« Ne plus opposer les avis mais les multiplier »Clés pour comprendre

16 mars 2015

L’intelligence collective… Pratique révolutionnaire pour améliorer les relations et décisions dans un groupe ? Ou autorité déguisée, berçant le groupe de la douce illusion que les décisions sont prises collectivement ? Consultante, facilitatrice et formatrice en intelligence collective, Marine Simon est co-auteure de l’ouvrage L’Intelligence Collective : Co-créons en conscience le monde de demain. Elle partage sa réflexion et son expérience dans le domaine… n’omettant pas les malaises ou dérives possibles.

GLOSSAIRE
> Facilitateur : tel un animateur, il est garant du cadre et des règles tout au long du processus d’intelligence collective. Il veille ainsi à « tenir la membrane », à créer de l’équité non pas décidée par lui mais par les étapes des processus. Il facilite les échanges et expériences entre participants, mais reste neutre par rapport au contenu s’il est étranger à l’équipe. Il facilite un processus dont le résultat ne lui appartient pas mais appartient au groupe.
> Forum ouvert : dispositif au cours duquel l’ordre du jour et les ateliers sont proposés par les participants. Pour en savoir plus, lisez l’article J’ai vécu un Forum ouvert.
> Sociocratie : via différents outils, cette approche mobilise l’intelligence collective de tous les membres d’un groupe ou d’une organisation, permettant une prise de décision et une construction de projet incluant chacun. Plus d’infos sur www.audeladesnuages.com
> World café : cet outil utilise les échanges créatifs entre participants pour partager des connaissances et faire émerger des idées et initiatives. Les participants se répartissent autour de tables, comme dans un café. A chaque table, une question centrale, ainsi qu’une grande feuille (ou autre matériel) pour y noter les idées, envies, commentaires… Les participants échangent, puis changent de table. Seule une personne reste pour résumer aux suivants la conversation précédente.

C’est quoi l’intelligence collective ? En quoi pose-t-elle un autre regard sur les relations ?

Il s’agit d’une révolution de nos pratiques relationnelles. C’est une manière de fonctionner qui convient à l’ensemble et à chacun et qui tient compte de tous les aspects d’un problème. Culturellement, on n’est pas du tout là-dedans. On baigne dans la compétition, dans la croyance qu’il va falloir se battre et faire valoir son propre avis par rapport à celui de l’autre. Au lieu de diviser ou de soustraire, l’intelligence collective vise à construire ensemble, à additionner les avis. Pour l’instant, on fonctionne de manière très cloisonnée, pour tout. Pourtant, le vivant est systémique, tout est relié. Et la réalité est complexe. On a donc besoin de ne plus opposer les avis mais de les multiplier.

Qui peut en faire ? Est-ce accessible à tous ?

Cela s’adresse à tout le monde : familles, groupes d’amis, équipes de travail, dans le privé, le public… Des équipes d’enseignants, par exemple aussi (lire encadré « Dans les écoles » au bas de l’article). Ce n’est d’ailleurs pas neuf, les Amérindiens l’utilisent depuis toujours : s’installer en cercle pour échanger autour d’une question, d’un problème, utiliser le bâton de parole, etc.

Certains outils invitent à mettre de côté sa propre idée pour plutôt bonifier celle du voisin, ou à élire des personnes pour une tâche ou une mission alors qu’elles ne se sont pas proposées pour le faire à la base… Cela peut paraître un peu autoritaire comme pratique, non ?

Les outils de l’intelligence collective sont des outils très cadrants. Cela peut être vécu par certains comme une forme d’autorité, en effet. Mais ça dépend comment c’est animé. C’est une pratique rigoureuse. Le facilitateur (voir glossaire) doit faire en sorte que chacun ait la parole au sein du groupe. Pour cela, il pose des règles qui vont installer une « membrane de sécurité » permettant l’équité. Il prévient aussi que la situation risque d’être inconfortable pour certains et que, surtout, le groupe évaluera, en fin de processus, l’expérience vécue.
Dans un groupe, lorsqu’on demande un avis, en général, il y a comme une sorte d’illusion égotique qui anime presque chaque membre du groupe : « Il faut que je donne mon avis tout de suite, parce que les autres vont le donner aussi et vont se tromper. » En sociocratie (voir glossaire), on va tenter d’aller à l’encontre de cette compétition, mais ce n’est pas simple parce qu’elle fait partie intégrante de notre culture. Je remarque souvent que la 1ère rencontre est un vrai délice pour les personnes timides, qui donnent généralement peu leur avis et là disposent d’un espace de parole. Par contre, pour les impulsifs, qui généralement donnent vite un avis et l’imposent, cela peut être vécu avec pas mal d’inconfort. Comme les timides et les impulsifs sont animés par la même peur, celle de ne pas être écoutés, ils découvrent que le processus ne les trompe pas, que leurs avis sont effectivement repris au flipchart (tableau), qu’ils influencent vraiment les décisions. A la 2ème rencontre, on sent clairement que la peur de l’autre et la peur de ne pas être écouté se sont dissipées, que la confiance naît entre les participants. Lors de la 3ème rencontre, les participants entrent davantage dans une démarche créative partagée, ils n’ont plus besoin de faire valoir leur idée, ils « se passent l’échelle » et découvrent que le résultat est meilleur que ce à quoi ils auraient cru qu’ils aboutiraient.
C’est un vrai processus humain, un développement personnel solidaire. On grandit humainement, les relations s’améliorent. On a le pouvoir de s’entendre et de trouver des solutions ensemble. C’est un peu comme quand on apprend un instrument de musique : au début c’est douloureux et fastidieux. Mais le résultat est beau et harmonieux.

L’intelligence collective, n’est-ce pas une manière détournée de faire accepter des décisions, avec l’illusion que tout le monde a participé à cette prise de décision ?

Il ne faut pas confondre consultatif et participatif. Quand j’accompagne les groupes avec des outils d’intelligence collective, je veille à ce que l’on reste dans le « participatif », c’est-à-dire, par exemple, que le traitement des résultats d’un atelier collectif soit pris en charge par un petit groupe de représentants des personnes présentes à cet atelier, pas par une personne seulement. Je veille à ce que les compte-rendus soient réalisés avec fidélité et neutralité par rapport à la production du groupe. Généralement, je mets en place pour cela un comité de pilotage interne composé de managers et de collaborateurs.
Mais c’est vrai que l’intelligence collective a le vent en poupe. C’est très tentant… Et les dérives sont possibles. Pour que cela fonctionne réellement de manière participative, il faut une vraie remise en question du management. Le manager ne perd pas son leadership, c’est juste une autre forme de leadership. Je demande souvent aux managers s’ils sont prêts à se lancer pleinement là-dedans et à se remettre en question. Faire les choses à moitié risque de créer pas mal de blessures durables dans un groupe. Dans ce cas, il vaut mieux ne pas commencer.

Est-ce que le rôle de facilitateur peut être pris par un manager, au risque d’une nouvelle dérive de leadership ?

Ce n’est pas souhaitable que le manager soit le facilitateur. Il est nécessaire qu’un facilitateur soit neutre et qu’il n’ait pas une autre posture de leadership que celle de la facilitation de la réunion. Par contre, il faut que le manager soit le sponsor de la démarche, qu’il souhaite initier et soutenir le processus. A ce titre, il peut initier le mouvement avec son équipe, en mesurer les avantages avec eux. Ensuite, il vaut mieux qu’il passe la main. Qu’il mette tout en œuvre pour que certains ou tous ses collaborateurs y soient formés. Cela permet aussi de faire monter les gens en compétences.

Pour que cela fonctionne, faut-il nécessairement une acceptation dès le départ de l’ensemble des membres du groupe ?

Quand je travaille avec des groupes, je m’assure que toute l’équipe est partante et que ce n’est pas juste une demande émanant de la direction. De plus, les outils de l’intelligence collective permettent à chacun d’être libre et responsable. Avec la « loi des deux pieds » du Forum ouvert (voir glossaire), par exemple, les participants sont libres de ne pas participer du tout aux ateliers ou de les quitter à tout moment. Par ailleurs, une personne qui est dans la non acceptation exprime souvent un symptôme appartenant au groupe et il est alors important de le considérer et de le traîter. Bienvenue à elle !

Les processus d’intelligence collective paraissent longs, à une époque où, pour gagner du temps, on préfère régler un problème vite fait en une réunion, en un débat. Pourtant, vous démontrez que l’intelligence collective permet, au final, de gagner du temps.

L’intelligence collective semble à contre-courant car on fait mal nos calculs de temps. Dans la pratique actuelle, le plus souvent, ce sont souvent 1 ou 2 personnes qui décident. Cela paraît plus simple et efficace. Mais cela va créer de la méfiance et il faudra ensuite 6 mois pour tenter de rattraper ceux qui n’ont pas donné leur avis. C’est donc une gestion du temps erronée.
En intelligence collective, on va investir du temps ici et maintenant. On va veiller à ce que chacun soit inclu et participe. Cela prendra peut-être un peu plus de temps, un jour au lieu d’une heure de réunion, mais on va gagner 6 mois ! La qualité de la relation sera meilleure. La qualité de la décision aussi, puisqu’on aura profité de la multiplication des intelligences.
Evidemment, pour parvenir à cela, il faut accepter de lâcher prise. Il faut sortir de la gestion de groupe par le contrôle sur l’humain. Ce sont des processus très transformant, individuellement et collectivement.

Dans les écoles…

« Je travaille beaucoup avec les équipes enseignantes. La culture de l’enseignement est plutôt cloisonnée et la logique de coopération demande à être accompagnée au début. En général, les écoles font appel à moi parce que les directions souhaitent faire collaborer leurs enseignants sur des questions transversales comme le Projet d’Etablissement ou des problématiques telles que la manière d’aborder la question de la violence, du décrochage scolaire, la gestion de la diversité des nationalités et cultures des élèves… Ce sont des problèmes systémiques et complexes sur lesquels il faut réfléchir ensemble. Il est nécessaire d’aborder cela avec des outils appropriés. L’intelligence collective en offre de nombreux qui cherchent à n’exclure personne, à prendre des décisions en nombre et dans le respect de chacun. On va, par exemple via un World café (voir glossaire), s’interroger sur ce qui rattache les enseignants à leur école, sur ce qu’il est utile de garder ou de modifier, sur des améliorations possibles, sur une communication plus respectueuse entre collègues… On fonctionne par essais-erreurs. Et on crée petit à petit un nouveau tissu social qui est une mosaïque de personnes et d’avis. »

« Dans les écoles, il faut profiter de l’intelligence de tous les acteurs : des directeurs, des enseignants… mais aussi des élèves. Nos enfants ont besoin de ce genre de pratiques, car ils vont devoir résoudre des problèmes complexes, sociaux, environnementaux, économiques. Certaines pratiques existent par ailleurs déjà dans certaines écoles, comme le « cercle magique », un processus utilisé avec les enfants pour leur permettre de partager leur vécu et leurs difficultés dans un groupe. Mais ça se passe souvent dans les plus petites classes. Cela pourrait être généralisé et s’ouvrir à d’autres pratiques et outils. Je n’ai jamais travaillé directement avec des ados, mais j’imagine que cela devrait fonctionner car ils ont une certaine forme de culture de la coopération, notamment via les réseaux sociaux. »

Propos recueillis par Céline Teret
Photo : Réseau Transition Wallonie-Bruxelles

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Un commentaire sur “« Ne plus opposer les avis mais les multiplier »”

  1. [...] Le nouveau Symbioses, revue du Réseau IDée, se centre sur l’éducation à l’énergie. Les enseignants, animateurs et citoyens témoignent dans ce dossier de la façon dont ils sensibilisent à l’énergie et invitent à l’action. Notons également un article intéressant à lire sur Monde qui bouge, « Ne plus opposer les avis mais les multiplier ». [...]