Certaines sections posent inévitablement des difficultés aux cours généraux qui y sont dispensés, ou du moins, posent question si l’enseignant tente de faire un lien entre son cours et l’option des élèves. La 7e année de l’enseignement professionnel option GTPE, entendez « Gestion d’une toute petite entreprise », est de celles-là. Des élèves, de tous profils confondus, débarquent en 7e GTPE avec pour objectif de monter, à la sortie de l’école, une toute petite entreprise ou, en tout cas, c’est ce qu’on leur dit. Au-delà des questions que pose ce genre de section (ouverte à tous, même aux élèves n’ayant aucune formation permettant l’ouverture d’un commerce) et des perspectives réelles des élèves à être en mesure d’ouvrir un commerce à la sortie de leur scolarité (où trouveront-ils le fonds de commerce ?), l’enseignant doit y dispenser un cours qui fait sens. Or, comment amener les élèves à porter un regard critique sur l’économie, le commerce et le monde de l’entreprise en général alors même qu’ils ont pour objectif de se lancer comme indépendants dans ce monde-là et, donc, de « faire du bizness »?
La leçon qui en donnait…
Cela en étonnera peut-être plus d’un, mais le programme du cours de religion catholique, qui ne prévoit rien de spécifique pour les 7e années, laisse une large place à la critique du système capitaliste qui domine actuellement. Au-delà des thématiques un peu bateau d’aide aux pauvres, il permet, par exemple, d’aborder la question de l’importance des syndicats ou de réfléchir aux mouvements qui tentent de changer le monde. Du coup, soit on construit des cours sans liens réels avec l’option (en travaillant des questions liées à la vie de couple ou à la mort par exemple) ou, alors, on s’y attaque. Le risque étant que le cours soit en quasi totale contradiction avec ceux de l’option. C’est un peu ce que je faisais au début lorsque j’invitais les élèves à travailler à partir de documents qui montraient les dégâts causés par le système capitaliste ou qui proposaient des pistes afin d’offrir une alternative. Le problème, c’est que j’ai rapidement réalisé les limites de cette manière de travailler. Que faire lorsqu’on a découvert les dégâts causés par l’industrie du textile au Bangladesh et que l’on projette d’ouvrir un commerce de vêtements ? Les élèves faisaient-ils même le lien entre ces documents travaillés au cours de religion et leur dossier de projet ? Pas certain… Un peu comme ces cours de citoyenneté qui sont censés apprendre la citoyenneté à des jeunes au parcours d’exclus, mon cours ressemblait plus à un outil de donneur de leçons sans proposer de réelles alternatives.
Partir du projet de l’élève
Il m’a donc fallu imaginer une autre manière de travailler. Une manière qui permettrait de voir, au-delà de la théorie, s’il était possible de lancer une petite entreprise tout en respectant certains principes prédéfinis ou si, au contraire, c’était difficilement réalisable. En partant des lieux de stage et des projets personnels de chaque élève (que nous avons listés au tableau), on a tenté de construire des catégories en fonction des secteurs. Soufian : « Je veux ouvrir un snack, monsieur, on peut dire que c’est le secteur de l’horeca ou de l’alimentation ? » Pour d’autres, l’idée semblait plus complexe : Fatima qui prévoyait d’ouvrir un salon de beauté ne voyait pas trop comment participer au projet. « Dans mon projet, il n’y a pas ces principes-là. Je vois pas de quoi on parle. » Mais très vite, le groupe-classe trouve des exemples : le fait d’utiliser des produits naturels et écologiques ou pas, d’engager des travailleuses venues d’Asie sans papiers et sans contrat ou pas… La liste des secteurs s’agrandit : textile, alimentation, horeca, automobile, construction, bois, bien-être, soins aux personnes, non-food, etc. Le lien établi entre les projets/stages des élèves et un secteur permet de former des petits groupes de travail.
Le client est roi?
Les groupes formés, les élèves reçoivent un dossier comprenant une série de fiches de travail. Sur la fiche principale, ils doivent indiquer le secteur ainsi que le type de commerce qui sera étudié et ce qui y est vendu. Les élèves émettent alors des hypothèses par rapport aux problèmes tant humains (conditions de travail, respect des droits de l’homme, maltraitance…) qu’environnementaux (pollution, type d’agriculture…) qui peuvent apparaitre dans le type de commerce choisi. Je mets une série d’articles, revues et livres qui abordent ces questions ainsi qu’une liste d’ONG ou d’organisations militantes à leur disposition. À partir des articles, ils peuvent déjà tenter de confirmer ou non leurs hypothèses de départ. Ils remplissent alors une deuxième fiche avec des questions à poser à des commerçants du quartier ou, en tout cas, situés à Bruxelles, qui vendent le type de produit sélectionné. Par exemple, un groupe de garçons, dont Abdel qui a une formation de menuisier, prévoit de se rendre chez des fabricants de meubles. L’un d’eux : « On peut leur demander le type de bois qu’ils utilisent pour fabriquer la majorité de leurs salons marocains, non ?« . Et Abdel de compléter : « Ouais, après on peut demander si des clients demandent du bois certifié ou s’ils s’en foutent. Faut voir aussi si ça coûte plus cher. » Ils prennent alors rendez-vous et, pendant les heures de cours, se rendent chez le gérant ou l’artisan pour l’interview. Par ailleurs, ils doivent aussi trouver un commerce ou une entreprise qui vend ou produit la même chose tout en respectant certains critères (par exemple, un boucher qui vend de la viande en direct de la ferme, un salon d’esthétique qui n’utilise que des produits naturels ou, encore, une entreprise belge qui fabrique des baskets, en Asie, en respectant les principes du commerce équitable) afin d’obtenir, là aussi, la réponse à leurs questions. Un rendez-vous est pris pour l’interview. Parfois, l’entretien se fait par un échange de mails sous la forme de questions/réponses.
Quid de l’équitable réel?
Avant-dernière étape, armés de leurs réponses reçues d’acteurs économiques du terrain, ils contactent une ONG ou une association qui milite pour le respect de certains aspects des droits de l’homme ou de l’environnement. Là aussi, une rencontre est organisée. Objectif ? Permettre aux élèves de confronter les éléments de réponse reçus sur le terrain avec l’idéal prôné par les ONG. « Le gérant du magasin de sport a dit qu’il voulait bien vendre des t-shirts fabriqués ici ou dans des pays où les travailleurs ont de bonnes conditions, mais il n’a pas le choix… Les gens veulent de la marque et lui, il ne sait pas demander aux marques de tout changer… On leur demande comment faire alors ? » , me demande Jonathan en préparant un entretien avec Oxfam.
Enfin, les élèves reviennent en classe et rédigent un « rapport final » qui explique à la fois les problèmes que soulève le commerce sur lequel ils ont travaillé en termes de principes, les expériences d’entrepreneurs ou commerçants qui tentent, ou non, de trouver un juste milieu et, enfin, les réponses que donne ou ne donne pas l’ONG rencontrée sur cette question. En groupe-classe, on construira un tableau de synthèse reprenant les différents points, secteur par secteur, afin de tenter de voir ce qui se fait, ce qui est possible et, enfin, ce qui reste de l’ordre de l’idéal à atteindre.
D’idéal, ce récit de pratiques n’en a peut-être que le nom. Pour qu’il puisse prendre tout son sens, il faudrait l’inclure dans un travail plus large avec les autres cours et, en particulier, ceux de l’option. Un agrandissement du ménage qui n’est malheureusement pas à l’ordre du jour…
David D’Hondt
Article publié dans Traces de Changements n°220, mars/avril 2015 (Revue de la CGé)