronique de la Ligue des Droits de l’Homme n°158, sept-oct 2013.
(5) Idem.
(6) Damienne Martin, Le droit des étrangers : un laboratoire de la réforme ?, in La Chronique de la Ligue des Droits de l’homme n°158, septembre- octobre 2013.
(7) Lire notamment le texte de la plateforme Justice pour tous !, Topo de la réforme de l’aide juridique, consultable sur le site de l’Association de défense des allocataires sociaux
(8) La pétition intitulée Halte au démantèlement du droit à l’aide juridique a recueilli 6027 signatures et est toujours consultable sur le site : http://www.petitions24.net/halte_au_demantelement_du_droit_a_laide _juridique