Comme le montre la recherche, les changements climatiques non seulement entraînent la dégradation de l’environnement, la raréfaction des ressources naturelles, l’augmentation des atteintes à la santé et la diminution de la qualité de vie, mais risquent aussi d’exacerber les inégalités et de provoquer des conflits armés, en raison du manque de ressources naturelles et des déplacements massifs de populations. Pour réduire l’amplitude de ces phénomènes (il est trop tard pour empêcher qu’ils se produisent), les politiques énergétiques nationales et les accords commerciaux doivent être radicalement transformés. Ces mesures requièrent des changements majeurs au sein du paradigme socioculturel dominant ainsi qu’une modification des visions, des valeurs, des conduites, des comportements et des actions des citoyens et des décideurs. L’éducation aux changements climatiques a un rôle essentiel en la matière ; elle comprend toutes les initiatives formelles, non formelles et informelles nécessaires à la construction d’un mouvement social translocal et massif permettant la transition vers des économies basées sur les énergies renouvelables et des démocraties participatives. M’inspirant des références citées dans cet article, je propose une typologie des défis et des obstacles à l’éducation aux changements climatiques.
Défis cognitifs
Les changements climatiques constituent un phénomène global, dont les manifestations locales sont très diversifiées et imprévisibles. Les effets actuels sont souvent imperceptibles aux personnes en raison de leur éloignement et de leur caractère invisible à l’œil nu (cependant, c’est de moins en moins le cas avec l’apparition des « aberrations » climatiques comme les inondations et les cyclones, dont on peut observer clairement les impacts négatifs sur les populations humaines et sur l’environnement). De plus, les savoirs nécessaires à la compréhension des changements climatiques et de leurs conséquences biophysiques et sociales évoluent rapidement et couvrent plusieurs champs (Pruneau, Khattabi and Demers, 2010).
Un autre obstacle cognitif a trait à la complexité de la prédiction des effets – non-linéaires et souvent hétérogènes – des changements climatiques dans le futur. En outre, le cerveau humain pouvant traiter simultanément seulement une quantité réduite d’informations, les non-spécialistes des changements climatiques peuvent avoir des difficultés à construire une image mentale de toutes les connexions causales, combinées et interdépendantes au sein des changements climatiques (Seidel, 1998).
Par conséquent, de nombreuses personnes non seulement ne saisissent pas concrètement les connexions entre certaines pratiques individuelles ou collectives et les émissions de gaz à effet de serre, mais tendent aussi à se méfier des sources d’information sur les changements climatiques (parfois à juste titre). Ces défis cognitifs entraînent à leur tour d’autres obstacles, comme le sentiment d’impuissance et le déni.
Défis psychologiques et sociaux
Les défis à la compréhension des changements climatiques peuvent aussi être d’ordre psychologique et social. À cause de la raréfaction des écosystèmes naturels et de facteurs socioéconomiques, de nombreuses personnes n’ont pas un lien fort avec la nature : leur contact avec la nature sauvage est peu fréquent et elles tendent à ne plus avoir conscience de l’espace, du temps et des rythmes naturels.
De plus, l’hypercapitalisme, le tempo rapide de la vie résultant de la globalisation et les technologies modernes de communication ont déraciné nombre d’entre nous, nous rendant moins attentifs aussi bien à l’environnement qu’aux autres. Par conséquent, il est souvent difficile pour les personnes de percevoir les changements environnementaux ou climatiques.
Par ailleurs, même lorsque les personnes sont conscientes des conséquences potentielles et réelles des changements climatiques, certaines d’entre elles tendent à devenir très anxieuses ou à se replier dans le déni. Pour d’autres, il est plus facile de simplement ignorer les changements climatiques; dans ce cas, le déni est facilité par l’imperceptibilité de certaines manifestations du dérèglement climatique. Inversement, parmi les individus informés, certains se sentent impuissants, ne passent pas à l’action et font porter le blâme aux autres (gouvernements, entreprises, autres pays), occultant toute responsabilité personnelle.
Dans son livre Living in denial: Climate change, emotions, and everyday life, Norgaard (2011) met en lumière le fait selon lequel les personnes qui sont en déni à l’égard des changements climatiques veulent éviter les pensées et les émotions dérangeantes. Dans ce cas de déni, les personnes se préoccupent de l’environnement et du bien commun, sont informées à propos des changements climatiques, mais déconnectent ce phénomène de leurs vies quotidiennes afin de pouvoir conserver leurs conceptions de leurs identités personnelles et collectives et préserver leur sens du pouvoir-agir (empowerment).
Les initiatives en matière d’éducation aux changements climatiques font face à un autre facteur contraignant psychologique et social : les shifting baselines ou modification rapide de leur perception du monde (on pourrait traduire cette expression par l’expression « lignes de référence décalées ») :
« C’est ainsi que les psychologues de l’environnement nomment le phénomène fascinant qui consiste en ce que les hommes considèrent toujours comme « naturel » l’état de leur environnement qui coïncide avec la durée de leur vie et de leur expérience. Les changements de leur environnement social et physique ne sont pas perçus dans l’absolu, mais toujours seulement de façon relative à leur propre point d’observation » (Welzer, 2012, p. 225).
Puisque les générations actuelles ont une idée très vague de l’état de l’environnement naturel, leur perception de l’histoire non seulement passée mais aussi récente – aussi peu éloignée qu’il y a une génération – risque d’échouer à identifier des changements émergents, tels que le déclin de la biodiversité. Cela étant dit, les lignes de référence décalées ne concernent pas seulement le domaine environnemental, mais également et surtout les processus sociaux. La question des changements climatiques, elle, couvre à la fois des domaines environnementaux et sociaux.
En affectant la perception et l’évaluation des risques, des pertes et des changements, les lignes de référence décalées à l’égard des changements climatiques rendent difficile l’éducation en la matière. À titre d’exemple, si les personnes ne visualisent pas les bouleversements climatiques, leurs manifestations et leurs conséquences comme des changements, des pertes ou des dangers majeurs, il sera très ardu de les mobiliser et de transformer leurs visions et leurs actions.
En outre, à cause des lignes de référence décalées, les impacts des changements climatiques peuvent provoquer un changement de valeurs radical qui n’est pas perçu en tant que tel, pouvant mener à des explosions de violence, par exemple contre les réfugiés climatiques (Welzer, 2012).
Les conséquences des changements climatiques dépendront d’une multitude de facteurs, parmi lesquels les enjeux de pouvoir et les normes sociales jouent un rôle important. La vulnérabilité, la capacité d’action, d’adaptation et de survie ainsi que la résilience sont tributaires du genre, du statut socioéconomique, de l’ethnicité et de l’âge au sein d’une même société et, bien évidemment, du contexte géographique, socioéconomique, politique, sécuritaire, etc. Ces derniers ont aussi un effet sur la perception des changements climatiques et sur l’empreinte carbone. Il importe donc de les prendre en compte dans les stratégies de mitigation et d’adaptation et de ne pas considérer que toutes les personnes, toutes les communautés et tous les pays sont égaux devant les conséquences des changements climatiques, pour ne pas augmenter davantage des inégalités socio-économiques criantes, déjà exacerbées par les bouleversements climatiques.
À titre d’exemple, au sein d’une même société, les femmes et les hommes n’ont pas la même perception des changements climatiques et n’entreprennent pas le même type d’actions de lutte contre ce phénomène. Au Québec, les femmes privilégieraient les changements de modes de vie et les initiatives locales communautaires, alors que les hommes favoriseraient les solutions technologiques et techniques. Les hommes font plus de vélo que les femmes, et celles-ci prennent davantage les transports en commun. Il a aussi été montré qu’en Europe, les femmes ont recours au déplacement en voiture pour des raisons de sécurité. Autre exemple, une étude menée au Québec par la chercheuse Annie Rochette et ses collègues a mis en lumière la vulnérabilité des femmes, dont la santé se ressentira davantage du bouleversement climatique (mortalité et séquelles physiques et psychologiques plus élevées), principalement en raison des stéréotypes de genre portant sur les responsabilités des femmes et des hommes au sein de la famille et de la société.
Il est impératif que l’éducation aux changements climatiques prenne en compte ces différences au sein de la perception, des possibilités d’action et des conséquences en matière de changements climatiques et intègre une dimension de conscientisation à leur égard.
Défis comportementaux
La transformation des visions et des valeurs ne suffit pas à la mitigation des changements climatiques. En effet, les personnes doivent modifier leurs modes de vie.
Cependant, la recherche a montré que la prise de conscience en matière de problématiques environnementales ne mène pas nécessairement au passage à l’action. Dans le cas des changements climatiques, de nombreux individus considèrent que la transformation de leurs modes de vie entraînerait une baisse de leur qualité de vie. En outre, les normes sociales basées sur des modes de vie carbonés entravent le changement des habitudes. Dans nos sociétés capitalistes, menées par l’économie de marché et axées sur la mise en scène de soi, la propriété et la consommation sont les moyens par lesquels les statuts socioéconomiques sont exprimés. Ce paradigme socioculturel dominant empêche souvent le passage à l’action.
Défis conjoncturels
Pruneau, Khattabi & Demers (2010) identifient également des défis conjoncturels à l’éducation aux changements climatiques, c’est-à-dire politiques, sociaux ou économiques. Des exemples de tels défis sont : le manque de ressources qui rendent difficile, voire impossible, de réaliser des activités éducatives ; une collaboration insuffisante au sein des communautés ou entre elles qui entravent les efforts ; l’absence d’appui gouvernemental à la lutte contre les changements climatiques, qui mènent au manque de soutien et de financements, etc.
Certains pays affrontent des barrières politiques et sociales à l’éducation aux changements climatiques, telles que la guerre et, ou la pauvreté extrême. En effet, même si les ressources éducatives étaient présentes dans de tels contextes, le dérèglement climatique est la moindre des priorités pour les personnes qui luttent pour survivre à court-terme.
Défis idéologiques et moraux
Réaliser des activités d’éducation aux changements climatiques est extrêmement épineux dans nos sociétés contemporaines caractérisées par un paradigme socioculturel industriel et obsédées par la productivité, la vitesse, le développement personnel, la performance, etc. Cette vision du monde rationnalise la montée des injustices sociales et environnementales et rend légitime le manque d’empathie à l’égard des parties défavorisées de la société et de l’humanité, autrement dit les personnes qui souffriront le plus des conséquences des changements climatiques, alors que la mitigation et l’adaptation en la matière nécessite de la solidarité et l’avènement de la justice environnementale entre les personnes, les communautés et les sociétés.
Où commencer l’éducation aux changements climatiques?
Les défis ci-dessus à l’esprit, il s’agit de reconnaître la centralité et la transversalité des changements climatiques en tant que question contemporaine sociale et éducative la plus préoccupante de notre ère.
Il s’agit d’établir des liens entre les différentes problématiques et les diverses injustices socio-écologiques, pour œuvrer à la création d’un mouvement citoyen translocal et global, réunissant toutes les personnes en quête de justice, les syndicats, les agriculteurs locaux, les anti-extractivistes, tous les militants des droits humains, quel que soit leur combat… Où commencer ce vaste programme? Ici et maintenant, dans notre milieu local, en développant des projets à notre mesure, apprenant en faisant, jardinant, cuisinant, discutant, protestant, organisant, grands et petits ensemble, pour enrayer la peur et le déni, connectant nos actions quotidiennes à cette épée de Damoclès, les changements climatiques, qui devraient être au cœur de tout programme scolaire et communautaire, dès le plus jeune âge.
Traduction révisée de l’article de Nayla Naoufal, du Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté, de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), publié en novembre 2015 par Earth and Peace Education International
Ce texte est basé sur un extrait révisé et traduit de l’article “Peace and environmental education for climate change: Challenges and practices in Lebanon”, de Nayla Naoufal, publié par le Journal of Peace Education en 2014.
Photo : Négociations climatiques à l’école organisées par le WWF.
- Pruneau, D. Abdellatif K. and Demers, M. 2010. Challenges and possibilities in climate change education. US-China Education Review 7, no 9, 15-24.
- Norgaard, K. M. 2011. Living in denial: Climate change, emotions, and everyday life. United States : MIT Press.
- Seidel, P. 1998. Invisible walls : Why we ignore the damage we inflict on the planet… and ourselves. Amherst, NY : P rometheus Books.
- Welzer, H. 2012. Les guerres du climat Pourquoi on tue au XXIème siècle. Paris : Gallimard nrf essais.