En cette fin d’été, les plants de légumes ont donné leurs plus beaux fruits. Pour préparer la saison prochaine, jardiniers amateurs et maraîchers aguerris laissent monter en graines leurs plants les plus vigoureux. Cette pratique, vieille comme le monde, permet de récolter les semences les mieux adaptées au sol sur lesquelles les plantes-mères ont poussé. Les graines ainsi récoltées ont dès lors toutes les chances d’offrir à nouveau le meilleur de la nature l’année suivante. Une pratique logique, ingénieuse, tellement naturelle… et pourtant terriblement menacée. Aujourd’hui, des centaines de procès ont en effet été intentés par de grandes industries semencières, un peu partout dans le monde, pour usurpation des droits de propriété sur le vivant… Une aberration parmi d’autres et qui n’en est pourtant qu’à ses débuts…
Du nord au sud, semer devient un acte de résistance
En Inde, des milliers de paysans se battent quotidiennement pour le droit à l’utilisation des graines indigènes. Mais le combat est long et difficile. Selon Vandana Shiva, les entreprises semencières tuent la diversité locale en remplaçant les semences indigènes par leurs semences brevetées. Parfois, ce remplacement est mis en œuvre en partenariat avec le gouvernement, qui organise des campagnes du style « laissez tomber vos vieilles graines », sur le ton de « changez vos chaussettes sales ». Dans certains des cas, les entreprises vont jusqu’à racheter ces « vieilles » semences aux paysans, pour s’assurer le monopole en retirant ces espèces de la circulation (4).
En France, l’association Kokopelli rassemble celles et ceux qui souhaitent préserver le droit de semer librement des semences potagères et céréalières, de variétés anciennes ou modernes, libres de droits et reproductibles. Grâce à un réseau de producteurs et avec une participation active de ses adhérents, l’association possède une collection de plus de 2 200 variétés (plus de 600 variétés de tomates, 200 variétés de piments, 150 variétés de courges…). Malgré les directives européennes, les avis de la FAO, de scientifiques ou d’agronomes affirmant l’urgence de sauvegarder la biodiversité végétale alimentaire, ce travail de conservation et de diffusion d’espèces a cependant été attaqué et condamné pour vente de semences illégales et concurrence déloyale. En 2012, les conclusions de l’avocat général de la Cour de Justice de l’Union Européenne ont néanmoins donné entièrement raison à l’association.
Les biotechnologies et les premiers brevets sur le vivant
Apparue à l’époque de l’industrialisation de masse, c’est-à-dire au 19e siècle, la notion de brevet visait avant tout à protéger les inventeurs et leurs inventions des contrefaçons. Le brevet apposé sur une invention permet en effet à son concepteur d’en avoir la jouissance unique. Aucun concurrent ne peut l’imiter, sauf s’il en achète les droits. Le brevet constituerait donc une forme de rémunération de l’inventeur et serait favorable à l’économie parce qu’elle pousserait à l’innovation.
Jusqu’au début des années 1980, ces lois ne concernent que le monde que l’on dit « inanimé ». De manière implicite, le vivant, considéré comme une chose commune, qui appartient à tous, n’entrait pas dans cette logique de privatisation. On considérait alors que la gratuité du vivant et sa capacité infinie de reproduction empêchaient d’en concevoir l’appropriation.(1) Mais un siècle plus tard, les choses ont fortement changé. Le développement des biotechnologies va entrainer une décomposition du vivant en ses plus petites parties (les gènes, les cellules, les molécules…). Le vivant ne devient plus dès lors qu’un agencement à chaque fois neuf et particulier de ces pièces détachées, ce qui ouvre la porte aux premiers droits de propriété intellectuelle appliqués au vivant.
En 1981, le brevetage des micro-organismes est autorisé en Europe et va s’étendre très rapidement à de nombreux autres pays du monde. Tout organisme découvert par l’être humain devient potentiellement brevetable. On accorde des brevets pour la création de plantes génétiquement modifiées, pour la mise au point de semences résistantes à certains types de maladie, pour le séquençage du génome humain…
Des conséquences désastreuses
Au bénéfice total des entreprises qui augmentent considérablement leurs profits, l’octroi de brevets est en réalité complètement défavorable à l’ensemble de la population, de manière directe ou indirecte.
Le domaine le plus touché aujourd’hui est sans conteste celui de l’agriculture. A ce jour, toute une série de semences ont été brevetées. Elles ne font donc plus l’objet d’un patrimoine commun à l’humanité mais appartiennent dès lors à des propriétaires privés, pour la plupart de grosses multinationales. Monsanto est à la pointe de ce genre de pratiques. La firme a, par exemple, mis au point des semences stériles, obligeant ainsi les agriculteurs à racheter de nouvelles graines chaque année. Elle contraint également les paysans auxquels elle vend des semences à signer un engagement leur interdisant de reproduire eux-mêmes ces semences de saison en saison, ou à défaut de lui verser des indemnités sous forme de royalties. En outre, Monsanto a intenté des centaines de procès pour vol à des agriculteurs dont les champs avaient été naturellement colonisés par les semences de la firme grâce à la pollinisation. En définitive, l’activité antérieure de sélection, approvisionnement, croisement et conservation des semences, le savoir accumulé pendant des millénaires, sont considérés comme un donné de la Nature, sans valeur et sans droit. Les paysans peuvent être alors assimilés à des pirates qui exercent un monopole illégitime sur la Nature.(2)
Ce qui est vrai depuis quelques décennies déjà pour le monde végétal risque de le devenir également pour le monde animal. La firme Monsanto – encore elle – a récemment déposé aux Etats-Unis une demande de brevet sur une séquence génétique de porc. Cette séquence est pourtant présente chez 75% des porcs, selon les associations d’agriculteurs locales. Le brevetage de ladite séquence pourrait entrainer, à terme, la condamnation d’agriculteurs pour des reproductions non déclarées qui seraient considérés comme illégales.(3)
Les pratiques agricoles sont en danger, mais la biodiversité aussi souffre de ces privatisations. Avec le temps qui passe, le nombre de variétés cultivées diminue de manière importante. Pourtant souvent plus adaptées à certains types de climats ou de sols, de nombreuses variétés ont été abandonnées au profit de variétés hybrides et standards commercialisées par l’industrie agroalimentaire.
Mais ces privatisations soulèvent encore d’autres types de questions. L’indépendance de l’Office européen des brevets est par exemple contestée. Théoriquement autonome du point de vue financier, elle est néanmoins grandement financée par les taxes perçues sur les brevets enregistrés… les gros clients sont donc toujours les bienvenus. Par ailleurs, ce système est extrêmement défavorable à la recherche publique et aux petites entreprises. Les multinationales investissent de 100 à 1000 fois plus dans le secteur des biotechnologies et possèdent donc plus d’une longueur d’avance dans la course au brevetage du vivant.
Privatiser le génome humain ?
Entre 1990 et 2003, le projet « génome humain » a entrepris avec succès de séquencer l’entièreté de l’ADN humain. Puisqu’il avait été initialement conçu pour une diffusion publique et immédiate des résultats de la recherche(5), les chercheurs actifs sur le projet mettaient directement en ligne les résultats de leurs observations, qui constituaient alors un matériau de base pour programmer des recherches sur les maladies.
Le projet a néanmoins subi les assauts des industries privées, principalement issues du domaine pharmaceutique. Même si la grande majorité de la communauté scientifique estime que le brevetage de séquences du génome humain bloquerait toute activité de recherche, certaines firmes privées sont malgré tout parvenues à leurs fins.
Cela a notamment été le cas d’un gène responsable du cancer du sein breveté par l’entreprise américaine Myriad Genetics qui détient un monopole sur ce gène aux USA, au Canada et au Japon. Cela signifie concrètement que tous les tests effectués par des instituts de recherche sur ce gène précis doivent obligatoirement passer par les coûteux laboratoires de Myriad Genetics. Une manière de freiner les concurrents dans un domaine qui pourrait s’avérer très rentable…
La privatisation à l’assaut des ressources naturelles
Pour les actionnaires des industries qui travaillent au départ de ce que nous offre la terre, la nature est trop généreuse. Au-delà de la problématique agricole, c’est actuellement l’ensemble des ressources naturelles qui sont menacées par les privatisations. On peut penser au pétrole ou aux minerais en tous genres. Mais c’est encore plus choquant lorsqu’il s’agit d’un bien de première nécessité, d’une ressource vitale pour chacun d’entre nous : l’eau par exemple.
Depuis la fin des années 1980, de nombreuses associations et ONG se battent pour garantir l’accès de tous à l’eau potable. Pour Riccardo Petrella, politologue et économiste à la pointe de cette lutte, l’eau doit être considérée comme un bien commun et gérée comme tel par les communautés locales et les Etats. Malheureusement, la tendance au niveau mondial est plutôt à la privatisation, ou à la mise sur pied des partenariats entre public et privés. Cette appropriation de l’or bleu par des privés qui souhaitent dès lors en faire un produit de vente rentable risque de priver des populations entières, bien souvent les plus pauvres, d’un accès facile, libre et gratuit à l’eau potable.
C’est d’ailleurs déjà le cas dans certaines régions du monde où l’eau est détournée et accaparée pour irriguer des zones d’agriculture intensive (on pense au Kenya, pays dans lequel se sont implantées des firmes agro-alimentaires productrices de haricots et de courgettes à destination de l’Europe et qui accaparent les réserves d’eau du pays) ou pour satisfaire des touristes de passage (en Inde où les hôtels de luxe épuisent des réserves d’eau déjà bien maigres dans certaines régions).
Revenir à la notion de bien commun
Ces privatisations en chaine ont été possibles grâce à des changements législatifs mais sont aussi, et avant tout, le résultat d’une attaque idéologique en règle sur la notion de bien commun qui englobe toute une série de ressources vitales mais pourtant limitées. Les biens communs nécessitent donc une gestion saine et efficace par l’ensemble de la collectivité et non par des propriétaires privés. En 1968, Garrett Hardin publie La Tragédie des communs, article dans lequel il affirme que le libre accès aux biens communs conduit inéluctablement au gaspillage de ceux-ci, d’autant plus à une époque où la population mondiale ne cesse de s’accroître.
C’est en grande partie sur cette base idéologique que les politiques de privatisation ont ensuite vu le jour. Pourtant l’idée de bien commun est loin d’être enterrée, et est même considérée par beaucoup comme un modèle d’avenir à défendre. Puisque les privatisations se révèlent souvent catastrophiques en termes d’accès pour les populations les plus fragiles, il s’agit de réfléchir à la manière la plus adéquate de gérer aujourd’hui ces communs. C’est à cette tâche que s’attèle notamment Elinor Ostrom, récompensée en 2009 par le prix Nobel d’économie pour ses travaux sur la gouvernance des biens communs. Elle propose huit principes fondamentaux d’une bonne gouvernance, principes qu’elle tire de l’observation d’expériences réussies de par le monde : gestion des pâturages en Afrique, irrigation des villages au Népal, gestion des zones de pêche aux Philippines…
Si ces principes fonctionnent particulièrement bien à petite échelle, les travaux sur des échelles plus importantes doivent se poursuivre et laissent présager des horizons plus positifs qu’un univers dont les parts sont réparties entre les plus riches, les plus puissants et les plus avides… au détriment de tous les autres.
Muriel Vanderborght
Article paru dans Contrastes N°169 (juillet-août 2015), revue des Equipes Populaires.
(1) AZAM G., « Les droits de propriété sur le vivant », Développement durable et territoires, dossier 10/2008, consulté en ligne le 21/05/2015, http://developpementdurable.revues.org, p.2.
(2) Idem, p.7.
(3) Idem, p.7.
(4) Interview consultée sur le site www.combat-monsanto.org le 10 juin 2012.
(5) Piétu G.et Méadel C., « Le projet « Génome humain » et l’Open Source. », Hermès, La Revue 2/2010 (n° 57), p. 151-152, www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2010-2-page-151.htm.