L’apparente « bonne santé » économique qu’indique la croissance péruvienne basée sur l’exploitation intensive de ressources épuisables et dépendante des prix du marché international est-elle réellement durable ? Et plus encore, est-il responsable pour un Etat de se construire sur un modèle où le « développement » de certains est servi par les préjudices imposés à d’autres ?
Le Pérou, un pays minier
L’économie du Pérou repose sur un modèle exportateur de matières premières parmi lesquelles les ressources extractives occupent une large place. Le secteur minier représente en effet 60% du total exporté, révélant une forte dépendance du pays aux prix variables du marché international. La preuve en fut lorsque la crise financière et économique de 2008 déstabilisa le pays victime de la baisse des échanges mondiaux et de la chute rapide des cours des minerais et du pétrole. La récession globale fut évitée grâce à la demande constante des pays émergents, la réponse concertée du G20 à la crise et la hausse de l’investissement public. Mais cet épisode révéla la fragilité de l’équilibre économique péruvien dû notamment à un manque de diversification.
Le climat favorable aux investissements extérieurs fut imaginé dans les années 90 par le gouvernement Fujimori et laissa peu de place à des considérations favorables à l’environnement et à la consultation des populations. Cet ancrage institutionnel du secteur extractif s’est perpétué depuis lors en conformité avec les impératifs globaux de compétitivité économique. Autorisation accélérée de concessions minières, études d’impacts environnementaux négligées, impôt sur les entreprises dérisoires et redistribution déficiente… sont révélateurs de la politique d’ouverture, voire de complaisance du pays, face aux entreprises étrangères dont le manque de garde-fous permet un modèle extractiviste intensif.
L’exploitation de ressources naturelles a conditionné le modèle de développement du Pérou. Fort d’un taux de croissance du PIB de 6.3% en 2012 et 5,7% en 2013, la légitimité du discours extractiviste est peu mise en doute. La population des grands centres urbains (environ 70% de la population totale) profite des bénéfices des ressources extraites à l’intérieur du pays sans questionner la durabilité de ce modèle de développement ni les conséquences qu’il occasionne sur les populations proches des exploitations. Au sein du même pays, le rapport des individus à l’exploitation de la nature se révèle asymétrique, base d’un confort nouveau pour les uns, il représente une source d’appauvrissement pour d’autres délaissés par le régime.
Cependant, la protestation sociale qui s’est affirmée depuis quelques années rend plus complexe l’implantation des projets miniers. La voix citoyenne est devenue à présent difficilement contournable. Ses revendications sont à la source d’un débat plus large sur la nécessité d’un scénario post-extractiviste qui est peu à peu repris par d’autres sphères de la société.
De nouveaux espaces de concertation et d’action
Les impacts socio-environnementaux néfastes générés par le modèle extractiviste et les effets visibles du réchauffement climatique ont initié une prise de conscience de l’importance d’un changement de paradigme chez la société civile péruvienne ainsi que chez certains dirigeants régionaux et locaux.
Une illustration manifeste est incarnée par la province de Cajamarca, la plus riche en minerais du Pérou. L’entreprise Yanacocha (2) y est implantée depuis 20 ans et obtient une rente élevée depuis une décennie grâce à l’exploitation de la plus grande mine d’or à ciel ouvert d’Amérique du Sud. Malgré les promesses d’emploi et de prospérité pour la ville, celle-ci se situe en première place d’un classement sur l’extrême pauvreté des départements du Pérou réalisé par l’INEI (3) en 2011. Le manque d’eau potable, monopolisée par la mine, est devenu central pour les populations urbaine et rurale. Depuis 2012, la menace sur l’eau s’est ravivée avec le projet Conga (4) de Yanacocha soutenu par le gouvernement national.
L’implantation de ce nouveau méga projet a suscité en 2012 une vague de manifestations soutenues par le gouvernement régional de Gregorio Santos. L’opposition du gouvernement régional de Cajamarca aux mégas projets miniers a ouvert le débat sur l’identité des décideurs à la base de leur approbation. Et ce débat, de nombreux acteurs souhaitent qu’il s’ouvre au-delà des seuls ministères nationaux pour inclure les instances de pouvoir régionales et locales directement concernées par les projets.
En réaction, les pouvoirs régionaux et locaux de Cajamarca jouent de leur souveraineté limitée pour résister à l’assaut minier et mettre en place des alternatives durables pour l’avenir de la région. Cette démarche prend différentes formes.
En 2004, un groupe technique et politique a initié un processus de zonification écologique et économique (ZEE) censé orienter la prise de décisions concernant le meilleur usage des ressources naturelles de la région et l’attribution adéquate du territoire du département en relation avec les besoins des populations et les opportunités de développement, et ce dans le respect de l’environnement. La ZEE se veut un projet neutre et participatif désireux de prévenir les conflits sociaux grâce à la clarification des activités socio-économiques adaptées au profil du territoire. Ce processus fut approuvé en 2012 par le Ministère de l’environnement (MINAM). La ZEE est en réalité l’étape première menant à la construction d’un plan d’aménagement territorial qui formalise l’usage véritable des zones de la région. Mais le processus n’est pas encore près d’aboutir, le MINAM ayant exigé de la part du gouvernement régional de Cajamarca 7 études supplémentaires pour engager la poursuite du projet. Rajoutons que la Commission régionale impliquée dans les discussions sur l’aménagement territorial est composée notamment de représentants des entreprises minières qui freinent le processus.
Face à un pouvoir national peu engageant, d’autres instruments de gestion au niveau régional ont été mis en place pour améliorer les conditions de vie des populations et les impliquer dans les mécanismes décisionnels. C’est ainsi qu’un Plan de Développement Régional Concerté a été élaboré de façon participative à partir d’ateliers rassemblant différents acteurs de la société en 2010. Dans ce plan, le volet environnemental prend une place importante et s’est concrétisé dans la création de commissions au niveau régional (CAR) et municipal (CAM). L’objectif est de consolider un système régional de gestion environnementale et de constituer une commission municipale dans chaque province.
Dans la CAR se sont constitués des groupes techniques sur différents sujets : les ressources hydriques, le changement climatique, la diversité biologique, le transport de matières dangereuses et le groupe de communication et d’éducation environnementale. L’objectif est d’une part d’orienter les stratégies politiques et d’autre part d’impliquer les populations locales dans la prise en charge de leur avenir à travers un renforcement de leur conscience des enjeux et de leurs capacités techniques. Les membres de la société civile perçoivent les effets du processus : les gens parlent à présent de leurs droits et perçoivent que la mine n’est pas l’unique alternative.
Les initiatives positives de cette région rurale, victime des conséquences socio-environnementales de l’extraction minière, contrastent avec la sensibilité perceptible à Lima sur ces questions. En effet, la population de la capitale semble profiter d’un développement accéléré reposant sur l’exploitation des ressources de l’intérieur du pays sans conscience de ses impacts. Le manque d’une communication impartiale sur les problématiques rencontrées par les populations rurales empêche le développement d’un discours de transition.
Des transitions nécessaires
Dans différents secteurs progresse la remise en question de l’actuel programme d’expansion minière. Les associations de la société civile plaident pour un scénario de transition n’excluant pas l’exploitation minière mais lui imposant une échelle plus raisonnable centrée en premier lieu sur les besoins nationaux et régionaux ensuite. Sortir de l’extractivisme intensif leur semble une évidence au vu de la dépendance de l’économie péruvienne à ces ressources, de la résistance sociale croissante et de la pauvreté en hausse dans les régions minières.
Certains gouvernements régionaux et locaux osent proposer d’autres alternatives concrètes au modèle prôné par le gouvernement central. La décentralisation (5) censée être un processus politique, économique et social de redistribution de pouvoir destiné à améliorer la gestion publique, étendre la démocratie, promouvoir l’équité et le développement intégré et durable se révèle décevante et sélective dans les compétences déléguées. Au sujet du secteur minier, les gouvernements régionaux bénéficient d’une autorité sur les petits projets et le secteur artisanal. Le gouvernement central conserve son pouvoir sur les moyens et mégas projets. En réaction, certains gouvernements régionaux et locaux jouent donc du cadre légal pour organiser consultations populaires et processus d’aménagement territorial pour influer sur les décisions. Ils plaident également pour une meilleure assignation des rôles publics.
Ces actions localisées témoignent d’un questionnement de fond portant sur l’ampleur des activités extractives et la continuité du modèle exportateur primaire actuel. La progression de cette réflexion est bien différenciée selon les zones, presque absente à Lima, elle apparaît davantage présente dans les zones les plus touchées par l’extraction minière. Mais les initiatives sont rarement encouragées par un gouvernement central puissant et clairement favorable au modèle extractiviste.
Dans ce contexte, la diffusion des alternatives mises en place dans certaines régions vers d’autres est essentielle pour éviter tout fatalisme et sentiment d’impuissance. La constitution de réseaux efficaces, visibles et transparents entre associations de la société civile débouchant sur des actions concrètes pourra peut-être étendre la prise de conscience des limites du modèle extractiviste intensif. La COP20 (6) qui s’annonce en décembre à Lima pourrait faciliter la structuration de réseaux et attirer le regard de la population sur les défis qui nous concernent tous. Les interdépendances entre les pays de notre monde globalisé forcent à donner des réponses communes aux défis du changement climatique et des dérives sociales et humaines relatives à une exploitation excessive des ressources naturelles dont nous, européens, profitons massivement.
Géraldine Duquenne
Analyse de Justice et Paix
Photo : Géraldine Duquenne
(1) Banque Mondiale
(2) L’entreprise rassemble trois actionnaires majoritaires : Newmont Mining Corporation à 51.35% (USA), la compagnie de Minas Buenaventura à 43.65% (Pérou), et l’International Finance Corporation de la Banque Mondiale à 5%.
(3) Institut National des Statistiques et Informatique au Pérou
(4) Le projet Conga de Yanacocha est un méga projet minier au sud de la région de Cajamarca qui suscite une vive protestation des populations car il supposerait l’utilisation de lagunes qui alimentent des milliers de personnes en eau potable.
(5) Ce processus a pris différentes formes au fil des années selon les gouvernements au pouvoir. Évoqué dès 1931 dans le programme du parti Aprista du candidat Victor Raul Haya de la Torre, la décentralisation continue aujourd’hui encore d’évoluer mais semble toujours imparfaite en raison notamment d’une centralisation importante autour de la capitale. La régionalisation est une alternative pour décentraliser le pays par la création d’instances intermédiaires de pouvoir plus autonomes. La président Alan Garcia la décréta une première fois en 1989 et elle fut modifiée par Toledo en 2002 passant de 12 à 25 régions.
(6) La Conférence des Parties est organisée chaque année par l’UNFCCC (United Nations Framework Convention Climate Change) pour tenter de mettre en place des politiques communes de lutte contre le changement climatique.