Bio express
Un épidémiologiste bien ancré dans la société
Professeur émérite à l’Université de Nottingham, Richard R. Wilkinson est ce que l’on pourrait appeler un « épidémiologiste social ». Il a passé la plus grande partie de sa carrière à étudier les déterminants sociaux de la santé et plus particulièrement le rapport entre inégalités sociales et santé. Il a publié une douzaine de livres depuis 40 ans. Depuis la sortie de son dernier ouvrage (The Spirit Level) en 2009, et aujourd’hui traduit en français, il a donné plus de 700 conférences dans le monde entier à des publics très divers et souvent enthousiastes. Le livre, traduit dans 23 pays, a été vendu à plus de 150 000 exemplaires. La coauteure du livre, Kate Pickett, est professeure d’épidémiologie à l’University de York. Ensemble, ils ont créé le site EqualityTrust.org chargé de promouvoir des idées de réformes sociales et de coordonner des campagnes politiques de sensibilisation expliquant les avantages d’une société plus égalitaire. Par exemple, à la veille des élections parlementaires britanniques du 6 mai 2010, 430 candidats avaient signé l’Equality Pledge (Pacte pour l’égalité) proposé par Richard Wilkinson. P.S.
« Les idées de type Wilkinson sur les effets corrosifs des inégalités sont en train de devenir le discours dominant », affirme le lauréat du prix Nobel d’économie Paul Krugman. Des idées désormais reprises publiquement du premier ministre britannique David Cameron au président américain Barak Obama. C’est dire l’importance de la recherche menée par Richard Wilkinson et sa collègue Kate Pickett au départ des données de l’ONU et de la Banque mondiale relatives à 23 pays industrialisés.
Dans leur ouvrage remarquable Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, ces deux épidémiologistes montrent que de nombreux indices de santé se dégradent avec l’augmentation du niveau d’inégalité économique d’un pays, défini comme la différence de revenus entre les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres. Et dans cette même étude, tous les indices convergent : la diminution de l’espérance de vie, de la cohésion sociale et de la mobilité sociale (1), un accroissement de l’anxiété, des troubles mentaux, de la mortalité infantile, du nombre de mères adolescentes, de la consommation de drogues, de l’obésité, de la violence, de la perte de confiance, du taux d’emprisonnement, de l’échec scolaire, etc.
Cette idée simple et intuitive selon laquelle l’inégalité est socialement toxique revient donc aujourd’hui en force, portée par des preuves difficilement contestables. Désormais, il est faux d’affirmer que « plus les riches sont riches, mieux la société se porte ».
Entretien avec Richard Wilkinson, un scientifique qui met à mal l’idéologie néolibérale.
Selon votre analyse, l’augmentation du PIB améliore-t-elle le bien-être d’un pays ?
C’est le cas pour les pays pauvres. Lorsqu’on ne possède pas les biens de première nécessité, il est très important d’avoir plus. Mais à partir d’un certain seuil, avoir toujours plus ne fait plus de différence. Dans nos pays, enrichir les populations n’augmente ni leur espérance de vie, ni leur santé, ni leur bonheur. On ne trouve aucune corrélation entre le bien-être et le PIB. Ce que nous avons mis en évidence, c’est une corrélation étroite entre de nombreux indices de bien-être et les inégalités de revenus.
C’est donc l’inégalité économique qui expliquerait les différences entre pays riches…
Oui, les sociétés qui offrent les meilleures conditions de vie à leurs citoyens ne sont pas les plus opulentes, mais celles qui ont les écarts de revenus les plus faibles (comme le Japon ou les pays scandinaves). A l’inverse, les sociétés les plus inégalitaires (les États-Unis, le Royaume-Uni et le Portugal) ont les plus mauvais indicateurs de bien-être des pays riches. Toute une série d’indicateurs se dégradent à mesure que les différences entre riches et pauvres augmentent. C’est aussi simple que cela. Mais ce qui surprend les gens, c’est à quel point les différences sont importantes. Ce n’est pas de l’ordre de 20 % ou 30 %, les niveaux d’inégalités entre les pays riches peuvent varier du simple au double, et les pays égalitaires peuvent faire trois à dix fois mieux que les pays inégalitaires !
« Enrichir les populations n’augmente ni leur espérance de vie, ni leur santé, ni leur bonheur »
A qui bénéficie l’égalité ?
Les mauvais indicateurs de santé n’affectent pas seulement les plus pauvres, mais aussi les plus riches. On ne connaît pas l’état de santé de la classe des hyper-riches, mais on peut dire que la relation fonctionne pour 99 % de la société. Cela montre une réelle dysfonction de cette dernière. L’égalité est donc bénéfique pour tout le monde, même pour les riches. Savez-vous combien gagnerait la Grande-Bretagne si elle était aussi égalitaire que le Danemark ? Quatre milliards de livres sterling. Si le Royaume-Uni devenait une société plus égalitaire, nous serions dans une bien meilleure situation. Ces résultats suggèrent que si nous réduisions de moitié les inégalités de revenus, les taux de criminalité et d’obésité seraient divisés par deux, les maladies mentales diminueraient de deux tiers, les grossesses des adolescentes de 80 % et le niveau de confiance dans la population augmenterait de 85 %, le taux d’emprisonnement de 80 %, etc. L’emprisonnement est intéressant, car il ne mesure pas vraiment le taux de criminalité, mais plutôt la propension à punir d’un société.
Qu’entendez-vous par niveau de confiance ?
C’est une mesure de la qualité des relations sociales, de la cohésion sociale. Dans un pays riche, ce qui compte n’est plus le PIB mais l’environnement social. C’est sur cela qu’il faut se concentrer : l’amitié, la vie des communautés, la confiance, le volontariat, la « connectivité sociale », bref, le bonheur. C’est devenu critique aujourd’hui. Nos sociétés sont matériellement riches, mais ont d’importants « déficits sociaux ». Or, dans les déterminants de la santé, cela pèse bien plus lourd que le fait de fumer !
« Il ne s’agit pas seulement de réduire les inégalités, mais de réduire les déficits sociaux »
Par quels mécanismes l’inégalité devient-elle toxique ?
Les témoignages sur les inégalités en ce qui concerne la confiance, la vie communautaire et la violence racontent tous la même histoire. L’inégalité divise les gens en augmentant les distances sociales et les différences de niveau de vie. Cela augmente la ségrégation résidentielle entre riches et pauvres, cela augmente aussi les distances physiques. On est plus préoccupé par la manière dont les autres nous jugent et par notre statut social. Il y a plus d’anxiété de l’évaluation sociale et cela menace notre estime de nous-même. Dans les sociétés hiérarchiques, les relations sociales deviennent tendues, ce qui peut être stressant. Le stress est une réaction biologique normale, le corps libère une hormone, le cortisol, qui augmente la pression artérielle et le taux de sucre dans le sang. C’est sans conséquences si cela dure dix minutes. Mais si le stress dure des mois, il affecte profondément la santé des personnes qui le subissent et de graves problèmes apparaissent. Bon nombre des effets sur la santé que nous constatons sont causés par le stress chronique : l’obésité, la santé mentale, etc. Aussi, dans les sociétés plus inégalitaires, y a-t-il aussi plus de compétition, et les gens se tournent alors plus vers eux-mêmes, ce qui fait chuter l’implication dans la vie sociale et est nocif pour la société.
Comment font les pays comme la Suède ou le Japon pour être plus égalitaires ?
Les pays n’ont pas la même manière de fabriquer de l’égalité. Au Japon, par exemple, l’égalité apparaît avant les impôts, c’est-à-dire par de faibles écarts de revenus, alors qu’en Suède, l’égalité est atteinte après les impôts, par la redistribution. A priori, il est plus efficace de le faire avant la redistribution, à la base. Il ne faut pas voir uniquement les impôts. L’une des pistes les plus intéressantes est d’étendre la démocratie à l’économie et surtout aux entreprises, à l’intérieur même des entreprises. Il est maintenant bien démontré que cela réduit les écarts de salaire au sein de la firme. Concrètement, il s’agit d’impliquer les travailleurs dans la participation à la gouvernance et à la détention des parts de l’entreprise. Enfin, plus globalement, il faut aussi veiller à développer un horizon de temps plus long pour favoriser les décisions bénéfiques à long terme.
« Dans les pays égalitaires, il y a plus de civisme et on fait plus attention aux biens communs »
Et l’écologie ?
Il y a un lien évident entre notre travail et l’écologie. La consommation est la plus grande menace pour la soutenabilité. Nous devons diminuer notre niveau de consommation, or l’inégalité intensifie les comportements de consommation. Ce désir de possession est en fait un moyen très aliénant de communication sociale, c’est une manière de prouver son statut : « Je veux montrer ma réussite aux autres. » Nous avons constaté que dans les sociétés plus inégalitaires, les gens travaillaient plus longtemps dans la journée, épargnaient moins, dépensaient plus, s’endettaient plus… Pour eux l’argent est important. Il semblerait aussi que les pays plus égalitaires suscitent un sentiment de responsabilité collective plus fort face au changement climatique, il y a plus de civisme et on y fait plus attention aux biens communs. La proportion de déchets recyclés est plus importante, tout comme l’aide au développement international… Récemment, nous avons aussi découvert que le nombre de brevets déposés était plus élevé, autrement dit l’innovation y est favorisée, probablement parce qu’on développe davantage le capital humain. La soutenabilité doit absolument être associée à une meilleure qualité de vie. Or, la croissance n’apporte pas cela, nous sommes allés au bout de ce que peut apporter le matériel. On doit absolument aller vers une transformation plus fondamentale. Il ne s’agit pas seulement de réduire les inégalités, mais de réduire les « déficits sociaux ».
Comment voyez-vous l’avenir ?
Les choses changent. La crise de 2008 a bien sûr accéléré les choses. Aujourd’hui, même des économistes qui nous ignoraient ou critiquaient nos résultats les utilisent à leur tour. Y compris les républicains aux Etats-Unis, qui se sont emparés de l’argument. Ma conférence TED (www.ted.com) a été visionnée plus de deux millions de fois. Il faut continuer à faire pression, et à un moment, nous atteindrons un point de basculement. Nous sommes une minorité grandissante. Je sens que nous commençons à gagner. Nous devons faire un effort pour construire un avenir dans lequel il est permis d’espérer et à travers lequel on peut se mobiliser. Nous devons absolument recréer l’image d’une société meilleure.
Recueilli par Pablo Servigne
Article publié dans Imagine demain le monde (n°101, janv/févr. 2014)
(1) Les chances de réussir mieux que ses parents, ou la mesure de la facilité de l’ascension sociale.
Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, par Richard Wilkinson et Kate Pickett, éditions Les Petits matins – Institut Veblen, 2013, 500 p., 20 euros. Préfacé par Pascal Canfin, l’actuel ministre délégué au développement durable du gouvernement français.