Faites le test ! Demandez à l’homme de la rue ce qu’il pense du dérèglement climatique… Il se dira préoccupé, voire inquiet. Un sentiment spontané, sincère. Sa mine s’éclaircira, toutefois, à la perspective de ces étés plus chauds, propices aux activités de délassement et aux apéros précoces en terrasse. Allez, avouons-le : en Belgique, le réchauffement du climat, ça nous arrange tout de même un peu…
Sauf que, tout catastrophisme mis à part, il faudrait être sot ou inconscient pour rester le nez rivé sur notre nombril ensoleillé, sans s’inquiéter des impacts en profondeur du dérèglement du climat. Un exemple, pour bien comprendre : les scientifiques estiment que, sous nos latitudes, une augmentation de 2°C de la température moyenne entraînerait probablement une amélioration des rendements agricoles, suite à l’augmentation de l’humidité et du gaz carbonique disponible. Tant mieux, a priori, pour l’agriculteur conventionnel comme pour le maraîcher bio. A ceci près que cette hausse de la température ira de pair avec la multiplication d’événements climatiques extrêmes, tels qu’orages, canicules et inondations. A quoi bon, dès lors, se réjouir d’un meilleur rendement si, peu avant leur maturité, les végétaux sont cassés par le vent ou noyés sous les averses ? Méfions-nous donc des moyennes qui, par définition, ne rendent pas compte des extrêmes aux conséquences potentiellement dévastatrices.
Fausses impressions
Pour sensibiliser aux réels impacts d’une hausse, même minime, de la température mondiale – mettons 1 à 2° C -, les climatologues optent généralement pour deux voies différentes. La première, la plus spectaculaire, consiste à nous inviter à imaginer à quoi ressemblaient nos régions à des époques lointaines, dans des conditions assez proches. Ainsi, lors de la dernière période interglaciaire, il y a environ cent vingt-cinq mille ans, alors que la température moyenne de la planète était environ de 2°C supérieure à la température actuelle, le niveau de la mer était plus élevé d’environ six mètres par rapport au niveau actuel. Mais comparaison n’est, certes, pas raison. En effet, à cette époque, la montée des eaux avait une cause naturelle, nullement liée au surplus des gaz à effet de serre d’origine anthropique que nous connaissons actuellement. Pour en arriver aujourd’hui à un tel tableau, il faudrait que le Groenland perde la moitié de son volume de glace et que l’Antarctique fonde en partie. On n’en est pas encore tout à fait là…
Autre exemple donné par les climatologues, mais a contrario. Il y a quelque vingt mille ans, cette fois en pleine période glaciaire, l’Europe tout entière et l’Amérique du Nord étaient recouvertes d’une couche de glace de deux à trois kilomètres d’épaisseur. A l’époque, alors que la température moyenne de la planète n’était inférieure que de 4 à 5°C à notre température actuelle, le niveau de la mer se situait à environ cent vingt mètres plus bas qu’aujourd’hui! Certes, là non plus, cet exemple tiré des connaissances paléoclimatologiques ne peut pas être pris en compte pour préfigurer le futur. Mais il suffit largement pour démentir nos « impressions » selon lesquelles un changement de température moyenne de quelques degrés ne serait finalement « pas si grave que cela ».
2035, c’est après-demain
A peine moins spectaculaire, l’autre voie empruntée par les climatologues consiste à imaginer notre futur à partir de la situation actuelle, à l’horizon de quelques décennies, voire d’un siècle ou deux. « Imaginer » n’est pas vraiment le terme adéquat puisqu’il s’agit d’intégrer, dans les modèles climatiques, une masse considérable de relevés et de mesures, et d’esquisser les scénarios possibles selon diverses hypothèses. Tâche ardue puisque personne ne sait au juste combien de gaz à effet de serre nous continuerons à relâcher dans l’atmosphère.
Avant toutes choses, un constat : le réchauffement global de la planète n’est plus une hypothèse mais une réalité. La température moyenne du globe a augmenté de 0,6°C entre le début de l’ère industrielle et la période dite « de référence », comprise entre 1986 et 2005. « Les modèles prévoient que cette hausse atteindra au moins 1°C supplémentaire d’ici à 2035″, explique Jean Jouzel, vice-président d’un des groupes du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Or 2035, c’est après-demain ! D’ici à deux décennies à peine, nous vivrons donc avec une hausse de température moyenne qui, d’une façon quasiment certaine – en raison de l’inertie des phénomènes climatiques, soit de leur extrême lenteur – sera proche du seuil de 2°C. Or ce seuil est considéré par la communauté scientifique comme étant l’augmentation à ne pas dépasser si l’on veut éviter des phénomènes irréversibles – des « perturbations anthropiques dangereuses » selon le langage feutré de la Convention climat – comme la fonte rapide des glaciers ou la modification des courants océaniques qui régulent les échanges d’eau et de chaleur partout dans le monde (1).
2016: année-pivot?
Sur le plan géophysique, l’objectif de ne pas dépasser 2°C reste atteignable. Sur le plan politique, c’est une autre paire de manches ! Selon une étude parue, en 2013, dans Nature Climate Change, pour avoir ne fût-ce qu’une chance sur deux d’y arriver, il faudrait atténuer drastiquement les émissions de gaz à effet de serre au point que leur pic historique devrait être atteint… en 2016 ! Mais ce n’est pas tout : il faudrait aussi que la réduction des GES soit de 5% par an à partir de cette même année. Or nous tournons résolument le dos à cet objectif. « Les émissions de gaz à effet de serre (GES) n’ont jamais été aussi importantes, avertit Jean Jouzel. Le taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère augmente désormais de près de 2 ppm (part par million) par an depuis 2000 (2), soit un record depuis le début des enregistrements en 1958″.
Le message est donc clair, à tel point qu’aujourd’hui seule une minorité d’experts croit qu’il est encore possible de rester sous barre des 2°C d’augmentation. Or, malgré la difficulté d’y voir clair à une échelle plus fine que celles des continents, on sait aujourd’hui, dans l’ensemble, grâce aux travaux collationnés et vérifiés par le GIEC, à quoi ressemblera un monde plus chaud d’ »à peine » 2°C. En voici quelques exemples :
De surcroît, fort des travaux du GIEC – qu’il connaît comme sa poche -, Jean Jouzel n’exclut pas la survenue d’ici vingt ou trente ans de ce qu’il appelle des « sautes d’humeur climatiques ». A savoir des phénomènes brusques et non-linéaires, liés au « comportement » du carbone ou du méthane emprisonné dans le permafrost – les glaces arctiques – ou liés à l’essoufflement des deux importants puits de carbone que sont les océans et les forêts qui absorbent les gaz à effet de serre. Comme ses collègues du GIEC, l’expert français envisage l’hypothèse d »un monde à +4°C qui « contrairement à une idée encore parfois véhiculée, serait complètement différent du monde actuel ».
Paris : une dramatisation justifiée
Face à ces perspectives, on comprend mieux les appels solennels de la communauté scientifique lancés à l’approche de la Conférence climat – « COP 21″ – qui s’ouvrira à Paris, fin novembre. Si l’on veut éviter d’arriver au fameux palier des +2°C, il faut faire davantage, dès aujourd’hui, que stabiliser les émissions de gaz à effet de serre à leur niveau actuel. Car, même en cas d’arrêt total de celles-ci – une hypothèse totalement irréaliste -, « plus d’un cinquième du CO2 émis jusqu’à aujourd’hui dans l’atmosphère y resterait stocké plus de mille ans ». Et il continuerait à réchauffer l’enveloppe terrestre.
En fait, en 2050, les émissions de gaz à effet de serre devront impérativement avoir été réduites de 40 à 70%, par rapport à celles de 2010. Le défi est gigantesque ! « Si les émissions continuent au rythme actuel, la hausse de la température moyenne sera de 3 à 6°C en 2100, avertit Pier Vellinga, Professeur dans diverses universités néerlandaise et fin connaisseur des négociations climatiques internationales. Peut-être un peu plus ou un peu moins, mais en tout cas cela dépassera de loin tout ce que l’humanité et la société peuvent supporter sans trop de dommages et sans confrontation politique internationale ».
Si ce défi paraît énorme et si urgentissime, c’est aussi parce qu’il suppose que l’homme s’abstienne de brûler 60% des réserves conventionnelles de gaz, pétrole et charbon. Mieux : si l’on tient compte des gaz de schiste et des pétroles non-conventionnels, c’est 80% des réserves prouvées qui doivent être laissées dans les profondeurs terrestres, explique Jean Jouzel ! Celles-là mêmes qui font dire aux dirigeants et industriels américains qu’ils sont en route vers l’indépendance énergétique. Plus que jamais, « la perspective d’exploiter jusqu’à la dernière goutte de pétrole n’a plus aucun sens… »
Philippe Lamotte
Article publié dans le magazine Valériane N°114 (juillet-août 2015) de Nature & Progrès Belgique
Notes :
(1) Le climatologue belge Jean-Pascal van Ypersele, candidat à la présidence du GIEC, apporte souvent trois précisions intéressantes sur ce seuil de 2°C.
Primo, les risques sérieux – comme l’impossibilité de vivre en sécurité dans les petits Etats insulaires du Pacique (Tuvalu, etc) – existent bien avant qu’il soit atteint, en raison de la montée inexorable du niveau de la mer. La notion de « perturbation dangereuse » est donc relative…
Secundo, contrairement à ce que prétendent les climato-sceptiques – il en reste ! -, ce seuil de 2°C n’a pas été fixé arbitrairement par les experts du GIEC mais adopté par les dirigeants de la planète à Cancun, en 2010, sur la base des travaux scientifiques validés par le GIEC depuis un quart de siècle. Le G8 a lui-même repris cet objectif à son compte peu après.
Tertio, la porte politique reste actuellement ouverte, en 2015, pour qu’un seuil plus contraignant, fixé à 1,5 °C, soit adopté en cas de « nouveaux éléments probants sur le plan scientifique ».
(2) Partie par million : un centimètre cube de gaz pour un mètre cube d’atmosphère. En moins de trois siècles, les teneurs en dioxyde de carbone ont augmenté de plus de 116 ppm. Elles étaient en 2012 de 393 ppm, une valeur jamais observée au cours des 800.000 dernières années.
Pour aller plus loin, lire :