Au départ, une tradition napolitaine, consistant à payer deux cafés mais à n’en boire qu’un, celui laissé en suspens étant servi à une personne dans le besoin. La tradition a dépassé les frontières, s’appliquant même aux repas et, toujours, sert les personnes fragilisées. En Belgique, des citoyens se mobilisent pour faire entrer cet élan de solidarité dans nos cafés et restaurants et, plus récemment, dans nos librairies et chez nos coiffeurs. « C’est un mouvement citoyen, explique Bruna Sassi, qui organise la démarche sur Bruxelles. D’autres personnes ont lancé le même principe à Liège, Charleroi, Namur… En France, on les appelle les cafés en attente. Il y en a aussi aux Pays-Bas, en Bulgarie… Dans tous les cas, c’est important que ça s’organise à l’échelle locale, afin de toucher les plus démunis près de chez soi. Car l’idée est bien de recréer du lien social, de permettre à des personnes qui sont isolées de se retrouver d’égal à égal avec les autres, en consommant là où les gens sortent habituellement et pas uniquement chez soi ou dans des restaurants sociaux. »
Adapter le concept à ses réalités
Livres en attente pour jeunes en décrochage
Nicolas et Miren van de Capelle tiennent une librairie à Jodoigne : L’ivre de papier. Depuis quelques années déjà, ils s’interrogent sur l’action possible à leur échelle face à la précarité. « On voit entrer dans notre librairie des jeunes qui ne savent pas se payer des manuels scolaires en début d’année, explique Miren. Ca nous inquiète… On a cherché comment agir, jusqu’au jour où on est tombé sur l’idée des cafés suspendus, qu’on a adaptée aux livres. » Le principe est le même : un client qui s’achète un livre va soit acheter un autre livre, soit payer pour un bon d’achat de la valeur de son choix (2,50 euros minimum). « Presque chaque jour des clients, habitués ou nouveaux, sont touchés par l’idée, poursuit la libraire. Ils participent volontiers, le plus souvent en bons d’achat et parfois en choisissant un livre qu’ils aiment et ont envie de faire découvrir. »
Parce que les libraires souhaitaient mettre du sens à leur projet, ils ont cherché des partenaires. L’AMO (structure d’aide à la jeunesse en milieu ouvert) de Jodoigne a répondu à leur appel et reçoit désormais les bons d’achat de l’initiative livres en attente. « Notre équipe prend en charge et accompagne des jeunes en difficultés multiples, explique Jacques Duchenne, directeur de l’AMO. Certains de nos projets sont orientés vers des jeunes en école de devoirs ou en décrochage scolaire. L’un d’eux, Solidarcité, tente de faire découvrir à ces jeunes le goût des études, une orientation professionnelle… Bien entendu la lecture intervient dans ce processus. La lecture est une culture qui est souvent étrangère à ces jeunes, d’autant qu’ils sont beaucoup plus habitués à l’immédiateté des nouvelles technologies et d’internet. Donc, on essaye de leur faire découvrir le goût de la lecture et de l’imaginaire induit par les livres. On va alors partir de leurs propres centres d’intérêt, de leurs envies, de leurs besoins. Parfois ceux-ci sont purement utilitaires, comme un ouvrage pour passer son permis de conduire. Parfois, ça part de projets futurs, comme l’envie de faire de la photographie. Mais dans tous les cas, on n’impose jamais un ouvrage. Il faut que ça reste un plaisir. » Et bien entendu, que ce soit accessible financièrement. La proposition de L’ivre de papier permet de lever l’obstacle du coût pour les jeunes, mais aussi pour une structure comme l’AMO qui ne dispose que de peu de moyens. Ceci dit, l’achat d’un ouvrage se veut accompagné et faisant partie d’une démarche plus globale, comme le souligne encore Jacques Duchenne. « Donner à ces jeunes l’accès à un livre via l’acte d’achat n’est pas suffisant. On va également accompagner le jeune dans la librairie pour qu’il découvre cet univers, le plaisir de toucher les livres, de les feuilleter… » Ce qui correspond à la vision que Miren et Nicolas s’étaient fait d’un tel projet : « Nous, on est libraires, on peut conseiller des ouvrages, mais pour le reste, on ne sait pas proposer un accompagnement à des publics en difficulté, souligne Miren. C’est pour ça qu’il faut bien réfléchir quand on se lance dans un tel projet et ne pas faire n’importe comment. Les personnes qui sont en réelles difficultés viennent rarement vers nous en disant ‘je ne sais pas payer’… Soit ils ne viennent pas du tout, soit ils passent par des structures qu’ils connaissent. »
L’équipe de L’ivre de papier attend encore les réponses de trois écoles du quartier à qui elle a aussi proposé un tel partenariat. « Ce qui me fait plaisir, c’est de voir que ça bénéficie à des gens proches d’ici, conclut Miren. On ne doit pas aller bien loin pour aider les gens. Il y a suffisamment de choses à faire à côté de chez nous. »
C.T.
>L’Ivre de papier : www.facebook.com/www.ivredepapier.be
>AMO Jodoigne : www.service-amo.be
Le principe est simple. Les commerçants participants sont identifiables grâce à une affiche ou un logo visibles sur leur vitrine ou leur porte d’entrée. Le client vient « consommer », donc boire un café, manger un sandwich ou une frite (on est en Belgique quand même !), s’acheter une baguette (version française), un livre ou se faire couper les cheveux. Au moment de payer, le client sort le compte double ou en tout cas plus élevé que ce qu’il a réellement consommé. Le second achat sera alors offert à un autre client, en situation de précarité : un sans-abri, une mère célibataire, un jeune dans le besoin…
Mais comment attribuer ce café (ou soda ou sandwich ou…) suspendu ? Les méthodes diffèrent, tant les contextes, quartiers, publics… diffèrent eux aussi. Au Fritkot Bompa à Ixelles, le patron a fait des bons valables pour « une frite suspendue », que le généreux client donne à une personne « qui a vraiment besoin de nourriture ». Non loin de là, au Café de la Presse, les tickets des cafés en attente sont collés sur un grand mur, la personne en ayant besoin se sert… Et tant pis si quelqu’un se sert alors qu’il a en réalité les moyens de se payer un café : « On ne va pas arrêter le système pour ça » souligne pertinemment Bruna Sassi. Certains cafés, qui participent à l’opération et sont situés dans des quartiers chics, envoient leurs tickets (ou bons d’achat) à des cafés situés dans des coins plus défavorisés.
A l’Ecuyer, dans le centre de Bruxelles, non loin du Théâtre de la Monnaie, les clients payent pour des cafés suspendus au sortir de leur soirée de spectacle. Cafés qui seront consommés le lendemain matin par les sans-abris du coin qui ont désormais pris l’habitude de venir les siroter au chaud dans ce célèbre établissement bruxellois. Toujours dans le centre, le tenancier du Pasta Bar connaît les sans-abris du quartier et sort leur donner les tickets aux heures où il y a moins de monde dans son restaurant. « Parce que les SDF, parfois chargés de leurs sacs, n’osent pas entrer dans l’établissement pour venir chercher leur ticket et consommer leur café ou leur cornet de pâtes au milieu de trop de clients », explique encore Bruna Sassi.
Oser franchir le pas…
Et c’est là aussi que se situent tant l’enjeu que l’écueil de la démarche, car le geste de solidarité est certes très élogieux pour le client offrant (peut-être même déculpabilisant pour certains), mais encore faut-il que les bénéficiaires parviennent à franchir la porte des établissements. Ce n’est pas chose aisée. Et pour les aider, un partenariat avec des associations relais et des travailleurs sociaux présents sur le terrain semble essentiel. A Jodoigne, un projet de « livres en attente » scelle une riche collaboration entre une association d’aide à la jeunesse et une librairie (lire encadré).
Ailleurs, comme à Bruxelles, les citoyens initiateurs des cafés en suspens tentent de se rapprocher des structures d’aide sociale. « Afin que les personnes dans le besoin soient informées de ces différentes initiatives, nous avons remis la liste des commerçants participants aux différents coordinateurs du SAMU social, poursuit la citoyenne. On essaye aussi de se faire connaître auprès des commerçants, des clients et des personnes précarisées en informant les médias et en organisant des événements dans l’espace public, grâce au support enthousiaste et précieux d’artistes. On a par exemple organisé un FlashMob à Bruxelles et bientôt un autre à Namur. »
D’autres commerçants emboîtent le pas, dans des domaines variés. Il y a désormais quelques coiffeurs suspendus. Des projets de cours de rattrapages suspendus sont également à l’étude. Le plus souvent, le mouvement se lance via les réseaux sociaux… D’où, une fois encore, la nécessité de passer par des acteurs relais pour faire passer l’info auprès des plus démunis, souvent bien moins « connectés » à ces moyens de communication.
Projets d’écoles
En tout cas, l’idée séduit. Les locales se démultiplient et, on l’a dit, elles sont le plus souvent l’initiative d’une poignée de citoyens. Mais parfois aussi d’écoles. Comme à Liège où des élèves de l’ Helmo en éducateur spécialisé en ont fait leur projet d’année dans le cadre de leur cours « Education et Citoyenneté ». Ou encore à l’HEH campus social de Tournai, où des futurs assistants sociaux planchent actuellement sur la mise en place d’une telle démarche solidaire dans leur ville. Parce que ces jeunes ne sont pas que les citoyens de demain, ils sont aussi les acteurs d’aujourd’hui.
Céline Teret
En savoir plus:
Il est une initiAtive très humanitaire. Vive la Belquique suspendu !!!