En mai 2013, avec le soutien d’une série d’organisations les Amis de la Terre ont lancé une campagne intitulée « A qui profitent vraiment les grands barrages? » appuyée par une plaquette dont nous vous résumons ci-dessous les principale considérations. Une bonne source de réflexion… Vous pouvez aussi participer à la campagne. En savoir plus : http://www.amisdelaterre.org
Un choix calamiteux pour le climat et pour l’environnement
Les grands barrages sont présentés par leurs promoteurs comme des projets « verts » de production d’énergie renouvelable. La réalité est tout autre.
- Leur construction crée d’immenses retenues d’eau qui submergent des terres cultivées ou des forêts, naturellement riches en matières organiques. La décomposition de ces matières dans les réservoirs libère de grandes quantités de gaz à effet de serre (notamment du méthane et du protoxyde d’azote, respectivement 25 et 300 fois plus puissants que le CO2). Loin d’aider à lutter contre le changement climatique, la construction de grands barrages l’accélère.
- Les grands barrages constituent aussi un bouleversement majeur du fonctionnement des cours d’eau et des écosystèmes. Ils participent à la disparition de nombreuses espèces animales et végétales.
- Pour beaucoup de communautés qui dépendent fortement de leur environnement pour vivre, les impacts sont très lourds : diminution des terres fertiles et des stocks de poisson, baisse de la qualité de l’eau ou encore déforestation.
- De plus, les retenues d’eau constituent un terrain propice à l’apparition de maladies telles que la dengue et le paludisme.
Ces effets cumulés réduisent considérablement les possibilités de subsistance des populations locales.
Course à la consommation dans les pays riches et grands barrages dans les pays du Sud
Les grands barrages ne sont pas adaptés à la nécessité de fournir à tous, en milieu rural notamment, un accès à l’énergie. Leurs coûts faramineux de construction et d’entretien pèsent sur le coût de l’électricité, qui ne devient rentable qu’avec la construction de lignes à haute tension pour exporter le courant vers les grands centres de consommation.
La BEI
Institution publique peu connue et très opaque, la Banque européenne d’investissement (BEI) est pourtant le premier bailleur de fonds international, avec 72 milliards d’euros de prêts en 2010 contre 57,8 milliards pour la Banque mondiale (BM). La BEI est censée agir au nom des citoyens européens, mais il est très difficile d’obtenir d’elle les informations voulues sur les projets qu’elle finance ou s’apprête à financer.
Aujourd’hui, plus de 12 % des activités de la BEI sont situées hors Union européenne (UE). Depuis 2003, la Banque européenne d’investissement a accordé près de 900 millions d’euros de prêts aux centrales hydroélectriques sous couvert de financer une énergie propre et durable. Ce développement est particulièrement marqué pour la zone Afrique Caraïbes Pacifique (ACP), où 8 barrages ont été financés par la BEI sur cette période alors que, dans le même temps, elle n’a pas investi un euro pour l’éducation et la santé !
Or selon le traité de Lisbonne, les prêts de la BEI doivent contribuer dans les pays du Sud à la réalisation des objectifs de coopération de l’UE, à savoir la réduction et l’éradication de la pauvreté. La BEI se doit « d’évaluer ses prêts à l’aune de leur contribution en faveur de l’accomplissement des Objectifs du millénaire pour le développement et du développement durable ». Pourtant, la BEI juge principalement les projets sur leur rentabilité et se contente des études d’impacts fournies par les promoteurs pour approuver ces projets. Est-ce l’approche que l’on est en droit d’attendre de la part de la banque publique de l’Union européenne ?
La BEI souffre d’un manque alarmant de règles sociales et environnementales. es documents qu’elle fournit font juste état de principes flous et confus, qui ne permettent en aucun cas d’évaluer correctement les projets qu’elle soutient. Ces lacunes ont conduit droit dans le mur quelques-uns des projets qu’elle finance : le tunnel du barrage de Gilgel Gibe 2 en Ethiopie s’est effondré début 2010 quelques jours après son inauguration ; le projet hydroélectrique de Dos Mares (détenu à 100 % par le groupe français GDF Suez) a provoqué en août 2010 l’inondation d’un village suite à l’ouverture d’une écluse puis, en octobre 2011, une des turbines s’est effondrée avant même que la centrale soit opérationnelle.
Il est inadmissible que la BEI accepte de financer des projets aussi risqués sans même être en mesure d’analyser leurs conséquences.
La construction, souvent minimaliste, d’infrastructures pour alimenter des villages riverains relève surtout du budget communication pour éviter les critiques.
La logique économique des grands barrages est ainsi très souvent liée aux intérêts de grosses industries en quête d’électricité bon marché pour produire des marchandises destinées à l’exportation. Ainsi au Cameroun, où plus de la moitié de la population n’a pas accès à l’électricité, la BEI s’apprête à financer la construction du barrage de Lom Pangar, destiné à permettre l’expansion d’une usine de fonte d’aluminium (détenue à 47,5 % par la multinationale britannique Rio Tinto, et dont l’AFD – Agence Française de Développement – est actionnaire à hauteur de 5 %) qui utilise déjà à elle seule près de la moitié de l’énergie du pays.
Mais désormais, c’est même l’exportation de l’électricité d’Afrique vers l’Europe qui est envisagée…
Le « Grand Inga », sur lequel lorgnent toutes les banques publiques et le G20, consisterait à construire sur le fleuve Congo le plus grand barrage du monde (40 000 MW de puissance pour un coût estimé à 100 milliards de dollars). Officiellement, ce projet offrira l’accès à l’électricité à 500 millions d’Africains mais, en réalité, cette électricité serait plutôt destinée à des entreprises minières comme BHP Billiton, à l’Afrique du Sud, voire même à l’Europe via une ligne haute tension de 5 800 km traversant les jungles équatoriales du Congo-Brazzaville et de la République Centrafricaine jusqu’en Égypte, avant de franchir la Méditerranée ! En effet, l’Union européenne, qui importe 52 % de son énergie, est terrifiée à l’idée d’en manquer. Sa priorité : « renforcer la dimension extérieure du marché de l’énergie de l’UE » et donc « recenser les infrastructures d’importance majeure [tel le Grand Inga] pour la sécurité énergétique puis veiller à leur édification ». Au lieu de réduire sa consommation, l’UE continue à privilégier la « sécurisation de l’accès », exerçant ainsi une pression insoutenable sur les pays du Sud et un accaparement inacceptable de leur espace écologique.
Qui se cache derrière un grand barrage?
Alors que les grands barrages sont des projets extrêmement coûteux et risqués, leur rythme de construction s’accélère. Comment expliquer ce paradoxe ?
Lors du montage du projet, les coûts sont souvent sous-estimés par les promoteurs, qui en exagèrent par ailleurs les bénéfices.
Ainsi, la Commission mondiale des barrages (voir encadré ci-après) estime qu’un barrage coûte en moyenne 56 % de plus que prévu et que, dans 55 % des cas, ils n’atteignent pas leurs objectifs de production d’énergie.
Plutôt que d’aider les États à avoir un regard critique sur ces projets, les institutions financières internationales comme la Banque mondiale ou la Banque européenne d’investissement proposent des prêts attractifs, sous prétexte de « participer au développement », alors qu’il s’agit en réalité le plus souvent de défendre des intérêts économiques.
La construction des grands barrages constitue pour quelques entreprises du Nord, comme EDF, GDF Suez ou Alstom, un marché non seulement juteux mais aussi… sans risques ! Et ce grâce à plusieurs mécanismes. Citons, par exemple, la multiplication des partenariats « publics/privés », qui permettent aux entreprises de maximiser leurs profits tout en faisant supporter aux États les conséquences de la sous-évaluation des risques et des coûts. Autre astuce : se couvrir en cas de défaut de paiement par une garantie publique des agences de crédit à l’exportation (la COFACE en France) qui, en cas de problème, fera passer la facture sur le budget de l’État.
L’ensemble de ces mécanismes transforme les projets de grands barrages en investissements rentables et sécurisés pour les banques et autres investisseurs privés. Cerise sur le gâteau : ces investissements permettent de s’acheter une image d’entreprise verte et citoyenne, impliquée dans le développement des énergies « renouvelables » et dans la lutte contre la pauvreté.
Alternatives
Entre 1,4 et 2 milliards d’habitants des pays du Sud, en zone rurale surtout, n’ont pas accès à l’électricité. Pour les Amis de la Terre, il s’agit pourtant d’un droit fondamental, indispensable à la satisfaction d’autres besoins comme la santé ou l’éducation. Il existe aujourd’hui de nombreuses techniques qui permettent de produire de façon décentralisée et autonome, à partir de sources renouvelables, une énergie répondant aux besoins des populations : solaire thermique ou photovoltaïque, éolien, four à bois amélioré, géothermie, micro-hydraulique… Ainsi une récente étude de l’Agence internationale de l’énergie montre qu’il est possible d’atteindre l’accès universel à l’énergie à travers l’extension de systèmes décentralisés d’énergies renouvelables dans 70 % des zones rurales des pays en développement.
Au lieu d’investir dans de grands barrages, et de gonfler ainsi artificiellement ses prêts aux énergies renouvelables, pour une production destinée avant tout à des usages industriels, la Banque européenne d’investissement devrait, conformément à son mandat de « développement durable et d’éradication de la pauvreté », réorienter ses investissements vers des alternatives plus respectueuses de l’humain et des écosystèmes.
Les projets micro-hydrauliques
Contrairement aux grands barrages, les projets micro-hydrauliques (c’est-à-dire d’une puissance inférieure à 10 MW) ne modifient pas de façon majeure le fonctionnement des cours d’eau.
Outre leur impact environnemental moindre, ils permettent de produire localement de l’énergie avec un investissement bien inférieur que pour un grand barrage, et d’accroître l’autonomie des communautés.
Mais la production d’électricité à petite échelle est rarement la priorité des gouvernements. Ainsi au Népal, la mobilisation de la société civile a permis l’annulation de la construction du barrage d’Arun III soutenu par la Banque mondiale. Ce projet ruineux (1 milliard de dollars soit près d’une fois et demi le budget national du Népal) aurait entre autres détruit l’une des dernières forêts intactes de l’Himalaya et menacé la survie des populations locales. Cette victoire a forcé le gouvernement à réévaluer l’intérêt des projets micro-hydrauliques et l’a conduit à ouvrir le secteur de l’énergie aux petits producteurs permettant ainsi à de nombreux villages de développer leurs propres mini-centrales hydrauliques dont certaines gérées collectivement. Au final, comparé aux capacités estimées d’Arun III, cela a permis de produire près d’un tiers d’électricité en plus, en deux fois moins de temps et pour un coût divisé par deux…
A ce jour, la BEI n’a financé aucune alternative de ce type.
Recommandations
L’ensemble des acteurs financiers doit réorienter les financements des grands barrages vers la petite hydroélectricité et les autres énergies réellement renouvelables pour garantir le droit pour tous d’accéder à l’énergie de façon soutenable.
Afin de respecter son mandat de développement et d’éviter la destruction de l’environnement et des conditions de vie des populations, la Banque européenne d’investissement doit plus particulièrement :
- instaurer un moratoire sur le financement des grands barrages tant qu’elle n’a pas adopté concrètement les recommandations de la Commission mondiale des barrages;
- démarrer une évaluation multipartite de sa politique de prêts d’énergie pour déterminer comment les prêts de la BEI peuvent assurer le développement d’énergies réellement propres, bénéficiant aux plus pauvres et répondant aux objectifs de développement de l’UE, et mettre en œuvre une politique cohérente en la matière;
- améliorer significativement la transparence de ses opérations : la BEI doit permettre un suivi effectif de l’utilisation de ses fonds, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Jean-François Pontégnie, d’après la plaquette : A qui profitent vraiment les grands barrages ?
Article publié dans Eco-vie n°279, juillet-août 2014
Illustration : Les Amis de la Terre
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