« Le prix du pain » : montrer les vies derrière les chiffresReportages

1 février 2016

Pour montrer la pauvreté, on peut sortir une demi-heure lors des premiers grands froids et filmer quelques sans-abri assis sur le trottoir ou au resto du cœur. C’est ce qui se fait le plus couramment dans les médias, souvent pressés et tenus par les chiffres d’audience. On peut aussi, comme l’a fait Yves Dorme avec « Le prix du pain », prendre deux ou trois ans pour tracer des portraits, tout en nuances, en justesse, en respect.

Le mot pauvreté devrait être utilisé au pluriel, tant il recouvre de réalités différentes: les personnes qui la vivent sont jeunes, plus âgées ou retraitées, travailleuses ou sans emploi, seules ou en famille… Pour la plupart d’entre nous, la pauvreté se résume en fait à des statistiques : « Quand on dit qu’il y a 17% de pauvres en Belgique, c’est comme s’il n’y avait personne derrière ces chiffres, remarque le réalisateur. Donc j’ai voulu donner un visage aux gens qui sont dans la précarité. »

Et ce visage, d’emblée, ne sera pas urbain. En milieu rural, la pauvreté est moins visible, elle est renforcée par les distances à parcourir, par le peu d’emplois disponibles, par l’isolement, souvent. « Au spectateur, on montre toujours la précarité bruxelloise, les gens dans les rues, les SDF. Je trouve qu’il faut montrer cette réalité, mais en ne montrant que ces images-là, on oublie la grande majorité des gens qui vivent dans la précarité. Je trouvais important de montrer que cette pauvreté ne se passe pas qu’en ville. Je voulais montrer différentes facettes de la pauvreté. »

Ainsi est né le projet de réaliser un reportage qui montre comment vivent au quotidien ceux et celles qui, dans les statistiques, sont sous le seuil de pauvreté .Pour trouver les protagonistes de son film, Yves Dorme s’est adressé au Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP). « Je n’allais pas mettre une annonce ‘cherche pauvres pour figurer dans un film’ ! Surtout, ça me permettait d’aller vers des gens qui sont dans une démarche d’analyse sur eux-mêmes, de réflexion. Parce que si c’est juste pour dire que la précarité, c’est difficile et qu’on ne souhaite ça à personne, ça ne me motivait pas à faire un film. »

Le RWLP reçoit régulièrement des demandes de la part de journalistes et tient à être l’intermédiaire avec les personnes qui vont être interviewées ou filmées. « Ce travail en amont est très important, confirme Pierre Doyen, du Réseau wallon. Car après, on n’a plus aucune prise sur le travail qui va être fait. Nous sommes très attentifs à préparer les gens aux interventions. » D’ailleurs, pour Guy, l’un des protagonistes du film(2), « le Réseau, c’est une protection. Je ne fais rien sans l’accord du Réseau ».

Mickaël
Il vit en caravane avec sa copine Florence, après avoir fui une famille violente. La gare la plus proche est à 8km, son moyen de transport est un vieux scooter qu’il maintient tant bien que mal en état de marche. Peu qualifié, il cherche du travail.

En s’adressant au RWLP, Yves Dorme savait qu’il trouverait les personnes qu’il avait envie de filmer, à savoir « des personnes qui avaient envie de partager ce qu’elles vivaient, pour montrer aux autres ce que c’est réellement que vivre dans la précarité, parce que je pense que quand on ne vit pas la précarité, on a des images en tête, on s’imagine des choses, mais on ne se rend pas bien compte de ce que c’est, de ce que ça implique dans le quotidien. » Seuls Mickaël et Florence, le couple qui apparaît en premier lieu dans le film, ne sont pas membres du RWLP. Yves Dorme les a rencontrés à la gare et a fait leur connaissance.

Accepter l’aventure

Nous avons rencontré les trois autres protagonistes pour recueillir leurs impressions. Pourquoi Geneviève, Guy et Laetitia ont-ils accepté de se lancer dans cette aventure un peu particulière ? Guy avait déjà rencontré Yves Dorme, cinq ans auparavant. « C’est un homme honnête. Avec lui, pas besoin de tricher. J’étais déjà témoin du vécu au sein du Réseau wallon, donc je suis habitué à témoigner. Moi seul peut parler de ma pauvreté, et un peu de la pauvreté. »

Laetitia
Elle vit en couple et elle a un enfant. La pauvreté, elle est
« tombée dedans quand elle était petite », puisqu’elle faisait la manche avec son père dans les rues de Charleroi. Elle travaille quand elle peut, comme intérimaire.

Laeticia a hésité un peu, surtout par rapport à son compagnon, qui a un vécu différent du sien et n’a pas envie d’être catalogué « pauvre ». Mais celui-ci a finalement a accepté, en précisant dans le reportage qu’il a du travail, qu’il ne se sent pas pauvre, même si, statistiquement, il l’est. « Il l’a fait pour moi, pour que je puisse dire ce que j’avais à dire. Faire le point sur mon histoire et en parler, ça peut aider. J’ai accepté aussi pour vivre l’aventure, je pensais que ce serait intéressant, que cela me permettrait de travailler sur moi-même, de parler de ma vie, et puis de faire passer le message qu’on a beau vivre des choses difficiles, on se relève, on est des battants. L’image des précaires n’est pas du tout celle-là, on ne montre que les sans-abri, alors qu’il y a plein de gens qui sont dans la pauvreté, et on n’en parle jamais. » Embarquer ses proches dans une telle démarche n’est en effet pas évident. Peut-être encore plus quand il s’agit des enfants. « Les enfants n’étaient pas tous d’accord au départ, se souvient Geneviève. Les choses se sont mises en place peu à peu, de façon naturelle. »

Prendre son temps

Depuis l’idée de base jusqu’à la réalisation finale, près de trois ans sont passés. Yves Dorme a pris son temps, à mille lieues des reportages-éclair que l’on voit généralement à la télévision. Le temps de trouver des financements, mais aussi de suivre « ses » personnages durant assez longtemps. « J’ai filmé durant plusieurs mois, pour montrer le parcours des gens, qu’on sente le temps qui passe, parce que quand on est dans la précarité, c’est tous les mois qu’on y est, parfois pendant des années. »
Le temps aussi de l’apprivoisement, pour que la caméra ne soit plus une intruse: parler, établir une relation de confiance et même d’amitié. « Finalement, on ne savait plus toujours bien quand la caméra tournait ou non », s’amuse Geneviève. Pour cela, difficile de s’entourer d’une équipe technique. Yves Dorme a opéré le plus souvent seul, ce qui lui donnait toute liberté quant aux moments de tournage et à leur durée. Le contact est plus facile aussi quand il n’y a pas d’équipe autour.(4)

C’est l’intention qui compte

Il reste que montrer des personnes dans leur vie quotidienne, leur maison, leur cuisine, ce n’est pas anodin. A fortiori quand ces personnes vivent une situation peu enviable, que l’on a en général plus envie de cacher que de montrer à tout le monde. « Avec un sujet pareil, on pourrait facilement tomber dans le voyeurisme, reconnaît le réalisateur. Je pense que le voyeurisme est un état d’esprit, et ce n’était pas le mien. Tout dépend de l’intention qu’on met dans la relation, qu’on soit réalisateur ou non, d’ailleurs ».

Guy
Dans une autre vie (non, en fait, dans la même, et ça fait réfléchir), Guy était riche, il possédait plusieurs magasins à Liège. Et puis quelque chose a dérapé et Guy a fini par se retrouver dans la rue. Aujourd’hui il a un toit et s’adonne à sa passion : la peinture. Son langage soutenu contraste avec son visage marqué par ses années de galère.

Et l’intention d’Yves Dorme, c’était de prendre le contrepied de la démarche habituelle quand les médias parlent de la pauvreté : on montre « des gens qui n’arrivent plus à payer leur emprunt, leur loyer, etc. et on pose toute la dramatique des films sur ‘est-ce qu’il va tomber ou pas ?’ Je me suis dit que ce serait intéressant de prendre des gens qui sont tombés, et de se demander ce qu’il en est pour eux, comment il remontent, et ce que c’est que vivre pauvre au quotidien. » Du côté des protagonistes, la démarche est bien perçue, et n’a rien à voir avec ce qu’ils ont déjà vécu en d’autres circonstances : « Ce qui change, c’est le but, constate Laetitia. Le journaliste, souvent, vient avec son idée préconçue ». Geneviève en sait quelque chose : elle s’est un jour retrouvée face à un journaliste qui voulait absolument qu’elle « colle » à l’idée qu’il se faisait d’elle : une femme pauvre est forcément malheureuse. « Il voulait que j’accentue, que je dise que je suis malheureuse, mais je n’ai pas joué le jeu ».

La vie en vrai

L’un des mérites de ce film est de montrer les protagonistes tels qu’ils sont : des gens qui se battent mais qui « craquent » aussi parfois, des champions de la débrouille et de la gestion, des gens qui, comme tout le monde, ont des coups de blues et des fous-rires, tâchent de tout garder sous contrôle mais ont parfois envie d’une « petite folie » pour se faire plaisir, et avancent comme ils le peuvent dans une vie pas facile. « Etonnamment, les gens sont contents de voir le film, constate Yves Dorme. Parce qu’on montre des choses qu’on cache d’habitude, mais j’ai essayé de les montrer dans la sincérité et pas trop dans le sensationnalisme. Ca permet d’être proche des gens, et c’est cela qui touche. »

Geneviève
Mère de cinq enfants, Geneviève décide un jour de quitter séance tenante un conjoint violent, pour sauver sa peau et celle de ses enfants. Championne de la gestion de – petit – budget, Geneviève se partage aujourd’hui entre sa famille, des intérims et des témoignages via le Réseau wallon de lutte contre la paureté.

En réalisant son film, Yves Dorme tenait à montrer une image juste des personnes en situation de pauvreté, loin des clichés qui ont la vie dure : « Les gens ont l’impression qu’une fois qu’on est dans la pauvreté, on est pris en charge, que ce soit par le système social, les associations, les restos du cœur, etc. et ça donne une impression que c’est cool, qu’on est comme des enfants, la société s’occupe de vous, vous avez de l’argent tous les mois, on vous aide pour les hôpitaux, vous pouvez aller manger gratuitement. Il y a une image d’Épinal : ils n’ont rien à faire, ils ne doivent pas travailler, ils reçoivent tout, et en plus ils peuvent boire toute la journée. »

Première vision

Une fois le film fini, le réalisateur aurait aimé le montrer à ses « héros » en primeure. Il n’en a pas eu le temps : le film a été programmé dans le cadre de la journée « Why Poverty » à la RTBF. Le sort en était jeté ! Lorsqu’il l’a vu pour la première fois, Guy a craint quelques instants de ne pas avoir joué dans le bon film : le jeune couple, dans la caravane, feuilletant avec une pointe d’envie des dépliants publicitaires, ne correspond pas à sa vision des choses. Il dit en effet volontiers que « pour vivre sans rien, il faut arriver à ne rien désirer » et qu’ « entrer dans un désir, c’est entrer dans le système ». Passées les première minutes, il a été tout à fait rassuré par la façon dont Yves Dorme avait traité son sujet. Quant à Geneviève, elle considère que la justesse du portrait résulte de la démarche du réalisateur et du temps qu’il a consacré à la préparation et au tournage. Un tournage qui n’a pas été anodin pour elle : « Avoir parlé avec lui de plein de choses, c’est comme une thérapie, il a été mon réalisateur, au sens humain du terme. Il m’a aidée à me forger une image positive de moi. En voyant le film, je me dis que c’est exactement moi, il ne pouvait pas faire plus juste. »

Même genre d’écho chez Laetitia : « on n’a pas souvent l’occasion de pouvoir parler de son vécu, de mettre les choses sur la table, cela fait du bien ». Elle ne s’attendait cependant pas à voir les images tournées à Charleroi, avec son père en bien mauvais état… Et puis les réactions ne se sont pas fait attendre : Geneviève a reçu des SMS et des coups de fil sur le mode « on ne savait pas que c’était à ce point-là ! » ; sa fille s’est entendu dire à l’école « Tu resteras quand même ma copine » ; Guy, qui en rentrant d’une projection, a trouvé un sac de vivres accroché à la poignée de sa porte… Et est-ce une simple coïncidence si la fille de Geneviève, dans le cadre de ses études supérieures d’éducatrice, réalise un petit film dont le thème « ce que ça fait de ne plus être riche »… avec la participation de Guy ?

Quant à Laetitia, elle a été reconnue par une dame lorsqu’elle travaillait dans un fast food, comme intérimaire. « Courage, continue à te battre ! », lui a dit cette dame. Depuis, le film poursuit son petit bonhomme de chemin, souvent accompagné de l’un ou l’autre des protagonistes pour un débat, un échange avec le public. Des échanges souvent riches et utiles : « Parfois, on aide les gens à prendre conscience de leur situation, dit Geneviève. Je me souviens d’une personne qui s’est rendu compte qu’elle vivait en fait dans la précarité, sans le savoir, parce que ‘puisqu’on le vit, c’est que c’est normal’ ».

De l’avis général, ces rencontres avec le public renforcent chez les protagonistes la confiance en soi, la conviction d’avoir des choses à dire, de pouvoir aider d’autres personnes. Ce film est devenu un outil de lutte contre la pauvreté.

Un outil de changement

Si l’on fait le bilan de cette « mise à l’image » de personnes vivant la pauvreté, on peut dégager quelques conditions pour que l’aventure soit fructueuse : il faut avant tout prendre son temps. Une séquence de quelques minutes comme on en voit dans les journaux télévisés fait souvent plus de mal de que bien, car elle empêche la prise de distance, l’explication, l’analyse. Le fait de filmer durant plusieurs mois met bien en évidence la difficulté de vivre la pauvreté « sur la longueur », et pas juste quelques semaines comme le fit une élue qui prétendit « expérimenter la pauvreté » en vivant un mois avec 800 euros.

Il faut ensuite traiter les personnes filmées comme des sujets et non comme des objets que l’on mettrait devant la caméra tels des échantillons sous un microscope. L’absence de voix « off » est voulue : on ne raconte par une histoire, on montre comment des gens vivent. Le réalisateur ne vient pas avec une question fermée : êtes vous-malheureux ? Mais avec une question ouverte : que vivez-vous, comment le vivez-vous ?

En prenant le temps de faire connaissance avec Laetitia, Guy et les autres, de nouer avec eux une vraie relation humaine, voire amicale, Yves Dorme a pu nous en offrir un portrait juste et respectueux. Il montre ainsi une image réaliste de la pauvreté au quotidien, loin des idées-reçues, des caricatures et des portraits conçus pour choquer ou émouvoir, sans aller plus loin.

Ce film est en fait un outil d’éducation permanente : il a un vrai pouvoir de transformation sociale. Pour les témoins, les conversations avec le réalisateur ont au minimum « fait du bien », au mieux elles ont été thérapeutiques, révélatrices, « réalisatrices ». Accompagner le film, témoigner de projection en débat, a renforcé la confiance en soi de Guy, Genvièvre et Laetitia. Du côté des spectateurs, on l’a dit, le film a déclenché chez certains une prise de conscience de leur situation. Bien des personnes qui ont vu le film ont sans nul doute modifié leur regard sur la pauvreté et ceux qui la vivent. Le film a aussi ouvert les yeux à certains élus, « qui n’imaginaient pas qu’on puisse encore vivre comme ça », se souvient Geneviève, qui, on le voit dans le film, ne dédaigne pas les salons du Parlement fédéral. « Donc on a gagné », conclut-elle très justement.

Bien sûr, on ne peut pas demander à tous les médias de réaliser des reportages de cette trempe. Mais garder à l’esprit les enseignements que l’on peut tirer de cette belle aventure peut être précieux à l’heure de parler de la pauvreté et de ceux qui la vivent. Parce que l’image a un pouvoir, il est de la responsabilité de ceux qui la produisent d’en user pour ouvrir l’esprit des (télé)spectateurs plutôt que pour renforcer des clichés et des comportements condescendants.

Isabelle Franck
Analyse publiée en 03/15 par Vivre Ensemble Education

(1) Les citations d’Yves Dorme sont extraites de deux interviews : TVLux et Cinergie

(2) Voir la présentation des protagonistes dans les encadrés.

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